Se réapproprier le droit pour retrouver une prise sur l’usage du foncier
Quentin HECQUET, 2014
Cet article fait partie de l’ouvrage La terre est à nous ! Pour la fonction sociale du logement et du foncier, résistances et alternatives, Passerelle, Ritimo/Aitec/Citego, mars 2014.
Para descargar: pass10_la_terre_est_a_nous.pdf (4,1 MiB)
Cet article s’appuie sur l’exemple du foncier en milieu rural en France. Mais l’idée qu’il défend est largement transposable au monde urbain, et à d’autres objets, n’importe où : le droit est un terrain efficace de l’action de transformation sociale, à condition qu’il soit directement et quotidiennement investi par les populations.
Le foncier, le droit, les droits
La ressource foncière est l’objet de concurrences sur son usage et pour son accès, y compris entre ses fonctions sociales fondamentales que sont l’alimentation et le logement. Elle est le théâtre d’un affrontement permanent entre intérêt général et intérêt particulier. Lorsqu’on constate des déséquilibres entre les usages du foncier et des inégalités entre personnes pour l’accès au foncier, on se pose immédiatement la question des moyens pour rétablir, réguler, garantir, etc. On pense à la consécration d’un droit à l’alimentation et d’un droit au logement qui s’opposeraient aux excès du droit de propriété et de la liberté d’entreprendre.
Il est légitime et nécessaire d’œuvrer à la création de droit pour répondre à des enjeux nouveaux, d’agir pour l’acquisition de nouveaux droits en faveur des populations, notamment les plus démunies. Mais il est essentiel au préalable de prendre en compte le droit existant, évaluer le niveau d’accès des personnes aux droits acquis. Parce qu’il ne suffit pas qu’un droit existe pour qu’il soit effectif dans la réalité sociale : il faut qu’il soit adapté, connu et utilisé.
Si on regarde le droit français s’appliquant au foncier, on verra qu’il existe déjà de nombreuses dispositions législatives et réglementaires dans le but d’une part, d’équilibrer et de planifier les différents usages du foncier, et d’autre part, de donner la priorité à la fonction productive des terres agricoles. Les mécanismes juridiques sont divers mais souvent ils consistent à limiter la liberté de choix du propriétaire quant à la destination et l’usage de son bien. Pour s’en convaincre, listons quelques exemples.
Le code de l’urbanisme, complété par les documents d’urbanisme (schémas de cohérence territoriale, plans locaux d’urbanisme, etc.), permettent aux collectivités locales de définir les zones de leur territoire qui sont constructibles ou non, et quels types de constructions sont autorisés. Pour des projets d’intérêt général ou d’utilité publique, les personnes morales de droit public disposent de droits de préemption ou de procédures d’expropriation. Les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) ont une mission publique d’intervention sur le marché du foncier rural pour, entre autres, lutter contre la spéculation, installer et conforter des exploitations agricoles, notamment grâce à un droit de préemption.
Dans le code rural et de la pêche maritime, le statut du fermage encadre par des dispositions d’ordre public les locations de biens agricoles, dans le but de sécuriser et pérenniser les fermes : durée du bail de neuf ans minimum, encadrement du prix du loyer, renouvellement automatique, cession du bail au conjoint ou au descendant, droit de préemption du fermier, indemnisation des améliorations réalisées, cadrage strict des motifs permettant au propriétaire de reprendre le bien, etc. Le droit de préemption du fermier peut s’accompagner d’une action en révision du prix auprès du tribunal. Quant à la SAFER, elle peut elle-même fixer le prix au moment de la préemption. La réglementation du contrôle des structures subordonne certaines opérations d’agrandissement, de réunion ou d’installation d’exploitation à des autorisations administratives dans le but de répartir les surfaces cultivées entre agriculteurs. La procédure des terres incultes ouvre la possibilité de forcer un propriétaire à exploiter ou faire exploiter des parcelles à vocation agricole. Il existe aussi des outils concernant les logements vacants et les immeubles abandonnés.
Malgré toutes ces dispositions et bien d’autres, on observe une aggravation du rythme d’artificialisation des terres agricoles, une grande difficulté d’accès au foncier pour les nouvelles fermes, une concentration du foncier dans les exploitations déjà les plus grandes, une augmentation du prix des terres agricoles et du bâti rural, des résiliations ou non-renouvellements de baux ruraux s’accompagnant d’une soustraction à l’usage agricole du bien repris, des parcelles sous-exploitées, de nombreux logements vides. Il apparaît donc que les populations qui en ont le plus besoin ne se servent pas suffisamment des droits qui sont en leur faveur. Alors même qu’ils ont été souvent obtenus par des revendications et mobilisations de terrain.
De la nécessité d’une approche alternative du droit
Le constat de l’ineffectivité de droits existants nous amène à réfléchir aux conditions de l’exercice du droit. Dans nos sociétés modernes, l’élaboration des lois est déléguée au pouvoir législatif, l’interprétation des normes et leur application sont déléguées au pouvoir judiciaire, la défense des parties est souvent confiée aux avocats. Il apparaît nécessaire de remettre en cause cette relation trop lointaine entre les personnes et le droit, qui s’impose pourtant à elles à chaque instant de la vie et qui constitue l’ensemble des règles régissant la vie de la société.
Le droit est l’affaire de tous et il fait partie de la vie quotidienne : c’est sur cette vision concrète du droit que l’association Comité d’action juridique (CAJ) fonde sa démarche pour l’accès au droit en milieu rural. Son action principale est de proposer aux ruraux un appui juridique participatif et collectif. Sa méthode de travail repose à la fois sur des pratiques de solidarité et sur la participation des individus à la résolution de leurs propres problèmes juridiques. Il ne perçoit pas le droit comme une discipline abstraite pratiquée seulement par des spécialistes en des lieux aux accès limités. Les éléments de droit sont mis en perspective avec les faits concrets auxquels ils s’appliquent, et relativisés en fonction du contexte social, humain, familial, économique, professionnel, relationnel. Le CAJ cherche ainsi à lever les freins à l’accès au droit et au juge, à insuffler de la réalité dans les textes, à redonner de l’autonomie aux personnes.
