Fragmentation ou coopération : le débat aux Etats-Unis
Katia Buoro, Xavier Desjardins, 2012
Venu des Etats-Unis, un débat, déjà ancien, porte sur les échelles optimales de gouvernement métropolitain pour faire fonctionner des services publics au meilleur coût. Ce débat est né aux Etats-Unis, du fait de l’importance des dépenses publiques locales dans la fourniture de services, mais aussi de la possibilité qui est accordée aux collectivités locales, dans de nombreux Etats, de s’associer ou au contraire de se séparer. Ainsi un débat porte sur la question de savoir quel régime apporte le meilleur service dans une aire urbaine ? Est-ce une organisation territoriale fragmentée ou unitaire, c’est-à-dire un organisme fédérant les différents services publics locaux dit « Gargantua » en raison de sa taille et de son appétit ? Une deuxième dimension de la réflexion est verticale : peut-on considérer que le principe de subsidiarité (et donc de fédéralisme) doit gouverner toutes les décisions à toutes les échelles ? Est-ce « au plus près des gens » que les décisions doivent être prises ou existe-t-il des conflits de rationalité et d’échelle qui provoquent des tensions permanentes et donc qui ne permettent pas de considérer le principe de subsidiarité comme universellement et constamment applicable ? Ce débat a été particulièrement vif au cours des années 1950 et 1960.
Les arguments en faveur du choix public
Un article de Charles Tiebout de 1956 présente la théorie selon laquelle de nombreux gouvernements de petite taille peuvent, mieux qu’un vaste gouvernement, assurer à la fois équité et efficacité dans la gestion des services publics (Tiebout, 1956). Ce modèle peut être socialement juste et économiquement efficace. Ce modèle peut être socialement juste car, pour Tiebout, la société est d’abord caractérisée par la diversité de ses composantes, et donc par l’existence de groupes sociaux, de catégories, de classes, aux préférences et aux intérêts divergents. En conséquence, la meilleure solution n’est pas que des communautés très différentes, aux exigences parfois contradictoires, vivent ensemble, du moins à l’échelle locale. Il vaut donc mieux envisager le gouvernement local comme fragmenté de façon à ce que les autorités locales puissent répondre au mieux aux demandes et aux besoins de leur population.
Ce modèle apparaît également économiquement efficace puisqu’il fonctionne comme un quasi-marché. Autrement dit, il faut imaginer une aire urbaine composée d’un grand nombre de municipalités qui se comportent comme des entreprises et offrent chacune un « panier de services » spécifique. Ce panier de services correspond à un certain niveau de taxes locales. Ainsi, en théorie, chaque municipalité est en mesure de fournir un rapport « coût/avantages » spécifique. Les électeurs-consommateurs votent avec leurs pieds, autrement dit, recherchent la municipalité qui correspond le mieux à leur préférence et à leur budget. Ainsi, il convient que les municipalités soient nombreuses, et donc que les agglomérations soient le plus fragmentées possible pour satisfaire le plus grand nombre d’électeurs-consommateurs possible. Le tri social est le résultat du fonctionnement naturel des agglomérations et de la compétition entre les municipalités ; il est le produit du déplacement politique des ménages, à la recherche de la satisfaction maximale. Le tri social n’est pas considéré comme la marque d’une ségrégation dommageable, mais comme l’expression du choix des individus.
Tiebout reconnaît que ce modèle ne convient pas pour tous les biens publics, comme par exemple la défense. Il considère cependant qu’il fonctionne pour une grande variété de services, depuis l’éducation jusqu’à la collecte et le traitement des déchets. Tiebout démontre qu’il existe une taille optimale de chaque municipalité ; la taille optimale est atteinte lorsqu’un ménage supplémentaire coûte plus en prestations de service qu’il ne rapporte en taxe.
L’intérêt de ce modèle est qu’il établit un lien entre les préférences individuelles, l’organisation politique et la ségrégation sociale. Pour Tiebout, la ségrégation spatiale n’est pas une conséquence néfaste de l’organisation urbaine, il s’agit au contraire d’une forme d’optimum territorial ; la satisfaction des habitants s’accroît proportionnellement à la ségrégation.
