Capitalisation versus évaluation
Pierre Calame, janvier 2018
Eclairage sur la différence entre évaluation et capitalisation, répondant à la question :
La lente montée de la capitalisation face à l’évaluation de projets et de politiques. Dans les années 70 c’était la mobilisation des connaissances scientifiques au service des praticiens qui était à la mode ; dans les années 80 c’était l’évaluation des politiques publiques et des projets. Pourquoi est-ce que l’idée de capitalisation, très marginale au départ, s’est progressivement imposée et qu’est-ce qu’on entend par là exactement ?
source : video réalisée par le CIEDEL, en partenariat avec Cap rural, 11 janvier 2018
Evaluation de projets ou de politiques et capitalisation font partie d’un vaste champ, celui des outils et méthodes de l’intelligence et de l’action collective. Ces questions s’imposent dans le monde contemporain par le fait que l’on ne peut plus réduire l’action collective à celle d’institutions dont l’action serait gouvernée par leurs statuts. L’action collective recouvre des modalités variées d’organisation, les associations, les réseaux, les communautés, les alliances, les coalitions. Dans tous ces cas, la construction d’une réflexion et d’une intelligence collective, la production, ensemble, d’une compréhension de la réalité appelle la mise en œuvre de méthodes et de moyens nouveaux. Ce sont ces méthodes dont je voudrais donner un panorama pour situer plus précisément celles que l’on peut regrouper sous l’expression de « capitalisation d’expériences ».
Une des questions posées est à la fois fondamentale et ancienne : comment réflexion et action se nourrissent mutuellement ? Se développent-elles dans des sphères et avec des acteurs distincts les uns des autres ? A l’opposé, l’action nourrit-elle en permanence, et sans qu’il soit nécessaire d’en décrire les moyens, la réflexion et vice versa ? Je suis arrivé à la conviction que cet aller et retour entre réflexion et action, a fortiori pour les acteurs collectifs dont je viens de parler, est loin d’être trivial. J’irai plus loin. Dans le monde actuel, les seuls acteurs réellement organisés pour mobiliser les connaissances, notamment des connaissances scientifiques, au service de l’action et de la société, ce sont les entreprises. Depuis le 19e siècle, on peut même décrire les entreprises comme un gigantesque système de médiation qui va des connaissances fondamentales, mécaniques, chimiques ou physiques d’un côté aux attentes de la clientèle de l’autre. Recherche appliquée, innovation, produits nouveaux, passage du prototype à la grande série, tout est organisé pour faire le lien entre les deux bouts de la chaîne, entre connaissance d’un côté et action de l’autre.
Au contraire, dans les domaines les plus importants aujourd’hui, l’évolution des villes, l’évolution de la société, nous n’avons aucun système de médiation équivalent. Dès lors la question de savoir comment réflexion et action se nourrissent mutuellement est devenue une question majeure et en général peu réfléchie. J’ai connu plusieurs étapes.
Dans la première étape, au cours des années 70, au début de ma carrière professionnelle comme haut fonctionnaire dans le domaine de l’aménagement urbain, le grand thème était : « comment les praticiens utilisent-ils les résultats de la recherche ». Cette question reposait implicitement sur l’idée de ruissellement : les chercheurs produisent des savoirs puis on invite les praticiens à s’approprier ces savoirs. Dans le monde rural, on parlait de méthodes de vulgarisation : c’était par le ruissellement du savoir en direction de l’action qu’allaient se transformer les pratiques. La question de savoir comment la pratique était elle-même productrice de savoirs était censée échapper aux praticiens : c’était des corps professionnels de chercheurs qui s’appropriaient littéralement la réalité des praticiens pour produire les connaissances jugées légitimes, dont ils avaient le monopole. L’expérience a montré que cette manière de faire fonctionnait mal.
Puis est venue, dans les années 80, la mode de l’évaluation, des projets ou des politiques publiques. Dès le début de cette période, et en m’appuyant sur une expérience déjà longue à l’époque, j’ai défendu l’idée qu’il fallait aborder la chose sous un tout autre angle, celui de la capitalisation d’expériences. L’évaluation de « projets », particulièrement développée dans la coopération internationale, et l’évaluation de « politiques publiques » ont répondu à deux objectifs légèrement différents mais avaient l’une et l’autre des caractéristiques communes.
