Sécurité et sûreté de l’espace public

Quels liens entre urbanisme et sécurité des déplacements ?

Geneviève LAFERRERE, 2005

Conseil National des Transports (CNT)

Cette fiche a été sélectionnée et revue par Régis RIOUFOL, contributeur de la démarche « Une Voirie pour Tous » du CNT, coordonnée par Jean-Charles POUTCHY-TIXIER et Hubert PEIGNE.

Cette fiche regroupe trois synthèses de travail dont le thème est le lien entre la sécurité des déplacements et l’urbanisme. La première approche s’intéresse au rôle des acteurs de l’urbanisme dans la réduction des dysfonctionnements de l’espace public (accidents, insécurité, recherche de l’urbanité…). La seconde approche met en avant le lien entre la politique de la ville et la sécurité des espaces publics, tandis que la troisième synthèse traite des incivilités et de la délinquance sur la voie publique.

Le rapprochement des champs de l’urbanisme et des transports, introduit par la publication de la loi relative à la Solidarité et au Renouvellement Urbains (SRU), en décembre 2001, doit permettre de remédier aux dysfonctionnements causés dans les agglomérations par l’étalement urbain : pollution, gaspillage d’espace, allongement des distances et des temps de déplacement, accidents ne sont que quelques-uns des symptômes révélateurs de ces dysfonctionnements.

La prise en compte de la sécurité des déplacements au sein de ce diptyque urbanisme-déplacements relève également d’une approche récente et d’un constat d’échec : traiter l’insécurité des rues en ne prenant en compte que ce qui se passe sur la voie elle-même, en n’intervenant que de façon ponctuelle et curative, est inefficace à long terme ou déplace le problème quelques mètres plus loin.

Malgré l’état parfois embryonnaire des connaissances et l’insuffisance des travaux sur le lien entre l’urbanisme et la sécurité des déplacements, ce texte essaie de mettre en évidence la nécessaire implication des acteurs de l’urbanisme pour réduire le nombre de conflits dans la ville et leur gravité.

L’accident, symptôme d’un dysfonctionnement

Longtemps, l’accident a été seulement considéré comme un dysfonctionnement du système « homme – véhicule - environnement ». Cerner les relations entre ces trois composants permettait de comprendre, à une micro-échelle, le déroulement de l’accident afin d’élaborer des actions pour éviter sa répétition dans l’avenir.

Convenant bien à l’interurbain, cette analyse se révèle insuffisante dans la complexité du système urbain. C’est pourquoi l’INRETS (Institut National de Recherche sur les Transports et leur Sécurité) poursuit aujourd’hui des travaux de recherche sur les liens entre les phénomènes d’insécurité et l’environnement des voiries urbaines. Une meilleure connaissance de ces liens permettrait certainement d’en tenir compte au moment des choix de planification et de conception urbaine1.

A partir d’une approche plus territoriale, des travaux récents2 considèrent l’accident en milieu urbain comme l’interruption d’un déplacement et le resitue à une méso-échelle. « Les pratiques de déplacements sont conditionnées par la localisation des activités urbaines, tant dans les trajets que dans les choix de mode. On sait le lire dans les résultats d’enquête déplacements et on peut le lire sur le terrain : Les accidents apparaissent comme un élément de dysfonctionnement du système « cadre urbain - offre de voirie - demande de déplacements. Les problèmes de sécurité routière peuvent alors se traiter par l’intervention d’un large panel d’acteurs de l’aménagement : urbanistes pour la localisation des activités ; ingénieurs et architectes pour la localisation des transports publics, l’aménagement de l’espace public, l’exploitation et la gestion des carrefours. »

Le mouvement et l’établissement

« Voir la rue, quelles qu’en soient les dimensions et les innombrables variantes, voie restreinte ou vaste avenue, et penser la rue, c’est depuis toujours penser deux choses à la fois qui s’opposent et s’associent, les fait travailler ensemble. c’est d’abord une association fondatrice du mouvement et de l’établissement : le construit est circulé, le circulé est construit, source d’un grand nombre d’usages, mais aussi de leur équilibre instable ».3

