Centralité. Polarité, nodalité.

Francis Beaucire, Xavier Desjardins, décembre 2014

A la notion majeure de centre, il est possible d’associer deux notions qui l’accompagnent presque toujours, même de façon implicite : le nœud et le pôle.

Textile: le nœud est un entrecroisement serré de fil. Par métaphore, dans le territoire, un « nœud » est un lieu de rencontre entre des lignes appartenant au même réseau ou bien à des réseaux différents. Les nœuds sont hiérarchisés : certains n’ont qu’une fonction locale, d’autres ont une importance nationale ou mondiale (un hub aéroportuaire par exemple). La position d’un nœud par rapport aux autres nœuds est un élément déterminant de son développement. La ville, parce qu’elle est un territoire marqué par l’échange, est le plus souvent un territoire développé à partir d’un nœud de communication, un fait que les géographes ont exprimé par la notion de « situation ».

Physique: le pôle est l’extrémité d’un aimant qui attire le pôle opposé. Par métaphore, pour la géographie et l’économie, le pôle est un lieu qui attire et concentre les flux de personnes et de biens. La pratique du recours au service le plus proche organise des niveaux de polarité hiérarchisés selon la plus ou moins grande rareté de l’usage des services, qui se traduit elle-même par une hiérarchie de la taille des pôles et de la dimension de leur aire d’influence.

Troisième figure: le centre. Alors que la dimension polarisante d’un lieu peut se mesurer par une quantité de flux, la centralité repose sur la diversité et l’abondance des hommes qui font société et celles des fonctions qui font l’économie.

Les trois dimensions de nœud, de pôle et de centre se superposent pour créer le fait urbain. Pourtant, le travail de l’urbaniste consiste, bien souvent, à savoir s’il faut superposer nœuds, pôles et centres, et comment, ou bien les dissocier dans l’espace urbanisé.

Dans le champ de l’aménagement opérationnel, l’idée selon laquelle ces trois dimensions de la ville doivent être superposées, juxtaposées et même intimement mêlées a présidé à de nombreux projets urbains, utilisant ce que la composition urbaine, l’espace public, l’architecture et le patrimoine peuvent apporter à la recherche de l’attractivité. Les quartiers de gare sont à cet égard des lieux privilégiés de la mise en synergie des fonctions de nœud et de centre. Mais ce que montre l’évolution spatiale de la ville, c’est aussi la dissociation de ces fonctions, sous le double effet de la persistance du zonage et de l’ « auto-mobilité » : par exemple, des nœuds routiers disjoints des centres accueillant l’activité logistique et industrielle, et même le tertiaire de bureau.

La polarisation de l’espace urbain dense n’est d’ailleurs pas sans poser elle-même ses propres problèmes de compatibilité entre la qualité de vie des quartiers résidentiels et les ambiances intenses des pôles d’activité et de transport. Ce sont le dialogue et même le débat entre ces tendances divergentes qui animent pour partie la conception du projet urbain, désormais plongée dans les pratiques de la concertation. In fine, la centralité conserve-t-elle un sens lorsqu’elle mue vers des formes nouvelles, celles du polycentrisme, de la « centralité dispersée » voire diffuse… ?

Ce que disent les auteurs sur la centralité, la polarité et la nodalité:

Paul Claval

Le géographe Paul Claval dans un ouvrage de synthèse remarquable, « La logique des villes », publié en 1981, propose une définition de la ville comme « commutateur social » : la ville est d’abord un nœud dans les réseaux de circulation, nœud qui produit des polarisations et, parfois, des centralités.

« L’urbanisation trouve son ressort dans le besoin d’interaction. Celle-ci prend des formes très diverses.
Les gens se rencontrent pour échanger des biens ou des informations ou pour unir leurs efforts en vue de réaliser un projet commun. […]. Ce qui fait l’essence de la vie urbaine, c’est le besoin de communication, le goût d’échanger des informations multiples, diverses et renouvelées. […]. L’organisation des interactions est donc sous la dépendance de la portée des informations. L’économie des communications précise la configuration optimale à donner aux réseaux pour réduire l’obstacle de la distance […].»

