Milieu. Environnement, paysage, patrimoine
Francis Beaucire , Xavier Desjardins , December 2014
La notion de milieu n’est pas familière des approches sociologiques ou économiques du fait urbain et de l’urbanisme. En revanche, elle trouve sa place en géographie et en architecture, une place directe en architecture à travers les considérations sur l’habitat dans ses relations avec le climat, le relief et la nature des sols ; une place plus indirecte en géographie urbaine, car la notion y est venue par transfert de la géographie rurale et, encore plus en amont, de la géographie physique, de la géographie régionale et de l’écologie. Le « milieu » des géographes et des écologues a d’abord été naturel, avant d’entrer en ville par l’intermédiaire de l’environnement, de l’écologie urbaine puis du développement urbain durable. Et c’est par le climat urbain que la notion de milieu s’est insinuée dans le champ de la recherche urbaine.
La notion de milieu conduit à celle d’environnement, filiation somme toute banale, mais elle conduit aussi, d’une façon moins évidente, à celle de paysage. Le paysage est une construction en grande partie sociale, différente de celle de milieu, qui est ancrée dans une démarche objective ou du moins mesurable. De ce fait, le paysage est souvent « patrimonialisé », dans la mesure où l’adhésion collective à un ensemble de formes perçues dans un registre culturel entraîne sa protection et sa mise en valeur. En milieu urbain, le paysage est largement minéralisé, et c’est par le biais du patrimoine architectural, ponctuel ou composé d’ensembles, qu’il est en quelque sorte placé sous protection et réhabilité.
Ce qui ressort de la combinaison du paysage et du patrimoine, c’est probablement l’ambiance urbaine, qui incorpore une somme de vécus individuels, certes subjectifs un à un, mais composant une représentation finalement collective. L’ambiance urbaine fait le lien avec une autre grappe de notions, regroupant celles d’attractivité et même d’intensité : lorsque des urbanistes proposent la dénomination de lieux intenses, ils associent aux attributs habituels de la centralité, mesurable par la densité et la diversité, une dimension culturelle et mémorielle. Peut-être serait-il alors approprié de parler de « hauts-lieux » urbains.
Ce que disent les auteurs sur la notion de milieu Max Sorre
Géographe relativement oublié aujourd’hui, il livre en 1952 dans ce tome 3 de cette somme que sont Les fondements de la géographie humaine, une réflexion sur l’interaction entre les hommes et le milieu. Ses réflexions sur la ville comme « milieu » sont relativement innovantes : dériveront de ces analyses à la fois une « sociologie urbaine » qui s’intéresse aux effets des villes, des quartiers, sur l’épanouissement des individus et … une analyse en termes de « développement durable » qui réinterroge la relation entre les hommes et le milieu.
« Ces organismes démesurés représentent pour les hommes qui y vivent une ambiance particulière, au sens que les biologistes donnent à ce terme. Ils réalisent un ensemble de conditions physiques et de conditions sociales de nature à influer sur le développement de l’individu. Robert Peel parlait d’une nouvelle race d’hommes qui se forge dans les métropoles industrielles. Il faut essayer de voir dans quelle mesure cette appréciation inspirée à l’homme d’Etat par l’Angleterre de son temps se vérifie. Et pour cela analyser les caractères complexes de ce milieu, rechercher les réactions, les moyens d’adaptation de l’homme, c’est-à-dire esquisser les traits d’une écologie urbaine (…)
Le cultivateur vit sous la domination de forces impersonnelles, qui, longtemps, ont paru inexorables. L’homme des villes, commerçant, ouvrier d’industrie, leur échappe. Mais en revanche, il est fortement encadré dans des groupes sociaux qui résident le champ de sa spontanéité. Le métier, plus encore de nos jours la classe que le métier, ailleurs la caste, lui composent un milieu social à l’intérieur duquel il se meut. Ce déterminisme social s’exerce très tôt. Il faut avoir participé à une œuvre éducative, peut-être avoir soi-même grandi dans un faubourg industriel pour savoir de quel poids pèse, sur la formation du petit citadin, l’action de ces milieux : la Rue, la Cour du grand immeuble d’habitation collective. Dans ces cadres s’organisent spontanément des sociétés enfantines en marge de la grande société, parfois contre elle, avec leurs initiations, leurs lois, leurs interdits. Cela augmente les difficultés d’une écologie urbaine générale : il y a des écologies urbaines, comme il y a des genres de vie propres à chaque groupe, comme il y a des niveaux de vie. Et l’écart entre les classes sociales peut être considérable. »
Max Sorre, Les fondements de la géographie humaine , tome 3, 1952, pages 379 et 392.