Cette vision de l’espace public à la fois mouvement et séjour, introduite dès la fin du XIXème par CERDA, nous renvoie à une première difficulté. Pendant longtemps, urbanistes et ingénieurs ont entretenu des relations courtoises mais distantes. Alain BIEBER4, lui, n’hésite pas à parler de relations tendues : « La création du ministère de l’Équipement (1964) avait concrétisé la prise de pouvoir des ingénieurs sur l’urbain, champ de régulation dont l’importance croissait au fil des Trente Glorieuses. Les urbanistes n’avaient pas apprécié. »

Devant la complexité du phénomène urbain, tant au niveau des dynamiques spatiales que des pratiques sociales, tous les spécialistes s’accordent à penser qu’il faut aujourd’hui avoir une vision homogène de la ville et non une approche cloisonnée, segmentée dans un système où les uns suivraient l’accessibilité résidentielle tandis que d’autres s’occuperaient de leur côté de résoudre les problèmes liés à la mobilité quotidienne (et notamment les accidents). Aux uns les décisions d’urbanisme, aux autres les projets de transport et de voirie. Dans les textes de la loi SRU, ce temps est révolu. Il reste encore à le faire passer dans les mentalités et dans les organisations.

Spirale de mobilité et spirale d’insécurité

Les nouveaux outils de planification urbaine doivent permettre aux différents acteurs de construire ensemble un projet de territoire partagé, intégrant les différentes échelles (ville, quartier, logement) et associant les différents espaces de vie (centre et périphérie, urbain et rural). Le lien physique entre ces échelles et ces espaces sera toujours l’infrastructure. Pourtant, selon son gabarit, sa géométrie, son traitement paysager, elle rapprochera, elle reliera ou au contraire elle séparera, éloignera.

L’émergence des nouvelles formes d’urbanisation est totalement liée à l’hégémonie de l’automobile. Développer un réseau d’infrastructures rapide pour aller plus vite, plus loin, pour accéder à son emploi ou à son domicile, est un choix d’urbanisme qui a des impacts sur la localisation et la typologie des accidents. Ceux-ci se développent à l’interface entre réseau rapide et réseau urbain (entrée de ville) ainsi que sur les axes pénétrants. La spirale de la mobilité5 qui interfère sur les décisions d’urbanisme se conjugue aussi avec une spirale de l’insécurité : « Il est possible de lire l’accident comme le résultat d’un manque de cohérence entre le développement de l’urbanisation, celui des infrastructures et le traitement des voies, entraînant un décalage entre l’activité d’un conducteur et la situation effectivement rencontrée ».6

On pressent bien, dans ce contexte, que la vision de l’accident -ou du risque d’accident- comme symptôme de dysfonctionnement du seul système de transport est trop restrictive. Il y a une corrélation forte avec l’interface urbanisme et déplacement.

Partageons la rue

Slogan du club des villes cyclables, dès sa création en 1989, cet objectif fort louable est repris dans l’article 96 de la loi SRU7 : « Les PDU portent sur l’amélioration de la sécurité de tous les déplacements, notamment en définissant un partage équilibré de la voirie pour chacune des différentes catégories d’usagers ». Mais comment entendre ce mot « partage » ?

Comme le souligne également Jean-Loup GOURDON, l’espace public est un lieu d’usages et d’échanges multiples, ce qui en fait sa richesse mais augmente aussi les risques de conflits. Rechercher la sécurité des piétons et des cyclistes, c’est vouloir retrouver la vocation première de l’espace public : l’urbanité. Qui mieux qu’un architecte ou un urbaniste peut aujourd’hui mener ce travail de refondation urbaine et éviter que se généralisent partout une ségrégation des usages et une affectation des espaces ? La demande d’espaces dédiés est forte : pistes cyclables, cheminements piétons, couloirs bus. La loi SRU a tendance à l’encourager (article L 123-1 /6) : « Les PLU peuvent préciser le tracé et les caractéristiques des voies de circulation à conserver, à modifier ou à créer, y compris les rues ou sentiers piétonniers et les itinéraires cyclables, les voies et espaces réservés au transport public. ». Cela alors même que les statistiques d’accidents montrent que ces séparations augmentent les risques de conflits aux points d’échanges.