De cette définition de la ville, découle son analyse de l’émergence des « nœuds » de communication, dont dérive la concentration en quelques lieux :

« Supposons que l’on veuille établir des communications entre n points dispersés. Pour que les relations se fassent bien, il importe que chacun puisse entrer en contact directement avec tous dans les délais les plus brefs. La solution qui s’impose, semble-t-il, consiste à relier directement chaque partenaire à tous les autres par une ligne de communication : ainsi, l’obstacle de la distance est minimisé et chacun dispose à chaque instant de la possibilité de rentrer en contact avec tous.
A la réflexion, il apparaît que ce n’est pas la meilleure façon de procéder. Chaque partenaire doit disposer d’un commutateur pour entrer en contact avec le correspondant de son choix, soit n commutateur. Il faut donc établir autant de lignes directes que de liaisons. […]. Le système présente une autre faiblesse : les gens que l’on désire contacter risquent d’être absents au moment où l’on arrive chez eux et les coûts de déplacements sont énormes.
Pour des raisons d’économie et d’efficacité, c’est donc sur un autre principe qu’il convient d’organiser le réseau des communications. Si l’on joint chaque partenaire à un lieu central, doté d’un commutateur, la liaison est assurée au moindre coût. […]. La recherche de l’efficacité dans les communications conduit donc à les organiser autour de points centraux qui sont en même temps des nœuds de communication. […]»

Reprenant une tradition géographique qui s’intéresse à la dispersion et au groupement des fonctions dans l’espace, Paul Claval synthétise ses réflexions :

« Pour qu’un commutateur offre des avantages, une dimension minimale est indispensable : il n’est pas rationnel de multiples les points nodaux, car chacun ne réunit alors qu’un petit nombre de participants : les opportunités d’échanges y sont trop faibles. A l’inverse, une trop forte affluence nuit à la clarté des choix ; un pôle de commutation ne doit pas être trop gigantesque si l’on veut qu’il offre une transparence satisfaisante. […]. Il y a […] deux séries de raison qui conduisent à la dispersion des centres : certaines ont trait à l’efficacité des commutateurs, d’autres aux coûts de transferts des messages ou des déplacements de personnes. Les nœuds du système de communication ont donc tendance à se disperser comme l’est la population desservie. »

Paul Claval, La logique des villes : essai d’urbanologie, Litec, 1981, extraits des pages 53 à 73

Saskia Sassen

Dans une réflexion sur les villes globales, Saskia Sassen, sociologue et économiste, rappelle l’importance des « nodalités » dans l’organisation de l’espace, malgré l’impression d’une dépendance moins forte aux lieux que le développement des nouvelles technologies pourrait laisser espérer. Elles soulignent également le fait que le rayonnement des centres et des pôles obéit parfois moins à une logique de distance qu’à une logique de réseau : les métropoles ont parfois moins de liens avec leurs arrière-pays qu’avec d’autres métropoles.

