Les incendies à Los Angeles : espaces publics et exposition aux risques

Ce qui est « naturel » chez les pauvres devient « d’origine criminelle » dans les quartiers aisés

2011

Le quartier de Westlake, endroit peuplé en majorité par des « Latinos », proche de downtown – le centre ville – est une fournaise. La rue est encombrée de familles nombreuses qui se promènent, d’enfants qui crient, de vendeurs de rue qui vendent leur marchandise à la criée, formant un chœur de voix humides de transpiration.

Une quarantaine de kilomètres plus loin, même période de l’année.

La côte de Malibu est bénie d’une fraîche brise venant de la mer. Des couples en tenues légères déambulent main dans la main sur la plage, dans les rues côtières, le long des promenades. Depuis les grands penthouses qui donnent directement sur le bord de mer s’élèvent des voix légères qui s’interpellent en français, anglais, ou dans d’autres langues occidentales. Parfois, assis sur le bord de leur piscine, ou se faisant bercer par l’hydromassage du jacuzzi, les riverains profitent de la fin du jour.

Ces deux lieux sont habités par deux groupes sociaux complètement différents ; d’ailleurs, les sons et images perçus, les scènes auxquelles on peut assister, sont aux antipodes. Pourtant, tous deux doivent faire face à un même problème, celui des incendies. Ce destin commun ne conduit pas aux mêmes conséquences : au contraire, les contrastes marqués de ces deux espaces sont révélés exactement par la tragédie des catastrophes.

Tout d’abord, il faut comprendre que les conditions de ces incendies sont complètement différentes : s’ils sont bien sûr dus dans les deux cas à la chaleur et à la sécheresse des périodes automnales, au centre ville, la négligence des propriétaires louant des logements insalubres ne fait que faciliter leur propagation rapide. La zone de Westlake est surpeuplée, du fait notamment de la présence importante d’immigrés. Ceux-ci, parfois en situation irrégulière et généralement dépourvus de toute protection sociale, sont bien souvent contraints de subir les conditions imposées par les propriétaires sans scrupules et payent un loyer extrêmement élevé pour des espaces de vie réduits à l’extrême et insalubres. Les propriétaires de ces immeubles, véritables « marchands de sommeil », peuvent ainsi louer des bâtiments qui ne sont pas aux normes, souvent sans se soucier de faire les travaux de rénovation, de réhabilitation, ou simplement de sécurisation nécessaires. Ils profitent du fait que les locataires n’ont guère d’autre choix : soit parce que leur présence est illégale et qu’ils ne peuvent donc fournir les documents nécessaires pour accéder à de meilleurs logements, soit du fait même qu’ils ne sont pas américains/blancs, ils ne peuvent qu’accepter ces logements.

La fréquence et la mortalité des incendies qui se développent dans ce quartier sont dus à l’entretien quasi inexistant des structures, qu’il s’agisse des installations électriques dangereuses ou de l’absence de sortie de secours ; ainsi, ces anciens bâtiments se révèlent être de véritables pièges. Leur dégradation est connue des autorités, qui cependant ne disposent pas des moyens financiers ni des ressources humaines pour en vérifier l’état et mettre en pratique de manière effective les éventuelles décisions prises. Si des articles de presse dénoncent ces conditions, ils associent souvent de manière causale la présence d’immigrés à ces incendies et à l’état de délabrement général : ainsi les victimes deviennent les bourreaux, et la situation reste immuable dans le temps.

La zone de Malibu est aussi régulièrement frappée par de nombreux incendies, car le quartier est exposé au Sant Ana, un vent chaud et sec venant du désert, parcourant les nombreux canyons qui se trouvent à proximité avec la force d’un ouragan. Une simple étincelle le long du parcours turbulent de ce vent suffit aux flammes pour être propagées sur une surface considérable à une vitesse impressionnante.