Là encore il est nécessaire de mettre en cohérence les objectifs et de faire travailler ensemble, en équipe autour d’un projet, tous les acteurs, chacun apportant sa connaissance, sa compétence.

Exprimer dans un PADD8 une vision globale et dynamique sur la ville oblige à utiliser en même temps une double focale : l’une pour la vision stratégique à long terme et l’autre proche des réalités et du vécu de ses habitants. L’une et l’autre sont profondément liés. Réduire l’insécurité est un thème fédérateur qui interpelle les deux niveaux. On sait améliorer techniquement les performances des véhicules pour obtenir moins de pollution, moins de bruit, moins de consommation énergétique ; on ne sait pas réduire l’insécurité sans réinterroger le fonctionnement de la ville.

Politique de la ville, sécurité et sûreté des espaces publics (Rédaction avril 2005)

La requalification des espaces publics est un élément clé de la réhabilitation de la ville et des lieux d’habitation. Requalifier les quartiers d’habitation par les espaces publics et leurs usages a toujours été le fer de lance de villes comme Barcelone, et ce de longue tradition.

Dans les Bouches du Rhône, bon nombre d’actions de ce type avaient été mises en œuvre au début des années 80 et avaient donné des résultats durables, publiés à l’époque sous forme de « fiches de cas » par le Service Technique de l’Urbanisme (STU).

Actions intégrées et sociologie de l’espace public

Un travail intégré regroupant ingénieurs, architectes, paysagistes et sociologues, ainsi que des représentants de la population, centré autour de problèmes de sécurité et de sûreté de l’espace public, est la plupart du temps la « clé d’entrée » pour assurer cohérence, subsidiarité et synergies avec la politique de la ville.

A titre d’exemple, lors d’une visite improvisée d’évaluation9 d’un quartier difficile de la conurbation marseillaise, où la très grande majorité des logements avait bénéficié de Prêts Locatifs Aidés Très Sociaux (PLA-TS), il avait été constaté que les espaces publics étaient agréables, parfaitement entretenus, propres et très bien appropriés par les habitants. Les plantations effectuées sur les espaces publics latéraux, en bordure de trottoir ou d’aires de jeux, étaient des rosiers parfaitement entretenus.

A l’issue de la visite, le paysagiste et le sociologue associés au projet avaient expliqué que pour l’ensemble des habitants, la rose était considérée comme une marque de respect. Si l’on avait planté d’autorité du romarin ou toute autre essence locale, « comme le demandent souvent les Parisiens ou les riches Anglais qui s’installent dans la région », cela aurait été considéré comme une marque d’irrespect dans cette banlieue aux portes de la garrigue, où ces plantes abondent, et l’espace public aurait été méprisé et saccagé au lieu d’être approprié et de contribuer à la fierté des habitants du quartier.

Plus généralement en France, et notamment dans des quartiers regroupant plus d’une cinquantaine de nationalités différentes parmi les habitants, ce sont les espaces publics étudiés et coproduits avec les habitants pour répondre à des dysfonctionnements, notamment au plan de la sécurité et de la sûreté, qui connaissent vraiment des succès durables.

Politique de la ville et prévention de la délinquance

Les fiches de cas « Politique de la ville et prévention de la délinquance » de la Délégation Interministérielle à la Ville10, évaluées dans la durée, montrent que ces actions réussies se construisent autour de processus permanents et suivis rassemblant de nombreux partenaires.

L’approche globale de prévention sur l’espace public de Vaulx-en-Velin est l’exemple type d’un processus continu mis en place depuis 1990 avec l’État, le Grand Lyon, la ville, la police nationale, la police municipale, les bailleurs sociaux, les éducateurs de prévention, le centre social, les écoles, les associations, les acteurs de terrain, les responsables de structures et les habitants.