« Historiquement, les villes ont joué le rôle de ce que l’on pourrait qualifier de « centre » aussi bien pour les économies et les administrations politiques que pour les peuples. D’un point de vue économique, elles sont à l’origine des économies d’agglomération, des concentrations massives d’informations quant aux innovations les plus récentes, ou encore des places de marché. Comment les nouvelles technologies de la communication altèrent-elles la fonction de centre assumée par les villes, et par là, leur existence en tant qu’entités économiques ?
La centralisation reste l’une des caractéristiques majeures de l’économie globale contemporaine. Mais il n’existe plus de relation simple et directe entre la centralisation et des entités géographiques comme le centre-ville, ou le quartier central des affaires qui, jusqu’à une date récente, était synonyme de centre. Depuis l’apparition des nouvelles technologies de la communication, trois formes de centralité semblent se dégager de l’environnement urbain.
La première est constituée par le quartier central des affaires. Lorsqu’il se situe dans les principaux centres d’affaires internationaux, ce quartier a connu une profonde reconfiguration sous l’effet de changements technologiques et économiques.
Le centre peut également s’étendre en zone métropolitaine sous la forme d’une « grille » de nœuds d’activités (grid of nodes) d’affaires intenses qui s’articule autour des nouvelles routes digitales, comme l’illustrent les études récentes faites sur des villes aussi différentes que Buenos Aires et Paris.
On pourrait se demander si, étalés sur une région plus vaste, ces nœuds stratégiques signalent une nouvelle forme d’organisation du territoire et de centralisation, ou si, conformément à une perspective plus conventionnelle, ils ne sont qu’un élément du phénomène de suburbanisation ou de dispersion géographique. Cette « grille » (grid) représente, selon mon analyse, une reconstitution du concept de région, les différents nœuds d’activité manifestant un nouveau type de centralité géographique. L’infrastructure conventionnelle – telle que les voies ferrées ou les autoroutes rapides qui desservent les aéroports – a de fortes chances d’y prendre une part active, voire d’accroître l’utilité des nouvelles technologies. Il me semble qu’il s’agit là d’un point important qui a été plus ou moins perdu de vue.
On observe enfin la formation de centres trans-territoriaux constitués par les télématiques et les transactions économiques qui mettent en rapport les villes globales. Les plus puissantes de ces nouvelles géographies de la centralité relient les principaux centres financiers et centres d’affaires entre eux : New York, Londres, Tokyo, Paris, Francfort, Zurich, Amsterdam, Los Angeles, Sydney, Hong Kong, entre autres. »

Saskia Sassen, « Introduire le concept de ville globale », Raisons politiques, 2004/3, n° 15, pages 16 à 18.

Marcel Roncayalo

Pôle, nœuds et centres, le géographe Marcel Roncayalo précise en 1967, à partir de l’exemple de Marseille, les différents « ingrédients » d’un centre-ville … et pose la question du pouvoir symbolique maintenu du centre.

[L’auteur souligne] la diversité des compartiments qui constituent la zone interne d’une ville, diversité sociale et fonctionnelle ; les aires se recoupent souvent, coïncident plus rarement. La notion de centre est complexe, plus que confuse : elle relève de critères topographiques, historiques, fonctionnels. L’exemple de Marseille illustre aisément les divergences qui existent entre noyau historique de la ville et le centre des affaires ; entre centre des affaires et centre des achats ; entre secteurs actifs et secteurs résidentiels du centre. Pourtant il ne s’agit pas d’une simple juxtaposition. Le centre est ainsi un microcosme de la société urbaine, non seulement son point de convergence.
Dans son évolution, le centre se transforme en fonction des directions, liées à l’économie ou la psychologie collective, qui ne lui sont pas propres, mais conduisent les changements d’ensemble de l’agglomération. Les glissements actuels du centre des achats sont significatifs à cet égard. Cette évolution exprime non seulement les tendances globales d’une société urbaine, mais sa stratification (à la page précédente, M. Roncayalo note ceci « Le centre des achats reste très attractif, en particulier sur la masse des habitations construites en banlieue. Tous les axes de circulation convergent vers cette zone et la démocratisation de certaines consommations augmente même ce pouvoir de séduction sur les catégories moins aisées, dont l’habitat est souvent rejeté en banlieue. Le centre reste à la fois moyen et symbole d’intégration dans la vie urbaine pour la plus grande partie de la population, au moment où il perd une partie de son contenu sentimental pour les groupes sociaux qui disposent des plus hauts revenus »).
La notion de centre n’est pas modifiée seulement par les nouvelles possibilités techniques ou les nouvelles exigences (circulation, espace, confort) : elle est d’origine socioculturelle. La conception de l’espace urbain s’inscrit dans un certain style de vie. Malgré les forces unifiantes de la société de consommation, cette conception n’évolue pas au même rythme, ni de la même manière selon les groupes sociaux. L’attitude des cadres supérieurs à Marseille est significative de ces décalages. Le rôle d’acculturation du centre dépend en grande partie de la rigidité plus ou moins grande des groupes sociaux : historiquement ce rôle a été très puissant à Marseille. Aujourd’hui, avec ce glissement vers le centre d’un prolétariat plus instable, ethniquement différencié du reste de la société marseillaise (manœuvres nord-africains ou noirs), il s’agit peut-être moins d’une acculturation que d’une ségrégation, sans que les rapports sociaux soient sérieusement remis en cause.
Avant de définir une politique d’aménagement du centre, il est nécessaire d’analyser ces liens complexes entre la réalité géographique du centre et les réalités sociales qui la sous-tendent.