Charles Baudelaire
L’interrogation sur les effets du milieu métropolitain sur la psychologie apparaît avec l’ère des métropoles. Baudelaire est une figure incontournable de cette réflexion sur les foules et le milieu urbain, comme le rappellera Benjamin.
« Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage.
Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée.
Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant ; et si de certaines places paraissent lui être fermées, c’est qu’à ses yeux elles ne valent pas la peine d’être visitées.
Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l’égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque. Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente.
Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l’âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l’imprévu qui se montre, à l’inconnu qui passe.
Il est bon d’apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce que pour humilier un instant leur sot orgueil, qu’il est des bonheurs supérieurs au leur, plus vastes et plus raffinés. Les fondateurs de colonies, les pasteurs de peuples, les prêtres missionnaires exilés au bout du monde, connaissent sans doute quelque chose de ces mystérieuses ivresses ; et, au sein de la vaste famille que leur génie s’est faite, ils doivent rire quelquefois de ceux qui les plaignent pour leur fortune si agitée et pour leur vie si chaste.»
Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris , XII, 1869
Georg Simmel
Georg Simmel, sociologue allemand, prolonge presque directement ces réflexions sur l’effet du milieu urbain. Une réflexion publiée en 1903 et qui inspirera de très nombreux sociologues.
« [La métropole] accorde effectivement à l’individu une liberté personnelle d’une espèce et d’une quantité dont il n’y a pas du tout d’analogue dans les autres rapports sociaux […]. Parmi les stades de formations sociales qui prennent forme tant dans l’histoire que dans le présent, le premier qu’on trouve est le suivant : un cercle relativement petit, qui a des barrières fortes à l’égard des cercles voisins, étrangers ou antagonistes en quelque façon, mais qui, dans ce but, est d’autant plus étroitement fermé sur lui-même et n’accorde à chacun de ses membres qu’un espace restreint pour déployer ses qualités originales, et ses mouvements libres et responsables. C’est ainsi que commencent les groupes politiques et familiaux, les partis, les confréries religieuses ; pour subsister les associations toutes récentes doivent poser des frontières fermées et une unité centripète, et ne peuvent donc donner aucune liberté ni aucune singularité au développement interne et externe de l’individu (…)
Dans la mesure où le groupe croît – que ce soit en nombre, dans l’espace, en importance ou en substance – son unité intérieure originelle se relâche, la rigidité première dans la limitation des influences s’atténue pour laisser place à des interactions, des connexions ; et, parallèlement, l’individu acquiert une liberté de mouvement qui dépasse de loin la première et jalouse limite ; […]. La vie des petites villes […] imposait à l’individu des limites dans ses déplacements et ses relations avec l’extérieur, dans son autonomie et dans son originalité intérieure que l’homme moderne trouverait irrespirable. Aujourd’hui encore, l’habitant des grandes villes, transplanté dans une petite ville, éprouve un sentiment d’enfermement analogue. Plus le cercle qui constitue son environnement est petit, plus les limites qui constituent nos relations sont étroites, et plus ce cercle veille anxieusement sur les productions, le style de vie, la mentalité de l’individu, car alors une différence quantitative et qualitative ferait d’autant plus facilement éclater le cadre d’ensemble (…)
Ce n’est de toute évidence que le revers de cette liberté lorsqu’on ne se sent nulle part aussi solitaire et aussi abandonné que dans la cohue des grandes villes. Car, généralement, il n’est nullement nécessaire que la liberté de l’homme se reflète dans sa vie affective sous forme de bonheur.»