Le système partenarial et mutualisé de médiation sur les espaces publics urbains appelé « Partenaires pour la ville » et mis en place en 1997 par la ville de Saint-Denis a comme partenaires la ville, le Ministère des Affaires Sociales, la RATP, la SNCF, EDF-GDF, la DIREN, l’Agence de l’Eau Seine-Normandie, Saint-Denis Habitat, la SCIC Habitat Ile de France, l’Université Paris VIII, l’Éducation Nationale, les bailleurs sociaux, l’AFPA.

Ces partenariats construits dans la durée constituent une des clés du succès de ces processus concernant, outre la ville elle-même, l’ensemble de ses espaces publics.

Sécurité et cohabitation sur la voie publique

Les approches globales sécurité-sûreté baptisées « Villes plus sûres » mobilisent en général un grand nombre de partenaires autour d’un objectif commun. Les exemples sont multiples en France.

Par exemple, le forum « Safer City » de Gloucester mobilise, en plus de la ville, la police, des magistrats, l’hôpital, les exploitants de bus, des groupes d’usagers, des personnes âgées, des personnes handicapées, des enfants, des moniteurs d’auto-école et les médias. On voit souvent, sur les exemples étrangers, des partenariats plus proches de l’ensemble des populations urbaines, incluant parfois des panels de citoyens pour favoriser l’appropriation collective.

Des journées d’échanges autour du thème « sécurité et cohabitation sur la voie publique » sont particulièrement mobilisatrices pour les décideurs et les praticiens, car elles touchent directement à leurs problèmes quotidiens.

Incivilités et délinquance sur la voie publique (Rédaction avril 2005)

Sécurité et sûreté dépendent généralement d’un bon équilibre entre la prévention, la dissuasion et la répression, équilibre qui se construit dans la durée.

A titre d’exemple concernant la sécurité routière, ce sont les actions menées dans ces trois domaines depuis une quinzaine d’années par le Conseil Général des Hauts-de-Seine qui font que ce département ne connaît plus aujourd’hui d’accidents mortels en zone urbaine.

Il est toutefois un domaine où cet équilibre entre prévention, dissuasion et répression fait défaut, c’est celui des incivilités et de la délinquance sur la voie publique. Paradoxalement, la « culture de résultats » imposée aux forces de police les a conduit à abandonner totalement l’enregistrement et la poursuite d’un certain nombre de délits de voie publique pour des questions d’efficacité. L’absence de « code de la rue » ne facilitant pas la poursuite facile et rapide de ce type de délinquance par des services de police souvent démunis de moyens.

1 Thierry BRENAC, Marine MILLOT, « Liens entre insécurité routière, voirie et environnement urbain », INRETS 2000

2 François PROCHASSON, « Les territoires de la rue », 2000

3 Jean-Loup GOURDON, « La rue, essai sur l’économie de la forme urbaine ».

4 « L’accès à la ville – les mobilités spatiales en question ».

5 Marc WIEL, « La transition urbaine », 1999

6 Dominique FLEURY, « Sécurité et urbanisme », INRETS, 1998

7 SRU : « Solidarité et Renouvellement Urbains » ; PDU : « Plan de Déplacements Urbains » ; PLU : Plan Local d’Urbanisme.

8 Plan d’Aménagement et de Développement Durable

9 Le terme « évaluation » est utilisé ici avec une notion de durabilité pour signifier que la visite portait sur des aménagements urbains bien intégrés et appropriés depuis plus de cinq ans.

10 Fiches consultables sur le site Internet de la DIV à l’adresse : Politique de la ville et prévention de la délinquance

Sources

Ce texte est extrait d’Une Voirie pour Tous – Sécurité et cohabitation sur la voie publique au-delà des conflits d’usage – Tome 2 : Exemples et Annexes au rapport du groupe de réflexion, Conseil National des Transports (CNT), 2005, publié par le CNT et La Documentation Française en juin 2005.

Une voirie pour tous - Tome 2- pages 133-138