La première était que l’évaluation, pour être objective, devait être effectuée par des gens extérieurs de l’action. Le jugement échappait une fois encore aux praticiens. Deuxième caractéristique, typique de l’évaluation de projets, on travaillait sur des objets délimités. Le projet a un début et une fin ; il s’est assigné des objectifs définis à l’avance. Cette logique est poussée à l’absurde dans la politique européenne de coopération avec les pays en développement. Les projets sont élaborés dans un pseudo « cadre logique », définissant les objectifs, les sous-objectifs, les délivrables, les étapes, les critères d’évaluation. C’est absurde. La démarche présuppose d’abord que de tels projets limités dans le temps et dans l’espace sont utiles au développement, ce qui reste à démontrer. En outre, l’idée d’évaluation de projet repose sur une hypothèse épistémologiquement absurde : celle que l’on peut isoler l’impact d’une action particulière à l’intérieur de l’évolution d’une société.
Au cours des années 80, ces outils d’évaluation ont été à la mode. Toutes les universités ont créé des chaires d’évaluation de projets, toutes les formations à la coopération au développement avaient pour figure imposée le « cadre logique » de la Commission Européenne. Tout cela ne découlait pas des besoins d’intelligence collective mais des besoins des financeurs, anxieux de savoir si leur argent avait servi à ce à quoi ils le destinaient. C’est pour cela que l’on s’enfermait dans une définition a priori des buts visés et qu’on en venait à présupposer la possibilité d’évaluer l’impact isolé d’un projet circonscrit dans le temps et dans l’espace. Séparation entre acteurs et évaluateurs, critères a priori et évaluations d’un impact spécifique de l’action sont caractéristiques de l’évaluation de projets.
L’évaluation des politiques publiques a été introduite en particulier par Michel Rocard à la fin des années 80, lorsqu’il était Premier Ministre. L’exigence en était noble. En effet, le monde politique passe son temps à voter des lois, des budgets, mais la capacité d’appréciation de l’impact de ces décisions est en général très limitée. Les méthodes d’évaluation se sont développées selon deux branches.
La première est ce que j’ai appelé « la logique de l’artilleur ». Comme pour l’évaluation de projets, on se place de l’extérieur, on observe les acteurs et, qu’on le dise ou non, on distribue des notes en fonction d’une réalité supposée objective. La seconde branche, que j’ai défendue et pratiquée, est proche de la capitalisation d’expériences. L’objectif de l’évaluation est que l’ensemble des acteurs d’une politique puissent adopter une attitude de réflexion par rapport à leur action. Il faut amener chaque acteur à sortir d’un jeu de rôle consistant à défendre sa position pour l’amener à lever le nez du guidon, à réfléchir avec les autres pour essayer de comprendre ce qui a marché et ce qui n’a pas marché. Un tel mode d’évaluation comporte une dimension d’auto-transformation.
J’ai par exemple appliqué cette démarche en 1994, lorsque le Ministère du Logement m’avait demandé d’animer l’évaluation de la politique de réhabilitation du logement social. J’avais pour cela créé 10 groupes locaux constitués de tous les acteurs, de l’administration aux habitants, au sein desquels chacun partageait son vécu et sa compréhension de ce qui s’était passé. Ce qui a permis d’étonnantes découvertes : le regard sur la réalisation pouvait être radicalement différent d’un acteur à l’autre ; quand deux acteurs racontaient la même opération de réhabilitation, on avait peine à croire que c’était la même tant les regards étaient différents. Par contre, point sur lequel j’aurai l’occasion de revenir, les conclusions des différents groupes et l’image qui en découlait de ce que devrait être un « bon » processus de réhabilitation ont été étonnamment semblables. Mais c’est l’administration elle-même, après avoir commandité cette évaluation qui s’est révélée incapable… d’en tirer les conséquences.