Sur l’effet des masses :
« L’attitude d’esprit des habitants des grandes villes les uns à l’égard des autres pourra bien être désignée d’un point de vue formel comme un caractère réservé. Si la rencontre extérieure et continuelle d’un nombre incalculable d’êtres humains devait entraîner autant de réactions intérieures que dans la petite ville, où l’on connaît chaque personne rencontrée et où l’on a un rapport positif à chacun, on s’atomiserait complètement intérieurement et on tomberait dans une constitution de l’âme tout à fait inimaginable […]. Et nous sommes préservés de ces deux types de danger liés à la grande ville par l’antipathie, antagonisme latent et phase préliminaire de l’antagonisme de fait ; elle produit les distances et les éloignements sans lesquels nous ne pourrions tout bonnement pas mener ce genre de vie. »
Georg Simmel, « Les grandes villes et la vie de l’esprit », 1903, publié dans Philosophie de la modernité , Payot, Paris, 1989, pages 241 à 245.
Gilles Clément
Gilles Clément, paysagiste et jardinier, livre une réflexion originale sur le milieu et l’écologie.
« En soi l’écologie constitue un avènement. Destinée à situer les êtres vivants dans leur habitat et à les comprendre au travers des relations qui les lient les uns aux autres, cette science est avant tout un choc culturel, un constat par lequel l’ensemble des êtres vivants se trouvent enchaînés dans un système complexe incluant l’humanité, l’air, l’eau, les roches et l’invisible champ des énergies, chaque élément ayant une incidence sur toutes les autres dans un espace fini : la planète.
L’analyse écologique nous amène à situer l’homme en position d’équivalence biologique avec les autres êtres de nature, c’est-à-dire en position d’égalité quant à la dépendance face à l’écosystème planétaire, quelle que soit l’apparente supériorité de l’emprise humaine sur le territoire. Contrairement à ce que véhiculent les mythes et les croyances, le voici en situation d’immersion et non de dominance. […] nous sommes loin des positions avantageuses où l’humanité perchée sur un piédestal regarde l’environnement avec calcul et condescendance ; la voici nageant dans le bain commun de la planète, une eau partagée, bue, transpirée, digérée, évaporée et redistribuée maintes et maintes fois au cours des temps, toujours la même sous des formes toujours nouvelles mais en quantité comptée ; tel est le milieu ambiant. »
Gilles Clément, Jardins, paysages et génie naturel, Leçons inaugurales du Collège de France, 2012, pages 29-31.
Augustin Berque
Dans l’extrait suivant, Augustin Berque, géographe et philosophe, offre une réflexion sur la construction sociale et culturelle du paysage.
« Quelques doutes quant au paysage me sont venus lorsque, jeune chercheur, je préparais une thèse sur la colonisation de Hokkaido, la grande île du nord du Japon. Une première incursion m’y avait poussé vers le détroit de La Pérouse (Soya en japonais). Dans ces régions, trop fraîches l’été, la culture du riz n’est pas possible ; aussi les campagnes y sont-elles spécialisées dans l’élevage laitier. Quand on descend la vallée du Teshio vers le nord, les rizières se raréfient et finissent pas disparaître. Ce ne sont plus que champs de luzerne, de betterave ou de maïs, avec de belles vaches Holstein égaillées dans les prés. Un paysage bucolique, dirions-nous. Mais qu’écrivait le petit guide que j’avais à la main ? Qu’à partir d’un tel endroit « on ne voit plus de rizières, et le paysage devient mélancolique…
Mélancoliques, ces riantes perspectives (dirions-nous) ?
Il m’a fallu vivre dans cette île et étudier son histoire pour le comprendre : un paysage amène, un paysage où l’on se sent bien, pour un Japonais, c’est un paysage avec des rizières. En Hokkaido, le riz est nécessaire à la vie belle. Quand débuta la colonisation, imbue des avis de l’agronome Horace Capron, l’Administration avait bien interdit de cultiver du riz aux soldats-colons (les tondenhei, fer de lance du défrichement). Faites du blé, de l’élevage et de la pomme de terre ! Comme en Nouvelle-Angleterre (…).
