Les deux approches de l’évaluation foncière

2008

Toutes les méthodes d’évaluation se ramènent à deux approches : une approche financière et analytique du bien pour chacun des acteurs ; une approche pragmatique et comparatiste basée sur l’observation du marché

Il est habituel de distinguer une série de « méthodes » d’évaluation et il n’est pas rare de voir appliquer trois ou quatre de ces « méthodes » dans un même rapport d’évaluation. Cependant au niveau conceptuel, tout cela peut se ramener à deux grands types d’approches

Les approches comparatives synthétiques de la valeur foncière

Le premier type d’approche est pragmatique. Il revient à considérer que le terrain est un objet comme un autre, possédant une valeur intrinsèque qu’il est possible de découvrir en examinant ses caractéristiques et en recherchant, par observation, des biens similaires ayant fait l’objet d’une mutation dont le prix est connu.

La valeur recherchée ne devrait s’obtenir que par comparaison avec les prix de vente obtenus sur le marché pour des terrains de nature et de situation similaires. Or, en pratique, il n’existe que rarement des références de mutations portant sur des terrains véritablement similaires à celui que l’on étudie. On est donc bien obligé de se contenter des références disponibles, puis on y applique des correctifs qui sont censées contrebalancer les différences entre les mutations de référence et le terrain que l’on cherche à évaluer.

Très simple dans son principe, l’approche comparative suppose en premier lieu que les termes de comparaison ne portent pas seulement sur la similitude physique des terrains mais bien sur la similitude des localisations et des droits applicables. Et cette approche ne fonctionne que si deux conditions de base sont à peu près remplies : Il doit s’agir de terrains relativement standard et interchangeables ; Il est nécessaire de disposer d’une base de données donnant des informations sur les terrains mutés et sur leurs prix.

Ainsi, qu’il n’est pas très difficile d’évaluer un lot de terrain à bâtir standard, dans un lotissement, surtout si l’on sait à combien se sont vendus d’autres lots du même lotissement. Il n’est pas non plus trop compliqué de déterminer la valeur d’un hectare de terre labourable sur le plateau picard où des dizaines de milliers d’hectares se ressemblent dont plusieurs centaines sont vendus chaque année. Mais il est rare que les termes de l’évaluation soient aussi simples. Le terrain à évaluer a presque toujours certaines singularités qui ne se retrouvent pas dans les mutations de référence connues dont on dispose. Pour tenir compte de cette dissemblance, les évaluateurs appliquent alors des « coefficients d’abattement » qui sont censés rétablir l’équilibre de la comparaison.

Toute la question est alors de savoir d’où sortent ces coefficients : Formalisation du savoir intuitif de l’évaluateur ? Argument d’autorité ? Simple correctif permettant d’aboutir au résultat considéré, à tort ou à raison comme le plus équitable ?

L’arbitraire des « coefficients d’abattement »

A l’occasion de la transformation d’une route en voie rapide, une trentaine d’hectares de terres labourables dépendant d’une grande exploitation agricole sont coupés d’un accès direct au siège d’exploitation : il faudra désormais faire trois kilomètres pour les rejoindre. Sachant que le prix de la terre libre d’occupation, et d’accès normal, est de 5.500 € par hectare dans les environs, quel est le préjudice subi par l’exploitant ? A s’en tenir à une méthode comparative stricte, il faudrait trouver, sur le marché foncier agricole, l’exemple d’une autre terre labourable de même qualité qui aurait été vendue avec justement le même niveau de difficulté d’accès. Recherche, bien sûr, parfaitement impossible.

L’expert de l’administration en charge de l’évaluation du préjudice cite différentes mutations enregistrées dans le secteur (confirmant les 5.500 € par hectare) et ajoute que dans un cas pareil il faut appliquer un abattement de 50 % pour difficulté d’accès des terrains. Pourquoi 50 % ? Pourquoi pas 5 % ou 90 % s’il n’existe aucune étude pour en décider.

Peut-être trouvera-t-on dans la jurisprudence un exemple de « coefficient d’abattement pour difficulté d’accès » de 50 %, mais cette référence repose à l’évidence sur un cas d’espèce inconnu qui n’a aucune raison d’être similaire au cas étudié car, quoi de plus relatif qu’une « difficulté d’accès » ? Cela ne signifie pas que le résultat soit nécessairement mauvais, car un évaluateur expérimenté peut avoir une bonne intuition. Mais cela veut dire qu’il serait naïf de croire que l’approche comparative repose sur l’existence de règles précises, voire de recettes qu’il suffirait d’appliquer dans chaque type de situation. Il ne s’agit au mieux que d’artifices de présentation quantifiée destinées à « habiller » l’intuition de l’évaluateur.

De proche en proche, lorsqu’on quitte des cas aussi simples que ceux du lot de lotissements ou de l’hectare de terre labourable pour aborder l’évaluation de biens moins standards, il devient nécessaire de multiplier les correctifs qui visent à ramener l’hétérogénéité du réel à une certaine homogénéité des données afin de rendre possible les comparaisons entre le bien dont on cherche la valeur et les biens dont on a pu observer les prix

Les approches analytiques de la valeur foncière

La seconde approche consiste à renoncer à comparer le terrain à évaluer avec des biens par trop dissemblables pour procéder à une analyse directe de la valeur qu’il représente pour son propriétaire ou qu’il représentera pour son acquéreur.