Marcel Roncayolo, « Le « centre de la ville » à Marseille », Urban Core and Inner City, Actes du colloque de l’université d’Amsterdam, 11-17 septembre 1966, Leiden, E.J. Brill, 1967, pages 162-182, repris dans Lectures de villes, formes et temps, Parenthèses, 2002, page 128.

Edmond About

Pourquoi choisir la proximité aux pôles d’emploi et au centre symbolique ? Une ressource pour laquelle on peut être conduit à faire beaucoup de sacrifices. Alors qu’aujourd’hui l’accessibilité au centre paraît plus aisé par les transports collectifs, ce texte de 1867 n’est-il pas toujours d’actualité au regard des efforts consentis par les plus humbles pour conserver un logement près du cœur des grandes métropoles ?

« Ainsi deux bretons illettrés ont donné à leurs cinq enfants une instruction très suffisante ; deux prolétaires, sans autre capital que leurs bras, ont fait souche de bourgeois et même d’artistes (…). Et les bénéficiaires de cet heureux changement se plaisent à déclarer que la masure y est pour quelque chose ; ils bénissent le taudis à 250 francs par an, qui leur a permis de s’élever, de se développer, de s’enrichir au centre de Paris. Je me demande si les rues insalubres, si les taudis étroits, si les allées obscures et les escaliers en colimaçon n’ont pas leur destinée et leur utilité dans ce monde. »

Edmond About, « Dans les ruines », Paris Guide, tome II, La Vie, 1867, pages 914-922.

Raymond Ledrut

Raymond Ledrut développe une approche sociologique et psychosociologique de la centralité.

« Le pouvoir d’attraction du centre – ou d’un centre - ne tient pas à l’insuffisance de l’équipement des quartiers. Le centre ou les centres primaires assureront toujours les services rares d’usage peu fréquent. Cependant ce n’est pas seulement cette fonction de service qui donne son rôle urbain et sa valeur aux centres. La concentration porte à un très haut degré d’intensité certains états psychologiques que la vie de quartier aussi riche qu’elle soit ne peut développer suffisamment. L’homme de la ville est périodiquement un homme du centre, sinon il devient l’homme d’une sous-bourgade. La ville entretient des tensions que le centre seul peut amener à leurs résolutions. (…) Le centre est concentration d’objets surdéterminés et fascinants (…).
Symbolique, onirique, ludique, le centre des villes l’est par sa multiplicité fiévreuse (…) Tout, dans ce centre effervescent, porte à une rêverie et à une ivresse, parfois douloureuse par son excès même, mais qui ne cesse d’attirer de plus en plus les hommes fuyant la monotonie –complémentaire souvent, il faut bien le dire, de cette fébrilité- de leur quartier de résidence. Ils cherchent une excitation particulière dans un jeu dont ils sont, au sens strict, les poètes, les metteurs en scène. Baudelaire, Léon-Paul Fargue, Aragon, Paul Léautaud ont été les poètes de la ville parce qu’ils ont saisi la poésie immanente aux démarches du promeneur dans les grands centres urbains. »

Raymond Ledrut, Sociologie urbaine, PUF, 1968, 3ème édition 1979, pages 164-166.