Ainsi, des milliers de kilomètres carrés de broussaille brûlent chaque année, détruisant souvent au passage des centaines de fermes. Depuis les phénomènes d’urbanisation massive de ces dernières années, les incendies ravagent aussi les maisons des quartiers plus chics de Los Angeles. D’importants moyens sont alors mobilisés pour sauver ces quartiers ; de nombreux pompiers se déplacent, avions et hélicoptères sont mobilisés. Puis des dispositifs de solidarité se mettent en place, comme l’aide à la reconstruction : les taxes pour la construction ou la reconstruction des logements sont supprimées et les propriétaires sont souvent indemnisés par l’Etat. Presque personne ne conteste le fait que ces maisons furent construites dans une zone aussi vulnérable aux incendies. Au contraire, la construction de nouveaux secteurs est facilitée, à la demande des propriétaires et pour le plus grand bonheur des lobbies d’entrepreneurs du bâtiment.

Après chaque incendie à Malibu, qui n’est rien d’autre qu’une conséquence naturelle du climat et de la morphologie de la région, une atmosphère de chasse aux sorcières se répand à Los Angeles. Les incendies de 1993 furent tout d’abord associés à des terroristes islamiques ; puis on raconta qu’ils furent provoqués par des Noirs qui auraient voulu se venger contre les riches propriétaires blancs dans la foulée des émeutes urbaines de la même année. Plus tard, un député annonça un projet de loi pour l’introduction de la peine de mort contre les éventuels pyromanes, et la presse locale commença une campagne où les feux furent décrits comme des actes parmi les plus féroces contre l’humanité. Ainsi, les incendies devinrent dans l’imaginaire commun des actes de « rebelles », « criminels », ou même « satanistes » qui veulent ruiner la société américaine. Par conséquent, des comités organisèrent des rondes de garde contre les pyromanes, tandis que d’autres demandèrent l’interdiction de l’accès public aux plages, toujours pour éviter la libre circulation des pyromanes. L’hystérie culmina lorsqu’une association de citoyens organisa une chasse à un oiseau le prenant pour l’une des causes des incendies.

Les quartiers autour de Malibu sont principalement résidentiels et pavillonnaires. Ils constituent l’un des lieux les plus attractifs et à la mode de toute la Californie ; ils sont d’ailleurs le lieu de résidence d’un grand nombre de célébrités. Cette zone exerce indéniablement une influence sur l’imaginaire collectif, et beaucoup de familles aisées ont souhaité, par le passé, s’y installer. On assista ainsi à une prolifération de petites maisons individuelles achetées et construites par la petite bourgeoisie fuyant le centre ville. Cette vague de construction a non seulement énormément contribué à l’augmentation des dommages provoqués par les incendies, mais a aussi rendu plus difficile la lutte contre ces calamités . De fait, aujourd’hui, les pompiers4 ne combattent plus le feu dans un espace ouvert, mais dans des espaces suburbains, étroits et encombrés par des maisons qui non4 seulement fournissent un nouveau combustible, mais risquent en plus de s’effondrer, mettant par là-même les soldats du feu en danger.

Le coût des incendies dans la zone de Malibu n’est pas comparable à ceux des incendies à Westlake. En effet, si dans le premier cas ce sont des penthouses qui brûlent, dans le deuxième cas il s’agit de bâtiments dégradés et surpeuplés, ce qui explique pourquoi le nombre de victimes est aussi plus important. Pourtant, les dispositions prises par les autorités de la ville de Los Angeles visant à résoudre les problèmes de la zone suburbaine et périphérique, plutôt que les problèmes chroniques du centre ville, pauvre et peu attractif. Ainsi que le suggère Mike Davis dans son ouvrage Ecology Of Fear, derrière ces politiques publiques se cachent les intérêts des groupes de pressions des classes moyennes supérieures, mais aussi et surtout les intérêts des promoteurs immobiliers. Si le centre ville ne constitue pas un espace particulièrement convoité par les acheteurs les plus à l’aise financièrement – encore une fois les classes moyennes supérieures – la zone de Malibu est exactement l’opposé : un rêve pour les classes moyennes américaines. De plus, chaque incendie engendre non seulement des reconstructions mais aussi de nouvelles constructions, notamment en raison de la subdivision des zones en parcelles plus petites, qui a parfois lieu. Chaque nouvelle construction sera bien sûr elle aussi exposée au feu, et donc susceptible d’être reconstruite dans le durée. Il n’est pas nécessaire d’être en expert en questions économiques et commerciales pour comprendre le 4potentiel de gains constitué par ce cercle vicieux.

