Le mystère du droit foncier

Sens et non-sens d’une politique volontariste de généralisation de la propriété privée de la terre dans le décollage des économies des sociétés du « Sud ».

Etienne Le Roy, 2007

Cette fiche résume une communication d’Etienne Le Roy. L’auteur prend vigoureusement le contrepied des thèses d’Hernando de Soto (« Le mystère du capital »).

Le titre est la paraphrase de celui d’un ouvrage d’Hernando de Soto, gourou de la Banque mondiale pour ce qui concerne la problématique foncière, The Mystery of Capital. Le message de cet auteur, dont on retrouvera les arguments ultérieurement, est ainsi présenté dans la revue Marchés Tropicaux : « (l)es pays en voie de développement dorment sur un capital considérable, la première des richesses, celle sur laquelle tout pays prospère a jeté les bases de son développement économique : le foncier ». Si donc leur développement est bloqué c’est « tout simplement parce qu’ils ne se sont pas dotés d’instruments fiables de protection de la propriété » (Faux 2004). La généralisation de la propriété privée serait donc « la » clef du déblocage des économies, ce qu’explique Hernando de Soto : « En Occident, toute parcelle de terrain, toute construction, toute machine, tout stock est représenté par un titre de propriété qui est le signe visible d’un vaste processus caché reliant tous ces biens au reste de l’économie. (…) Grâce à ce processus, l’Occident confère une vie propre aux biens et leur permet de générer du capital » (de Soto 2005 : 15) Pour discuter les arguments de cette thèse, nous avons introduit dans un sous-titre diverses précisions qui devraient permettre de circonscrire le débat.

Ce débat porte non sur la propriété en général mais sur la propriété privée, c’est-à-dire sur « le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue à condition de respecter les lois et règlements en vigueur » (article 544 du Code civil dit Code Napoléon de 1804). Son trait discriminant est le caractère discrétionnaire d’une aliénation dont on devra mesurer les incidences par la suite. On ne conteste pas ici qu’une grande majorité de sociétés du « Sud » connaissent des formes de « propriété » de la terre, même si le terme propriété prêtant à confusion, il serait judicieux d’en limiter l’usage. Mais ces formes de « propriété » connotent des situations d’affectation de la terre à un usage (la terre est appropriée à la riziculture ou à l’élevage pastoral, d’où la reconnaissance de maîtrises foncières spécialisées et plus ou moins exclusives) et non de réservation d’un capital foncier à un usager, approprié par ce dernier comme un bien avec la faculté d’en disposer « de la manière la plus absolue » (Le Bris, Le Roy, Mathieu 1991).

Deuxièmement, nous traitons ici de politiques foncières, donc de choix que les autorités locales ou nationales peuvent ou doivent réaliser, en se prononçant sur le type de garanties qu’elles acceptent de reconnaître et d’organiser pour assurer la sécurité des transactions. Cette approche concerne également les faits de gouvernance qui en sont la dimension pratique, le mode de concrétisation des choix de politique juridique. La sécurité foncière ne tient que secondairement à la détention de titres et au caractère plus ou moins absolu du droit ainsi reconnu. La véritable garantie ne peut être apportée que par l’autorité publique représentant l’intérêt général. Si cette autorité est faible, absente, corruptible, hésitante ou exagérément dominée par la protection des intérêts d’une minorité, nul titre ne suffit à garantir la sécurité des transactions si un consensus a minima ne légitime pas l’exercice des droits invoqués.

Troisièmement et de manière sommaire, ces politiques en ce début du XXIe siècle, après la dissolution de l’empire soviétique et la disparition du « deuxième monde » organisé selon le principe d’une planification centralisée de l’économie, ont le choix entre une adhésion sans réticences à l’économie de marché et la tentative de composer avec ses implications.

La première voie, souvent caricaturée, est caractérisée par le capitalisme libéral et soutenue par quelques « mastodontes », la Banque mondiale, les Etats-Unis d’Amérique en particulier. Mais même là où la propriété privée est généralisée, une part importante des espaces (« publics » ou « communs ») sont exclus du marché et ce marché ne fonctionne pas en pratique selon les lois de l’économie politique classique. En particulier les échanges ne sont pas transparents et la concurrence peut être biaisée. Quant à la seconde voie, elle est dans la réalité très embouteillée. On y retrouve d’abord des sociétés ayant une longue tradition de l’économie de marché mais des options socialisantes qui en impliquent le contrôle, en particulier du marché foncier pour des zones ou des activités sensibles. À l’autre extrême, les pays les moins avancés (PMA) sont dans une telle situation de pauvreté que l’accumulation primitive de capital ne se réalise pas à une échelle suffisante pour induire la capacité à investir dans un titre de propriété : trop long à obtenir, trop coûteux, offrant plus d’inconvénients que d’avantages, on y reviendra, et inutile tant que les solidarités « traditionnelles » restent opératoires. Enfin, entre ces deux extrêmes, il existe une gamme de sociétés dites à économie émergente dans lesquelles la propriété privée devient un mode d’accès à la terre reconnu, mais minoritaire, et où le problème est celui de sa généralisation comme mode principal, voire exclusif, de sécurisation foncière.

La question dont nous traiterons ici est donc de savoir si les experts de politiques foncières doivent ou non recommander la généralisation de la propriété foncière pour les pays les moins avancés et les pays à économie de marché émergente. Il ne s’agit pas ici de se substituer aux décisions des autorités politiques des pays concernés ou des organismes internationaux et de bailleurs de fonds impliqués : à chacun ses responsabilités. Le rôle de la recherche est de dégager les enjeux, les conditions et les conséquences envisageables des options de développement. Dans le cas qui nous intéresse présentement, nous allons expliquer successivement que la propriété privée, au sens ci-dessus, ayant été inventée par et pour l’économie de marché, la généralisation de la propriété privée passe par l’existence d’un marché généralisé.

En l’absence d’une généralisation du marché, la propriété privée est non seulement inefficace mais aussi dangereuse : un marteau-pilon pour écraser une noix. Une politique de généralisation serait un non-sens dans toutes les sociétés dans lesquelles le marché n’est pas généralisé et où, donc, on observe une marchandisation imparfaite de la terre. On y ajoutera que cette réalité, loin d’être un handicap, peut être le support d’un développement durable respectueux des nouvelles exigences de l’économie mondiale dès lors qu’on accepte de prendre en considération les solutions et les outils alternatifs que la recherche foncière met à la disposition des décideurs du « Sud » et de leurs sociétés.

Sources

  • Paru dans Christoph Eberhard (dir.), Enjeux fonciers et environnementaux. Dialogues afro-indiens, Pondichery, Institut Français de Pondichéry, 2007, 549 p (57-88). Article disponible ici