Olivier Adam

Pour illustrer l’absence de centralités dans les espaces périurbains, ou plutôt la désarticulation entre centralité, polarité et nodalité, un extrait de ce roman contemporain d’Olivier Adam, paru en 2012

« Passé la Seiné s’étirait la litanie pavillonnaire, vaste zone aux découpages subtils : d’un quartier plus bourgeois à une autre plus modeste rien ne changeait véritablement, partout la c’étaient des maisons crépies et d’autres en pierre meulière, cernées de jardins aux tailles variables. Sur certaines parcelles, les habitations se touchaient et se dupliquaient à l’infini, s’enroulaient sur elles-mêmes le long d’allées portant des noms d’arbres. Au-delà, aux quatre coins de V., les cités reléguaient des milliers d’habitants aux confins. D’une ville qui n’avait pourtant que très peu de contours, jouxtant d’autres villes qui semblaient elles aussi mangées par leurs abords, réduites à des zones d’approche qui n’en finissaient pas de tendre vers un cœur inexistant […]
Au centre, trois boutiques s’alignaient près d’une école, d’une église et d’une pharmacie. Un cinéma et un restaurant japonais tentaient quelque chose, mais sans conviction véritable : il y avait bien longtemps que les centres commerciaux du coin faisaient office de centre-ville. Un centre-ville aux odeurs de viennoiseries industrielles et de vêtements fouillés, d’hypermarché et de pop-corn sur les sièges des multiplex. »

Olivier Adam, Les lisières, Flammarion, 2012, pages 41 et 43.

Didier Vanoni et Elizabeth Auclair

En lien étroit avec le texte précédent, une réflexion de Didier Vanoni et Elizabeth Auclair en 2002 sur centralité dans les espaces périphériques, non sans rapport avec les notions d’espace public et de densité.

« Nous adoptons l’hypothèse que les configurations de la ville non dense ne changent rien aux pratiques de civilités et de mise en co-présence qui se développent dans les espaces publics des villes traditionnelles, elles ne font qu’en exacerber la nécessité et peut-être l’expression.
La dispersion des personnes et l’espacement des lieux créent donc ce « besoin » de centralité. (…) La fréquentation de lieux publics se voit parée de toute la gravité de ce qui met en jeu l’essentiel de la sociabilité. (…) L’ambiance et l’atmosphère des lieux comme leur architecture acquièrent un statut particulier de support organisateur et de condition de réalisation de la rencontre et de la mise en co-présence choisie. La ville des multi-centralités (…), c’est une ville où tout doit être fait pour créer à la fois les conditions propices à la garantie de l’intégrité de l’espace privé, les conditions d’accessibilité aux différents points de l’espace urbain et l’agencement de lieux pour que se déroule au mieux l’expérience de mise en présence de l’autre et des autres afin que s’exprime la sociabilité collective. »

Didier Vanoni et Elizabeth Auclair dans La ville émergente, PUCA/Ministère de l’Equipement, 2002, page 46.

René Schoonbrodt et Luc Maréchal

Dans le court extrait qui suit, René Schoonbrodt et Luc Maréchal, en 2000, invitent à différencier la densité de la compacité, deux notions très souvent confondues, voisinant avec celles de diversité, de nouveau, et avec celle de compacité, non citée mais amenée par l’image de la ville « ramassée ».

« Retour au principe fondamental de l’aménagement de la ville : il faut de tout partout. Dès que l’on quitte ce principe, on quitte l’urbain pour autre chose qui est la zone ou le lotissement. Dans la petite ville « ramassée », cette présence de la diversité est aussi indispensable si on cherche à en faire un lieu de vie. (…) Une question particulière porte sur le centre de la ville. Celui-ci concentre des activités et leurs bâtiments, qui rayonnent non seulement sur l’ensemble des quartiers, mais aussi sur les espaces périphériques, les zones rurales proches, le pays et le monde extérieur*. Leurs fonctions sont bien connues : politiques, administratives, financières, commerciales, culturelles… Les lieux qui les abritent leur confèrent une forte valeur symbolique ; ces fonctions donnent aussi de la valeur au site (…). Ces lieux/fonctions réfléchissent dans la conscience des habitants et des visiteurs les espaces publics de la vie de la ville et d’un pays. Voilà ce qu’offre la centralité. »

*Centralité est admis dans le sens de « lieu central » (voir la « théorie des lieux centraux »), ce qui entretient la confusion entre centre (au sens de « centre urbain ») et pôle (au sens de « pôle urbain »).