Pour les tenants du modèle du choix public, le gouvernement fragmenté est socialement juste et économiquement efficace.
Les arguments en faveur du gouvernement intégré
Les arguments en faveur d’un gouvernement intégré découlent d’une critique de la fragmentation politique des aires urbaines. Pour les tenants du gouvernement intégré, il est urgent de planifier le territoire des grandes villes pour lui apporter de la cohérence en termes de politiques publiques et endiguer l’extension de la banlieue. Ils considèrent que la fragmentation institutionnelle est la principale source de ce qu’il appelle un chaos, ainsi que des duplications de services qu’ils observent un peu partout dans les villes car il n’y a pas de coordination ni de coopération entre les gouvernements locaux. La fragmentation politique conduit à l’incompétence : les petits gouvernements locaux n’ont pas les moyens de se doter de personnels qualifiés. Les responsabilités sont confuses dans un tel système du fait du nombre de collectivités. Enfin, ils accusent cette situation de favoriser la ségrégation territoriale. Les petites municipalités peuvent adopter des règlements d’urbanisme qui les protègent contre l’introduction de populations pauvres ou susceptibles de changer la valeur des biens immobiliers. Enfin, les ressources fiscales sont mal distribuées et profitent à ceux qui sont déjà individuellement riches ; inversement, les pauvres vivant dans les villes-centres ont accès à des ressources fiscales faibles par rapport à leurs besoins. Les municipalités riches ne participent pas à la satisfaction des besoins des plus pauvres et les résidents des riches municipalités de banlieue peuvent utiliser les services et les équipements de la ville-centre, sans prendre part aux coûts de fonctionnement ; les riches banlieusards peuvent alors être considérés comme des « passagers clandestins » (free-riders) Cela accentue l’exploitation fiscale de la ville-centre.
Un débat sur les valeurs
Qui a raison dans ce débat ? Du point de vue des coûts de gestion, nulle recherche n’a démontré la supériorité d’un modèle sur un autre en tout lieu et en tout temps. Si les auteurs s’accordent sur le principe que chaque communauté doit avoir son propre gouvernement, toute la question est de savoir ce qu’est une communauté. Pour les tenants d’un gouvernement intégré d’échelle métropolitaine, la population d’une même aire urbaine partage un ensemble d’intérêts communs qui la fondent en une seule communauté. Ce n’est que par le moyen d’un gouvernement consolidé ou intégré que l’on peut réussir à agréger les intérêts individuels. Les aires urbaines constituent chacune une seule communauté, fondée par des liens économiques et sociaux, mais elles sont artificiellement divisées du point de vue institutionnel. Les besoins collectifs d’une telle communauté ne peuvent être satisfaits par l’addition de multiples politiques locales ; ce type de situation institutionnelle conduit à de graves erreurs, voire au chaos. Le bien-être ne peut être atteint que par une structure de gouvernement unique avec un processus de décision intégré. Au contraire, pour les tenants de l’école du choix public, la communauté est avant tout une agrégation sélective d’individus. La démocratie ne peut exister réellement que dans les relations interpersonnelles et de face-à-face qu’autorise le gouvernement fragmenté.
Sources
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Christian Lefèvre, Gouverner les métropoles, LGDJ, Coll. Politiques locales, 2009, 115 p.
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Lyons W.E., Lowery, David, “Governmental Fragmentation versus Consolidation: Five Public-Choice Myths about How to Create Informed, Involved and Happy Citizens”, Public Administration Review, Vol. 49, n° 6, nov-déc 1989, pp. 553?543.
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Ostrom, Vincent, Bish, Robert, Ostrom, Elinor, Local Government in the United States, San Francisco, ICS Press, 1988.
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Tiebout, Charles « A Pure Theory of Local Expenditures », Journal of Political Economy, 1956, pp. 416?424.