Le Japon m’a réservé d’autres enseignements. Par exemple, cette expression – lue dans une récente enquête sociologique – d’un paysan à propos du ruisseau voisin : « Il est devenu beau, depuis qu’on l’a bétonné ». Pas d’ambigüité possible dans le mot employé, utsukushii, cela veut dire « beau ». Et sans ironie… Ebahissement des enquêteurs (il faut dire qu’au Japon l’on ne bétonne pas de main morte : sanmenbari, calibrer les rivières aux « trois plans », c’est les transformer en deux murs et un fond de ciment armé). Eux pensaient que le sanmenbari, ce n’était pas beau … Mais pour l’habitant, ce qui était beau, c’était de n’avoir plus à faucarder les rives, aux méandres capricieux, de l’ancien ruisseau … Net et propre il était devenu, et pourquoi pas beau ? […]
Par cette petite prosopopée […] je résume des dizaines d’altercations que j’ai eues, depuis mes premières histoires de rizières, au sujet du sentiment de la nature et de la notion de paysage. Les gens (y compris des historiens de l’art, des ethnologues, des philosophes, et d’autres connaisseurs de la chose culturelle) croient volontiers que tout être humain jouit de la beauté des paysages et que la nature en elle-même ne peut qu’être belle. Je le croyais moi-même autrefois – avant de comprendre, petit à petit, que penser ainsi n’est que projeter sur autrui nos propres façons de voir.»
Augustin Berque, « Douter du paysage », Augustin Berque, (dir.), Cinq propositions pour une théorie du paysage , Champ Vallon, Seyssel, 1994, pages 13 à 15.
Alois Riegl
Alois Riegl, un des premiers théoriciens du patrimoine, interroge la manière dont se crée le patrimoine dans un texte de 1903.
« Est-ce vraiment leur seule valeur historique que nous apprécions dans les monuments de l’art ? S’il en était ainsi, toutes les œuvres d’art du passé, ou au moins toutes les périodes de l’histoire de l’art, devraient jouir à nos yeux d’une égale valeur et n’acquérir une plus-value relative que grâce à leur rareté ou à une ancienneté supérieure. En réalité, nous préférons parfois des œuvres récentes à d’autres plus anciennes, par exemple un Tiepolo du XVIIIe siècle aux maniéristes du XVIe. Outre l’intérêt historique des œuvres d’art anciennes, il doit donc exister un autre élément, inhérent à leur spécificité artistique, et tenant à leur conception, à leur forme et à leur couleur. A côté de la valeur pour l’histoire de l’art que possèdent à nos yeux toutes les œuvres d’art (monuments) anciennes, sans exception, il existe manifestement une valeur purement artistique, indépendante de la place qu’occupe l’œuvre d’art dans le développement de l’histoire. (…).
C’est seulement vers le début du XXe siècle que l’on a pu se résoudre à tirer les conséquences nécessaires de l’idée de développement historique, et à tenir toute la création artistique du passé pour irrémédiablement révolue, et donc entièrement dépourvue de toute autorité canonique. Si néanmoins nous ne goûtons pas seulement les œuvres d’art modernes, mais si nous admirons aussi la conception, les formes et les couleurs d’œuvres anciennes, qu’il nous arrive même de préférer aux modernes, ce fait pourrait s’expliquer (indépendamment du facteur esthétique toujours présent dans l’intérêt historique) ainsi : même partiellement, certaines œuvres d’art anciennes répondent au « vouloir artistique moderne » et c’est précisément parce qu’ils contrastent avec un fond demeuré pour nous discordant que ces éléments accordés à la sensibilité moderne agissent aussi puissamment sur le spectateur. Jamais une œuvre moderne, à laquelle ce font fait nécessairement défaut, ne pourra exercer un tel pouvoir. Selon les conceptions modernes, il n’existe par conséquent pas de valeur d’art absolue, mais uniquement une valeur d’art relative, actuelle.