René Schoonbrodt et Luc Maréchal, La ville, même petite, éditions Labor, Bruxelles, 2000, page 39.

Francis Ponge

Un petit texte de Francis Ponge qui rappelle, à l’heure où la densification autour des gares est un leitmotiv des politiques publiques, que le nœud, par la concentration des flux qu’il implique, est aussi le lieu de bien des embarras !

« Il s’est formé depuis un siècle dans chaque ville ou bourg de quelque importance (et beaucoup de villages, de proche en proche, se sont trouvés atteints par contagion), un quartier phlegmoneux, sorte de plexus ou de nodosité tubéreuse, de ganglion pulsatile, d’oignon lacrymogène et charbonneux.
Gonflé de rires et de larmes, sali de fumées.
Un quartier matineux, où l’on ne se couche pas, où l’on passe des nuits.
Un quartier quelque peu infernal où l’on salit son linge et mouille ses mouchoirs.
Où chacun ne se rend qu’en des occasions précises, qui engagent tout l’homme, et même le plus souvent l’homme avec sa famille, ses hardes, ses bêtes, ses lares et tout son saint-frusquin.
Où les charrois de marchandises ailleurs plutôt cachés sont incessants, sur des pavés malentretenus.
Où les hommes et les chevaux en long ne sont qu’à peine différenciés et mieux traités que les ballots, bagages et caisses de toutes sortes.
Comme le nœud d’une ganse où se nouent et dénouent, d’où partent et aboutissent des voies bizarres, à la fois raides et souples, et luisantes, où rien ne peut marcher, glisser, courir ou rouler sinon de longs, rapides et dangereux monstres tonnants et grinçants, parfois gémissants, hurlants ou sifflants, composés d’un matériel de carrosserie monstrueusement grossier, lourd et compliqué, et qui s’entourent de vapeurs et de fumées plus volumineuses par les jours froids, comme celles des naseaux des chevaux de poste.
Un lieu d’efforts maladroits et malheureux, où rien ne s’accomplit sans grosses difficultés de démarrage, manœuvre et parcours, sans bruits de forge ou de tonnerre, raclements, arrachements : rien d’aisé, de glissant, de propre, du moins tant que le réseau n’a pas été électrifié ; où tremblent et à chaque instant menacent de s’écrouler en miettes les verrières, buffets à verrerie, lavabos à faïences ruisselantes et trous malodorants, petites voitures, châsses à sandwichs et garde-manger ambulants, lampisterie où se préparent, s’emmaillotent, se démaillotent, se mouchent et se torchent dans la crasse de chiffons graisseux les falots, les fanaux suintants, les lumignons, les clignotantes, les merveilleuses étoiles multicolores, – et jusqu’au bureau du chef de gare, cet irritable gamin : C’est LA GARE, avec ses moustaches de chat.»

Francis Ponge, Pièces, Éd. NRF, Poésie/Gallimard, 1961.

Références

Edmond About, « Dans les ruines », Paris Guide, tome II, La Vie, 1867.

Olivier Adam, Les lisières, Flammarion, 2012.

Paul Claval, La logique des villes : essai d’urbanologie, Litec, 1981.

Raymond Ledrut, Sociologie urbaine, PUF, 1968, 3ème édition 1979.

Francis Ponge, Pièces, Éd. NRF, Poésie/Gallimard, 1961.

Marcel Roncayolo, « Le « centre de la ville » à Marseille », Urban Core and Inner City, Actes du colloque de l’université d’Amsterdam, 11-17 septembre 1966, Leiden, E.J. Brill, 1967, pages 162-182, repris dans Lectures de villes, formes et temps, Parenthèses, 2002.

Saskia Sassen, « Introduire le concept de ville globale », Raisons politiques, 2004/3, n° 15.

René Schoonbrodt et Luc Maréchal, La ville, même petite, éditions Labor, Bruxelles, 2000.

Didier Vanoni et Elizabeth Auclair dans La ville émergente, PUCA/Ministère de l’Equipement, 2002.