La capitalisation de l’expérience, un processus collectif ?
Pierre Calame, janvier 2018
Sont abordés ici l’articulation entre posture personnelle de réflexivité et démarche collective, en répondant à la question :
La capitalisation de l’expérience est-elle nécessairement un processus collectif ?
source : video réalisée par le CIEDEL, en partenariat avec Cap rural - 11 janvier 2018
Non, pas nécessairement. Dans les années 80, le Collège Coopératif qu’avait fondé Henri Desroche permettait à des praticiens de prendre le temps de réfléchir à leur propre expérience et à la transformer en connaissance, y compris sous forme de thèse universitaire. Notre fondation a d’ailleurs créé en 1997, avec le journal Le Monde, un prix de la thèse universitaire : nous sélectionnons chaque année, pour les publier, cinq thèses de sciences humaines et cinq articles tirés de thèses scientifiques parmi des centaines de candidats. Ayant fait partie pendant plus de quinze ans du jury, j’ai pu constater que les meilleures thèses sont très souvent des thèses de praticiens qui, à un moment donné de leur vie ont voulu lever le nez du guidon et obtenu pour cela une bourse de thèse.
Notre plus beau succès de librairie pour ce prix a un titre significatif : « Le savoir de nuit ». C’est la thèse d’une infirmière qui au bout d’une vingtaine années de pratique a souhaité y réfléchir et en dégager les leçons. Pourquoi le titre « Savoir de nuit » ? c’est parce que le rapport entre le malade et le corps médical, à commencer par le rapport relationnel, est essentiel. Mais l’ordre médical se veut objectif, laisse les émotions en lisière. Pendant la journée, tant que l’infirmière est sous les yeux du médecin, c’est l’abstraction de l’acte technique qui compte. C’est seulement la nuit, quand l’institution n’exerce plus le même contrôle, que l’infirmière peut déployer son véritable savoir relationnel. Cette thèse a eu un impact considérable, a été étudiée dans les écoles d’infirmières, tout simplement parce que ce temps de réflexion sur sa pratique qu’avait pris l’infirmière avait permis de mettre en mots quelque chose que tout le monde savait mais ne pouvait faire valoir tant que ce n’était pas conceptualisé.
J’ai de mon côté développé ma propre pratique de capitalisation. Avant de diriger la fondation, j’ai été pendant vingt ans haut fonctionnaire de l’Etat, praticien de la gouvernance. Puis, en tant que dirigeant de la fondation, j’ai eu l’occasion de me confronter aux questions d’évolution de l’Etat, de gestion locale, bref de gouvernance, à différents niveaux et sur tous les continents. Tout ce que j’ai écrit sur la gouvernance, y compris mes écrits théoriques, repose sur les leçons tirées de ma pratique et sur des observations directes. Pourquoi ? Parce que dans des domaines qui évoluent vite, le savoir universitaire, avec sa révérence vis-à-vis des maîtres, révérence littéralement codifiée dans les exigences bibliographiques des thèses, évolue en réalité très lentement. C’est pourquoi si l’on veut élaborer une connaissance sur ce qui bouge, et a fortiori une connaissance transmissible et utile aux praticiens, il est fondamental de mettre en mots ce que l’on a appris de sa pratique.
Je suis donc très loin de sous-estimer l’importance des démarches de capitalisation personnelle et ce, d’autant plus, que nous évoluons de façon continue, sans nécessairement instaurer pour cela des périodes sabbatiques. Néanmoins, même pour les personnes, il faut pour lever le nez du guidon sortir de la pression du quotidien.
Pourquoi dans ces conditions accorder une importance si particulière à la capitalisation collective ? Parce que dans chacune de nos histoires particulières, si je me place du point de vue de la théorie de la connaissance, il est pratiquement indiscernable de savoir ce qui est conjoncturel, lié à des circonstances et à des personnes particulières, et ce qui est plus structurel et que l’on retrouvera régulièrement dans un même type de situation. Seule la confrontation d’expériences permet de trier entre les deux et de ce fait de construire un ordre de connaissances différent. D’ailleurs si je reviens à nouveau à mon propre cas, c’est le fait de me trouver à la fondation confronté à des questions de gouvernance dans des pays différents du mien qui m’a aidé à relire ma propre pratique. En tout cas, j’ai eu la chance au cours de ma longue carrière professionnelle d’être tour à tour chercheur et acteur. J’ai trouvé que chacun de ces métiers, pris séparément, était extrêmement frustrant ; ce qui m’a toujours intéressé c’est l’aller et retour entre la réflexion et l’action.