Ces méthodes s’inspirent de celles des boutiques de droit ayant vu le jour en milieu urbain dans les années 1970. En milieu rural, elles étaient pratiquées par l’Association des Fermiers Drômois (AFD), qui aujourd’hui s’est fondue dans le CAJ de la Drôme. Au plus fort de l’activité de l’AFD, de 1976 à 1981, devant les cinq tribunaux de la Drôme compétents en matière de conflit entre propriétaires et fermiers-métayers, ces derniers sont le plus souvent défendus par des délégués de l’AFD et gagnent leur procès dans 70 à 90 % des cas. Ailleurs, où ce travail n’a pas été développé, les fermiers et métayers sont en général défendus par des avocats et perdent leur procès dans les mêmes proportions.
Le CAJ : problèmes fonciers et méthode d’action
Créé en 2006 par des paysans, le CAJ traite presque exclusivement de situations liées à l’agriculture, dont près des deux tiers concernent le foncier. Les problèmes de baux ruraux sont largement représentés, viennent ensuite les décisions d’urbanisme et de permis de construire, les chemins, les servitudes, le contrôle des structures, l’action des SAFER.
Lorsqu’une personne contacte l’association, elle est mise en relation avec un bénévole qui organise une première rencontre avec tout ou partie de l’équipe. Ce premier temps entre ruraux confère dès le départ un caractère humain au soutien juridique, une proximité sociale et géographique. Après cette première rencontre, des éléments complémentaires sont rassemblés pour mieux connaître la situation : documents, observations de terrain, rencontres avec le voisinage, entrevues avec l’autre partie en cas de conflit. Le CAJ décide de soutenir la personne si la demande lui paraît légitime et si le demandeur s’accorde avec l’équipe sur l’issue à rechercher. Celui-ci adhère alors à l’association. Dans les cas de conflits ou de litiges, le CAJ fait systématiquement une tentative de résolution amiable.
Les bénévoles de l’association ont reçu une formation de base et, la pratique aidant, ils sont capables d’apporter eux-mêmes des éléments de droit. Au besoin, ils font appel aux juristes salariés du CAJ régional pour les préciser. Si un rendez-vous avec le juriste est organisé, plusieurs bénévoles du CAJ sont présents. On instaure alors des échanges triangulaires et équilibrés entre la personne soutenue, les bénévoles et le juriste. Ainsi, la personne ne confie pas son problème au seul juriste, mais participe activement à sa résolution.
La démarche d’appropriation ne s’arrête pas à la porte du tribunal. Si la stratégie juridique est préparée avec le juriste et si, en cas de procédure, c’est lui qui rédige les documents judiciaires (saisines, conclusions, etc.), l’intervention devant le tribunal n’est déléguée ni au juriste du CAJ ni à un avocat. Devant les juridictions qui le permettent, c’est un membre du CAJ qui assiste la personne, jouant, à sa manière, le rôle d’avocat. Devant les tribunaux où l’avocat est obligatoire, le CAJ fait appel à l’un de ceux qui acceptent de collaborer à la méthode de travail du CAJ et à la stratégie définie avec le demandeur. Sur les problématiques foncières, le CAJ assiste des personnes devant le Tribunal paritaire des baux ruraux et la Cour d’appel. Il accompagne des personnes, sans pouvoir les assister, devant le Tribunal administratif et, plus rarement, devant le Tribunal d’instance et Tribunal de grande instance.
De l’individu au collectif, du juridique au politique
Après un rendez-vous avec le CAJ de l’Isère lui permettant de connaître ses droits et de se sentir soutenu, un fermier réussit seul à obtenir de son bailleur, et à l’amiable, une révision du prix du fermage. Dans la Drôme, contrainte de saisir le tribunal d’une préemption avec révision du prix sur la ferme qu’elle loue, une paysanne prend conscience de ses droits, amène le propriétaire à renoncer à la vente et décide ensuite de s’impliquer au CAJ. Ces deux exemples montrent qu’au-delà de la résolution de situations individuelles, les pratiques populaires du droit ont un impact plus large. Les personnes reprennent confiance dans leur capacité à agir et s’organiser collectivement. Ne pas individualiser les problèmes permet d’en identifier les éventuelles causes politiques. L’appropriation du droit par les populations leur permet de contribuer à son évolution, en produisant de la jurisprudence, en proposant des modifications des textes, en pesant sur leur application et leur interprétation. Les rapports de force au sein de la société s’en trouvent modifiés. Le droit n’est donc pas neutre, il a un contenu politique. Il peut renforcer ou maintenir certaines dominations, mais il peut aussi servir d’instrument pour des changements.
Referencias
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Site du Comité d’action juridique Rhône-Alpes (CAJ) : www.comite-action-juridique.fr
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Le droit, terrain de luttes et de solidarités, Campagnes solidaires n°195, avril 2005. (disponible en téléchargement)
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Quand le droit fait l’école buissonnière, Patricia Huyghebaert et Boris Martin, Ed. Descartes & Cie, 2002
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Aux confins du droit, Norbert Rouland, Ed. Odile Jacob, 1991
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Pratiques citoyennes de droit 2010, Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris, UMR de droit comparé - Paris I, Ed. Karthala, Cahiers d’anthropologie du droit, 2011
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Le droit et le service public au miroir de l’anthropologie, Michel Alliot, Ed. Karthala, 2003