Dans quelques cas, une telle démarche est aisée. Cas le plus simple, si par exemple une terre agricole fait l’objet d’un bail rural auquel son propriétaire n’a guère d’espoir de mettre un terme, la valeur de cette terre est, pour lui, le montant du placement financier qui lui apporterait le même revenu net. L’utilisation, dans un tel cas, de l’approche comparative qui consiste à se référer aux exemples de terres sous bail ayant fait l’objet de mutations dans le secteur, paraît plus objective mais elle est en réalité plus mauvaise car les conditions des baux, les possibilités d’y mettre un terme, sont variables. Quand l’autre approche comparative consistant à prendre des références dans les mutations de terres libres d’occupation et d’y appliquer un coefficient d’abattement, elle serait parfaitement arbitraire, en dépit d’une apparence de logique, le résultat dépendant uniquement du coefficient choisi.

Le recours une évaluation par capitalisation des revenus attendus peut se justifier lorsqu’il s’agit d’immeubles de rapport (logements ou bureaux) ; la valeur du bien est alors, pour son propriétaire comme pour son locataire, la somme de la valeur actualisée des loyers à percevoir. Mais c’est rarement le cas d’un terrain en milieu urbain avec cependant une exception majeure, celui des terrains sous baux à construction dont un exemple d’évaluation sera donné plus loin. L’approche analytique s’impose également lorsque le terrain à évaluer est trop singulier.

Si par suite d’une faillite ou d’une délocalisation, un terrain de cinq hectares se trouve à vendre au centre d’une ville moyenne, il est clair qu’aucune approche comparative ne sera de quelque utilité puisqu’aucune mutation de ce type n’est sans doute intervenu depuis de nombreuses années dans la même ville. A supposer qu’un tel terrain existe dans un quartier voisin, même en imaginant que le droit des sols applicable est bien établi dans les deux cas, il serait impossible d’en tirer directement aucun élément de comparaison valable : les coûts de libération du terrain, sa dépollution, l’image du quartier, la qualité du voisinage, les travaux d’aménagement à prévoir, la qualité du sous-sol, l’accessibilité, tout sera différent.

Certains évaluateurs vont alors chercher des références dans d’autres villes réputées similaires, mais cela paraît bien hasardeux, chaque ville ayant un marché foncier spécifique dépendant aussi bien de ses caractéristiques (taille, richesse de la population) que des choix d’aménagements déjà mis en œuvre par une collectivité locale elle aussi différente.

Seule une analyse financière des potentialités du site et des coûts de leur mise en œuvre, permettra de dégager une valeur qui ne sera d’ailleurs qu’une hypothèse subordonnée aux décisions politiques locales. C’est à ce type d’analyse que procéderont les promoteurs qui ne manqueront pas de s’intéresser à l’affaire, et non à une comparaison artificielle avec l’autre grand terrain vendu dans la même ville ou dans une autre ville semblable.

Exemple d’approche analytique : la valeur d’une fenêtre

L’histoire se passe dans une commune limitrophe de Paris. Une opération qui s’annonçait d’une grande banalité : une « dent creuse » (12 mètres de façade entre les murs aveugles des deux immeubles voisins de quatre étages chacun), occupée par un vieux garage, est achetée cash deux millions d’euros par un promoteur à son propriétaire exploitant qui prend sa retraite. La constructibilité du terrain qui ne pose en effet aucun problème, a été confirmée par la délivrance d’un certificat d’urbanisme positif.

C’est en démolissant le garage que l’on découvre l’existence d’une fenêtre percée dans l’un des deux murs aveugles des immeubles voisins, au raz du toit du garage, au niveau du premier étage. L’existence de cette fenêtre n’est pas signalée sur l’acte notarié d’acquisition de la parcelle, il y a quarante ans, par le père du vendeur. De son côté, le propriétaire actuel de l’appartement du premier étage est manifestement de bonne fois : il l’a acheté en l’état il y a trois ans et il est pour lui hors de question de laisser murer sa fenêtre. Il est vraisemblable qu’elle a été percée par l’un des propriétaires précédents, sans rien demander à personne, mais quand ? Tout dépend de la réponse à cette question. Si la fenêtre a plus de trente ans, en l’absence de toute action du propriétaire du garage pour la faire murer, un droit de vue existe de facto au bénéfice de l’appartement du premier et, compte tenu des règles en vigueur, une bande de trois mètres est inconstructible, ce qui fait perdre le quart de la constructibilité de la parcelle et sans doute un bon tiers de sa valeur du fait de l’exiguïté de l’espace restant. Au contraire, si la fenêtre a moins de trente ans, le principe de la prescription acquisitive ne joue pas et le promoteur peut obtenir que la fenêtre soit murée. Combat d’experts sur l’âge de la fenêtre qui est reconnue avoir une quarantaine d’années compte tenu du modèle des ferrures.

Il ne reste plus au promoteur qu’à négocier à l’amiable avec son adversaire qui, en l’espèce, acceptera de boucher sa fenêtre pour 150.000 euros et le remboursement des frais, mais celui-ci aurait certainement pu obtenir davantage s’il avait pu mesurer que sa servitude enlevait au terrain voisin le quart de sa constructibilité.

La valeur d’un terrain n’est que la valeur d’un droit. Elle s’ampute de la valeur de tous les droits concurrents qui existent sur ce terrain.