Vitesse de déplacement et organisation urbaine. La mobilité à toute vitesse

Frédéric Larose, 2011

Cette fiche mène une réflexion sur la maîtrise de la vitesse en ville. Il apparaît qu’aujourd’hui, la question clé n’est plus tant d’accélérer les flux mais de mieux les réguler, en incitant à une mobilité plus locale et plus favorable aux modes lents.}

La mobilité constitue l’une des expressions les plus nettes des aspirations et des modes de vie des individus. Les progrès technologiques et la construction de voies de circulation pour véhicules motorisés ont accéléré les rythmes de déplacements, ce qui n’est pas sans incidence sur la manière d’organiser nos déplacements quotidiens.

Les progrès techniques en matière de transports ont permis un plus grand usage des territoires. Les modes de transports motorisés et notamment la voiture ont permis d’organiser des espaces de vie propres aux individus. La vitesse de déplacement joue à ce titre un rôle capital en changeant le rapport à l’espace : la durée de transport devient plus déterminante que la distance physique. La vitesse permet à chacun de s’affranchir de la proximité et donc d’élargir les possibilités d’interactions avec un territoire qui ne cesse de s’étendre. Elle a par exemple une incidence notable sur les localisations résidentielles. Changer d’emploi ne signifie plus systématiquement déménager puisque la vitesse compense l’allongement des distances : ici la vitesse renforce l’ancrage géographique des individus, tandis que les emplois et autres services ne répondent plus à la logique de proximité urbaine. Les activités urbaines tendent à se disperser et à se concentrer de façon sectorielle, participant à l’effacement de l’agencement urbain hérité de la ville historique.

Vitesse et distances parcourues

En quarante ans, nos distances moyennes parcourues ont été multipliées par quatre sans que la durée de nos déplacements connaisse la même progression. Grâce à la vitesse, le budget-temps consacré à nos déplacement quotidiens est resté sensiblement le même. Dans les faits, les individus n’ont pas pour logique de diminuer coûte que coûte leur temps de déplacement, mais cherchent plutôt à l’adapter en fonction de l’utilité que procure la finalité de leurs déplacements. La durée étant un déterminant de la mobilité, les ménages effectuent des arbitrages entre leur localisation résidentielle et la nature de leurs déplacements quotidiens. Ainsi, les ménages ayant adopté le mode de vie « californien1 » acceptent en principe de travailler loin de leur lieu de résidence et d’effectuer quotidiennement des trajets longs, afin de profiter d’un cadre de vie propice à l’épanouissement familial. Dans ce cas, la mobilité consacrée au travail sera très élevée, et au contraire stable, voire inexistante dans la sphère domestique. La vitesse permet cet arbitrage. Le temps gagné par la vitesse est sans cesse réinvesti dans les sphères prioritaires correspondant aux aspirations individuelles.

La plupart des recherches scientifiques montrent que la vitesse allonge les distances plus qu’elle ne fait gagner de temps de transport. Du village africain à la mégalopole américaine, le temps quotidien destiné aux déplacements est d’environ une heure. Quel que soit le niveau de développement, la ville se définit par sa limite temporelle. Cette observation met à jour un mécanisme régulateur fondamental dans l’étude des mobilités quotidiennes : plus la vitesse de déplacement augmente, plus l’espace pratiqué est étendu, la durée totale des déplacements restant sensiblement la même. C’est ce qu’on appelle la conjecture de Zahavi : « Les progrès de la vitesse offerte par l’amélioration des techniques de déplacement et par l’importance des investissements consacrés à l’automobile et aux transports collectifs, permettent, non pas de gagner du temps, mais d’augmenter la portée spatiale des déplacements en maintenant relativement stable le budget temps d’un individu2 ».

Le raisonnement qui affirme que la vitesse améliore l’accessibilité, c’est-à-dire le nombre de choix potentiels ou encore le potentiel d’interactions sociales en face-à-face, est pourtant très critiquable pour plusieurs raisons. Premièrement, il sous-entend qu’en élargissant les possibilités de localisation des activités, les déplacements rapides et lointains seraient économiquement plus efficaces que les déplacements de proximité. Ces relations de proximité sont pourtant autant source d’efficacité économique et de lien social que les échanges plus lointains. La proximité permet certes des échanges moins nombreux, mais ces échanges seront certainement plus approfondis.