C’est une condition préliminaire essentielle de notre tâche que de saisir clairement cette différence dans la conception de la valeur artistique, parce que les principes directeurs de la politique de conservation des moments historiques en dépendent intégralement. S’il n’exista pas de valeur d’art éternelle, mais seulement une valeur relative, moderne, alors la valeur d’art d’un monument n’est plus une valeur de remémoration, mais une valeur actuelle. La tâche de conservation du monument historique doit en tenir compte, parce qu’il s’agit pour l’art d’une sorte de valeur pratique et fluctuante, et qui exige d’autant plus d’attention qu’elle s’oppose à la valeur historique, de remémoration du passé, du monument. »
Aloïs Riegl, Der moderne Denkmalkultus , 1903, trad. Française: Le culture moderne des monuments , Paris, Seuil, 1984, pages 39 et 42.
Françoise Choay
Françoise Choay, historienne et philosophe, resitue en 2009 les apports d’Alois Riegl, qu’elle a redécouvert, dans l’évolution des conceptions du patrimoine.
« Pour définir le terme de « monument », on se reportera à son étymologie. Il dérive du substantif latin monumentum, lui-même issu du verbe monere : « avertir », « rappeler à la mémoire ». On appellera alors monument tout artefact (tombeau, stèle, poteau, totem, bâtiment, inscription …) ou ensemble d’artefacts délibérément conçus et réalisés par une communauté humaine, quelles qu’en soit la nature et les dimensions (de la famille à la nation, du clan à la tribu, de la communauté des croyants à celle de la cité …) afin de rappeler la mémoire vivante, organique et affective de ses membres, des personnes, des événements, des croyances, des rites ou des règles sociales constitutifs de son identité.
Le monument se caractérise ainsi par sa fonction identificatoire. Par sa matérialité, il redouble la fonction symbolique du langage dont il pallie la volatilité, et s’avère un dispositif fondamental dans les processus d’institutionnalisation des sociétés humaines. Autrement dit encore, il a pour vocation l’ancrage des sociétés humaines dans l’espace naturel et culturel, dans sa double temporalité des humains et de la nature (…)
On peut avancer que le monument, sous des formes variées, existe dans toutes les cultures et sociétés humaines. Il apparaît comme un universel culturel. On notera cependant que, dans les sociétés ouest-européennes, le rôle dévolu au monument intentionnel, sous sa forme architecturale, a été concurrencé par le développement des mémoires artificielles, à partir de l’invention et de la diffusion de l’imprimerie au XVe siècle. (….). A l’époque romantique, la célèbre formule de Victor Hugo, « Ceci [l’imprimerie] tuera cela » annonce la mort de l’architecture en tant que support de la mémoire organique (…)
Le monument historique n’est pas un artefact intentionnel, création ex nihilo d’une communauté humaine à des fins mémoriales. Il ne s’adresse pas à la mémoire vivante. Il a été choisi dans un corpus d’édifices préexistants, en raison de sa valeur pour l’histoire (qu’il s’agisse d’histoire événementielle, sociale, économique ou politique, d’histoire des techniques ou d’histoire de l’art) et/ou de sa valeur esthétique. (…) Riegl a le premier montré que la coprésence des deux types de valeurs était à l’origine d’exigences contradictoires dans le traitement des monuments historiques, et que ces conflits étaient encore accrus par le fait que le corpus des monuments historiques comprend aussi des monuments à valeur mémoriale, telles par exemple les églises non désaffectées, où le culte religieux continue d’être célébré. »
Françoise Choay, « Introduction » in Le Patrimoine en question, anthologie pour un combat , Le Seuil, 2009, pages IV, V et VII – VIII.
Marcel Roncayalo
Très court extrait de Marcel Roncayalo qui pose la question du patrimoine dans la transformation urbaine.
« Le présent est une pellicule très mince, un papier de cigarette, reflétant la fragilité de nos arbitrages entre ce que nous acceptons et ce que nous refusons de nos héritages, entre notre désir de nous souvenir d’où nous venons et notre aspiration à vouloir changer les choses […]. Le patrimoine est moins constitué par ce que l’on reçoit du passé que par ce que l’on cède aux générations futures. »
Marcel Roncayolo, L’abécédaire, Entretiens avec Isabelle Chesneau , In folio, Collection Archigraphy, 2011, pages 22-23.