Les questions posées par l’exemple des incendies en Californie sont de deux sortes. Tout d’abord, jusqu’à quel point peut-on tolérer l’intrusion d’intérêts particuliers dans la gestion des affaires publiques, surtout dans le cas de l’urbanisme et de la construction ? Evidemment, d’un point de vue théorique et académique français, on aurait tendance à répondre que l’on ne peut abandonner la destinée des espaces de vie à des intérêts privés de type économique ou spéculatif. Toutefois cette idée est souvent contredite dans la pratique, car les logiques concrètes de l’administration se basent aussi sur des relations et des rapports monétaires. Souvent, le planificateur ou les politiciens ont des contraintes de type financier qu’ils doivent résoudre en négociant avec ces groupes d’intérêts. D’un côté les principes de citoyenneté voudraient l’accès et l’utilisation universels des bien publics, ou du moins par le plus grand nombre d’individus possible. De l’autre les logiques de marché ont leur intérêt propre, souvent divergent de l’intérêt public, mais leur pouvoir d’investissement est crucial dans le développement de la ville. Selon quelles règles peut-on accepter des compromis avec ces instances privées et économiques ? Dans certains cas, les initiatives privées deviennent l’instrument à travers lequel le public se donne des conditions financières pour achever sa mission. Toutefois, c’est une convergence de perspectives et d’intérêts dont l’équilibre est toujours très précaire, non seulement en raison des possibilités de pression, voire de corruption des fonctionnaires, mais aussi pour les ambitions des entreprises privées. Cette question n’a pas de réponse univoque ni unilatérale : dans certaines conditions, l’apport du privé est intrinsèquement mauvais, tandis que dans d’autres il peut améliorer la situation. Il est important de souligner ici la nécessité d’affronter ces questions avec une attention et une conscience des plus clairvoyantes ; il faut savoir tirer les enseignements des situations telles que celles rencontrées en Californie, où des désastres naturels sont en quelque sorte « encouragés » par des intérêts marchands.

Par la suite, il est important de souligner l’impact de l’imaginaire ou de la représentation d’un certain lieu ou d’une dynamique sur le processus de décision politique. La possibilité de lobbying de la part des groupes immobiliers à Malibu est soutenue par l’idée commune selon laquelle les incendies dans les parties « riches » étaient artificiels, c’est-à-dire criminels, et ceux dans le centre ville pauvre, naturels. En ce sens, les citadins ont appuyé la demande des pouvoirs économiques de construire dans ces espaces à risques, en oubliant les espaces les plus pauvres, considérés comme étant sans espoir. Les catastrophes dues à la pauvreté et à l’exploitation par les « marchands de sommeil » ont été confondues avec la catastrophe naturelle ; perçues comme immuables, elles n’ont pas fait l’objet d’interventions publiques. Parce que les clivages économiques et raciaux aux Etats-Unis sont pensés comme étant naturels, l’administration publique s’intéresse aux incendies des zones riches, au détriment de ceux du centre ville.

Les imaginaires sociaux ont été orientés par l’action de certaines entreprises, soit dans la construction soit dans leur action de lobbying envers le public. Ainsi les politiques publiques se sont orientées vers la protection ou la sauvegarde de certains espaces plutôt que d’autres, ce qui apparaît justifié selon ces imaginaires : certains espaces stigmatisés comme “naturellement pervers” sont laissés à eux-mêmes, alors que d’autres, naturellement exposés au risque mais considérés comme espaces « à la mode » ou « de bonne réputation » sont protégés. Il s’ensuit que la première étape pour pouvoir corriger ces inégalités est le dépassement de ces imaginaires. Pour cette raison, il est autant important de réfléchir sur les espaces « autres », ou qui nous apparaissent comme tels dans le sens commun : cette image de « dangerosité », ou de « dégradation », ou de « naturelle exposition aux risques » peut constituer le noyau pour la légitimation des discriminations et des inégalités sociales.

Sources

  • DAVIS, M. (1998). Ecology of fear. New York : Vintage Books.