Deuxièmement, la vitesse généralisée améliore l’accessibilité éloignée au détriment de l’accessibilité rapprochée, victime de la multiplication des grandes infrastructures de transports qui entraînent des effets de coupure entre les quartiers. On parle souvent d’effet tunnel pour illustrer ce paradoxe : l’accroissement de la vitesse se traduit par de grands axes de circulation rapides et directs permettant aux flux d’être constamment fluides. Ces grandes infrastructures possèdent peu d’entrées et de sorties afin de ne pas gêner la circulation. L’accessibilité de proximité est entravée par des barrières de trafics souvent infranchissables. Il devient alors plus facile et moins dangereux de traverser une grande artère en voiture qu’à pied ou en vélo.

Vitesse et fluidité du trafic

L’intensification des flux de déplacement provoquée par l’allongement des distances parcourues est également source de tensions entre les usagers des transports. La vitesse étant devenue un facteur essentiel de la mobilité, toute entrave à la circulation et à la fluidité des déplacements représente dès lors un coût non négligeable pour les ménages et les entreprises. Synthétiquement, plus les transports sont rapides, plus le coût lié à la congestion des réseaux est important. Ce raisonnement pousse les usagers de la route à demander toujours plus de fluidité et donc à toujours plus de voies de circulation. Suivre cette logique revient à renforcer les effets de coupures précédemment étudiées, mais également à rendre plus performantes les infrastructures routières et donc favoriser l’usage de l’automobile.

La vitesse est aujourd’hui facilement praticable en ville grâce aux grands axes routiers et autoroutes urbaines. L’idée que la vitesse favorise la fluidité du trafic a longtemps prévalu dans le discours des techniciens des transports. Pourtant, la plupart des grandes agglomérations qui ont développé leur réseau de voies rapides se sont toutes retrouvées face à plus de congestion qu’auparavant. Cela s’explique par une raison simple vue plus haut. Les gains de temps réalisés par la vitesse des transports sont sans cesse réinvestis dans de nouveaux de déplacements. Ainsi, les nouveaux embouteillages ne s’expliquent pas par l’augmentation du nombre de véhicules en circulation, mais par une augmentation de nombre de déplacements et l’allongement des distances parcourues. La fluidité ne serait pas à aller chercher du côté de la vitesse, mais peut être vers une meilleure maîtrise des temps de déplacements, notamment en privilégiant la régularité des flux à des vitesses plus adaptées aux contextes urbains.

Vitesse et agencement urbain

Dernier point, la vitesse favorise la diffusion des activités urbaines et leur concentration. La généralisation de la vitesse ayant facilité les conditions de mobilité des ménages, les territoires se sont progressivement spécialisés au fur et à mesure que les aires urbaines s’étendaient. Le foncier disponible grâce aux nouvelles conditions de mobilité et notamment à l’usage massif de l’automobile, a facilité une urbanisation qui dissocie les fonctions résidentielles, commerciales et industrielles, afin d’assurer le confort et la tranquillité des habitants. Parallèlement, les infrastructures de transports ont permis de renforcer l’accessibilité des aires commerciales, des services urbains et des pôles d’emplois. Cette vision s’appuie sur un usage généralisé de la voiture individuelle, qui doit en principe de compenser l’éloignement géographique des activités par les progrès de la vitesse des transports urbains.

Ainsi se sont formés en périphérie, des territoires mono-fonctionnel dont l’existence ne repose que sur l’aptitude des ménages à se déplacer quotidiennement sur de très longues distances à une vitesse élevée.

Concernant la voirie, la généralisation de la vitesse en ville a entraîné pour des raisons de sécurité, mais surtout pour des raisons de confort des automobilistes, une séparation des flux, ainsi qu’une hiérarchisation du réseau routier. Les véhicules motorisés ont particulièrement été favorisés par les aménagements des dernières décennies, presque toujours au détriment des autres modes : réduction de la taille des trottoirs, traversée obligatoire sur les passages piétons, ronds-points dangereux pour les cyclistes, barrières de trafic infranchissables, etc. Autant d’aménagements dont les conséquences ont été de faire diminuer la pratique de la marche et du vélo en ville. La voirie est devenue l’unique support de la circulation urbaine, alors qu’elle doit en principe être un lieu de vie et d’échanges.

1 Voir Mobilité et Modes de vie dans ce même dossier

2 Extrait de Bieber A. (1995) “Temps de déplacement et structures urbaines” in : Duhem B. et al. (éds.) Villes et transports. Actes du séminaire Tome 2, Plan urbain - Direction de l’architecture et de l’urbanisme. 277-281.