Henri Lefebvre
Ce texte d’Henri Lefebvre, écrit en 1962, conduit à relire ensemble les différents textes qui précédent sur le patrimoine, le paysage et le milieu parce qu’il invite à les regarder ensemble, du lieu de leur sens pour les citadins.
« Des signes et des signaux peuplent l’espace et le temps. Les signaux sont simples, précis, réduits au minimum (le vert et le rouge, le trait long et le trait bref, etc.), donc souvent à des systèmes binaires. Ils commandent, ils conditionnent les comportements. Les signes sont plus vagues et plus complexes ; ils forment des systèmes ouverts. Un mot est un signe, mais aussi une porte, une fenêtre, une cravate, une robe, un chapeau, un geste tel que serrer la main de quelqu’un en lui disant « bonjour ». La porte signifie une entrée, un couloir interdit à certains et ouvert à d’autres, les habitants de la maison et leurs relations. […]. Dans la vie quotidienne, nous savons (plus ou moins bien) traduire en langage courant ces systèmes enchevêtrés de signes. Si nous ne savons pas les traduire, nous ignorons quelque chose : on nous trouvera bizarre, ou étranger, ou béotien.
Mais ce n’est pas tout. Considérons maintenant les monuments (Notre-Dame, l’Arc de Triomphe, Le Louvre …) ou simplement un visage, connu ou inconnu. Nous ne pouvons les comparer ni aux systèmes de signaux tels que ceux qui règlent la circulation, ni même aux systèmes de signes, énigmatiques mais rigoureux, tels que ceux dont se servent les mathématiciens. Ils ne disent pas tout ce qu’ils ont à nous dire ; ils le disent lentement et n’ont jamais fini. Pour cette raison, nous les comparons à des symboles, riches d’un sens inépuisable. Nous les jugerons expressifs autant que significatifs. Ainsi, Notre-Dame symbolise aussi bien la continuité de Paris que la grandeur d’une époque passée et la foi de ses constructeurs ; elle résume une conception du monde aussi bien que des siècles d’histoire. Visages, monuments, symboles introduisent une profondeur dans la quotidienneté : présence du passé, actes et drames individuels et collectifs, possibilités non déterminées et d’autant plus saisissantes, beauté et grandeur. Dans le spectacle du quotidien et dans la participation des individus à la vie, ces sont des noyaux, des centres, des points de pénétration en quelque chose de plus profond que la banalité répétitive et pourtant qui ne s’en sépare point. […] On peut en dire autant […] d’un paysage.»
Henri Lefebvre, « Introduction à la psycho-sociologie de la vie quotidienne », Encyclopédie de la psychologie , Ed. Nathan, 1960, repris dans Du Rural à l’urbain, Economica, Anthropos, 3ème édition, 2001, pages 93-94.
Sources
Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris , XII, 1869.
Augustin Berque, « Douter du paysage », Augustin Berque, (dir.), Cinq propositions pour une théorie du paysage , Champ Vallon, Seyssel, 1994.
Françoise Choay, « Introduction » in Le Patrimoine en question, anthologie pour un combat , Le Seuil, 2009.
Gilles Clément, Jardins, paysages et génie naturel, Leçons inaugurales du Collège de France, 2012.
Henri Lefebvre, « Introduction à la psycho-sociologie de la vie quotidienne », Encyclopédie de la psychologie , Ed. Nathan, 1960, repris dans Du Rural à l’urbain, Economica, Anthropos, 3ème édition, 2001.
Aloïs Riegl, Der moderne Denkmalkultus , 1903, trad. Française: Le culture moderne des monuments , Paris, Seuil, 1984.
Marcel Roncayolo, L’abécédaire, Entretiens avec Isabelle Chesneau , In folio, Collection Archigraphy, 2011.
Georg Simmel, « Les grandes villes et la vie de l’esprit », 1903, publié dans Philosophie de la modernité , Payot, Paris, 1989.
Max Sorre, Les fondements de la géographie humaine , tome 3, 1952.