La capitalisation d’expériences part de la même idée : les acteurs sont intelligents, se posent des questions sur leur action, sont capables de porter sur elle un regard critique. La capitalisation devient alors, pour chaque acteur, une étape de la relation entre réflexion et action. Il arrive que les gens engagés pleinement dans l’action insistent sur leur pragmatisme, comme s’il n’y avait pas de pensée derrière, ou plus exactement comme si la pensée était inspirée par l’action elle-même. C’est bien entendu faux. On est d’autant plus dépendant de nos représentations du monde qu’on ne les perçoit pas. C’est la fameuse expression de Heidegger : « le plus difficile dans le monde, c’est de voir ses lunettes puisque l’on voit le monde à travers ses lunettes ». Toute action est, en réalité, directement inspirée par une présentation du monde. La question est précisément de savoir si et comment cette pensée peut évoluer en fonction de l’action elle-même.
Ainsi, première caractéristique, la capitalisation repose sur l’idée d’une capacité de réflexion des acteurs sur leur propre action. Seconde caractéristique, il n’y qu’exceptionnellement de capitalisation individuelle. On parle de capitalisation d’expériences quand « expérience » est mis au pluriel ; quand un certain nombre d’acteurs qui s’identifient les uns aux autres, qui se sentent engagés dans un même type d’action, reconnaissent qu’ils peuvent se nourrir mutuellement des expériences et des réflexions des uns des autres, que ces acteurs forment ou non au départ une communauté. Troisième caractéristique, la capitalisation est une démarche apprenante. On pense que grâce à ce processus on sera capable de mieux agir demain parce qu’on aura mieux compris, parce que l’on se sera mieux nourri des différences des uns des autres. C’est un processus de constitution de ce que j’ai appelé à propos des territoires le « capital immatériel » : se doter collectivement d’un savoir-faire et d’un savoir-être qui permettent aux uns et aux autres d’évoluer dans leur compréhension du monde, de s’approprier des outils et des méthodes pour être en mesure de penser et d’agir de façon plus pertinente. Les recherches neurologiques montrent d’ailleurs que c’est avec ce type d’apprentissage que le cerveau humain fonctionne, agissant sur la base de représentations stables héritage des apprentissages passés mais capable à long terme de faire évoluer ces représentations en fonction de nouvelles expériences. Et c’est cette analogie qui autorise à parler d’intelligence collective.
Il résulte de ces caractéristiques que, par différence avec ce que nous avons vu de l’évaluation de projets, dans un processus de capitalisation d’expériences les critères d’évaluation ne sont pas définis a priori. Quand on se met à réfléchir à sa propre expérience, on ne commence pas par se dire : « je vais y réfléchir sous tel angle ou tel angle ». L’action, même lorsqu’elle s’était assignée au départ un certain nombre d’objectifs, est porteuse d’enseignements bien au-delà de ceux-ci. Il est fréquent, dans les processus de capitalisation d’expériences, de découvrir des choses sur des domaines tout à fait différents de ceux qu’on imaginait au départ. La capitalisation crée le moment où les acteurs vont mettre en commun ce qu’ils ont appris et vont se doter de méthodes pour en tirer ensemble toutes les leçons.
Quand, dirigeant la Fondation Charles Léopold Mayer, j’ai introduit auprès de nos partenaires la notion de capitalisation d’expériences au début des années 80, j’ai suscité des réticences assez étonnantes. Je pense à un partenaire me disant : « la capitalisation d’expériences ? Je ne suis pas capitaliste moi Monsieur, je suis une association à but non lucratif ». Or, au contraire, selon moi, plus vous êtes engagé de manière désintéressée et plus vous devez être compétent, plus vous devez être exigeant sur l’efficacité de votre action. Or, cette efficacité et cette compétence ne peuvent se construire que progressivement et supposent que l’on soit capable d’apprendre en permanence à partir de l’action elle-même. Ainsi, la capitalisation d’expériences est une dimension majeure du rapport entre réflexion et action et s’inscrit dans une perspective dynamique où l’on progresse ensemble sur la compréhension d’une réalité qui, elle-même, se transforme en permanence.