Les mouvements de pobladores, les désastres socio-naturels et la résistance à la ville néolibérale au Chili
Claudio PULGAR PINAUD, 2016
La période récente – de 2010 jusqu’à 2014 – représente un point d’inflexion dans la société chilienne (ce processus est encore en cours), et au sein même du mouvement de pobladores. Après le double mouvement tellurique et social de 2010 (Pulgar, 2012a), on a constaté l’explosion en 2011 (Pulgar, 2012b), d’un mouvement social plus ample qui est le plus « significatif des vingt dernières années » (Garcés, 2012), après le mouvement de résistance à la dictature dans les années 1980. Ceci est lié, selon notre hypothèse, aux contradictions structurelles du « modèle ». Il est important de souligner le développement territorial de ce mouvement social, dans lequel le mouvement de pobladores a joué un rôle décisif. Nous étudierons, en première partie, deux mouvements sociaux, d’une part parce qu’ils se distinguent par leur irruption soudaine et leur nouveauté, d’autre part en raison de leur articulation au niveau national et de leur aptitude à négocier et à faire des propositions dans différents domaines.
Il s’agit de la Fédération Nationale de Pobladores (FENAPO) et du Mouvement National pour la Reconstruction Juste (MNRJ), les deux fonctionnant comme des fédérations de mouvements locaux. En deuxième partie, nous établirons une comparaison avec les mouvements et résistances de 2014.
Les deux mouvements, la FENAPO et le MNRJ, sont des « mouvements de mouvements », des « réseaux de réseaux, qui commencent à construire un nouveau sujet historique, pluriel et divers » (Houtart, 2010). Dans le cas de la FENAPO et du MNRJ, « de mouvements strictement revendicatifs, ils deviennent aussi des mouvements qui proposent des solutions, bénéficiant souvent de l’appui technique d’ONG, d’universitaires et de diplômés de diverses spécialités. Leurs exigences s’élargissent aussi. Loin de se limiter à des questions spécifiques directement liées à leurs besoins locaux, nombre de ces mouvements en viennent à critiquer les modèles de développement. Le fait de s’organiser en réseau explique, en partie, l’élargissement de cette vision locale vers une vision plus inclusive d’ordre universel » (Brasao Texaira et al., 2010)
Les mouvements sociaux urbains se transforment du même coup en espaces d’éducation non formelle de la société civile, comme le suggère Gohn (2002). Les mouvements de pobladores, (y compris les sans-logis, « allegados1 », surendettés et sinistrés) regroupés dans la Fédération Nationale des Pobladores (FENAPO) avaient prévu d’annoncer leurs propositions de politiques urbaines de logement en mars 2010, lorsque Sebastián Piñera, un entrepreneur soutenu par la coalition de droite, allait assumer le mandat de président du pays. Mais à cause du séisme du 27 février 2010, ils ont fait leur apparition quelques semaines avant le changement de présidence. Ainsi, leur action directe, leur organisation et leur développement se sont construits à partir de l’action humanitaire pour venir en aide aux sinistrés, ce qu’eux-mêmes ont qualifié d’une aide « de pueblo a pueblo2 ».
Cette action montre une dimension de résilience organique au niveau de la mobilisation des ressources. L’apparition publique de la FENAPO a donc lieu en avril 2010 lors de sa première mobilisation de rue, face au Palais présidentiel, pour exiger une réunion avec le président de la République, puis en juin 2010, à travers les mobilisations de rue « pour exiger l’accomplissement de divers engagements et donner à connaître ses positions en matière de logement social, de dette et de reconstruction3 ». Après une série d’importantes mobilisations, le mouvement a réussi à obtenir en janvier 2011 la tenue d’un groupe de travail directement avec la Ministre de l’époque et ses conseillers les plus proches. Grâce aux négociations, le Ministère a stoppé ses projets de libéralisation de la politique de logement et les organisations de base ont obtenu l’engagement d’avoir le soutien du Ministère du Logement pour développer un projet de logements sociaux autogérés4. Ce succès d’une stratégie de résistance a mis en évidence les « capabilities» du mouvement social.
En parallèle, les mouvements de victimes du tremblement de terre et tsunami de 2010 se sont regroupés au sein d’un réseau plus ample nommé Mouvement National pour la Reconstruction Juste (MNRJ), qui s’est transformé en l’un des principaux référents citoyens pour la défense des sinistrés du tremblement de terre et qui a permis de rendre visibles ces problématiques au niveau national. Dans le cadre de l’émergence de ces deux nouveaux acteurs collectifs, la FENAPO représente « l’héritière » d’un mouvement social historique, à savoir, le mouvement des pobladores du Chili. En revanche, le MNRJ apparaît comme une réaction au processus de reconstruction, réaction des victimes du tremblement de terre alliées à des composantes du mouvement social historique des pobladores. Ces nouveaux mouvements sociaux apparaissent dans le contexte d’un État subsidiaire et néolibéral contesté. Face aux évidentes limites de celui-ci, surgissent de nouvelles demandes sociales, dans le sens de plus d’autonomie, voire d’autogestion. Quatre ans après, avec l’émergence du « double mouvement tellurique et social »
qui comprend un changement dans la coalition du gouvernement, nous observons une certaine continuité dans l’action des mouvements de pobladores. Sans entrer dans le détail de ses débats internes, de la recomposition des forces qui la composent, des scissions du mouvement des endettés du logement et d’autres problèmes, la FENAPO a toujours continué à avancer pendant toutes ces années à l’échelle locale et nationale5. De plus, le MNRJ6 a perdu de son importance car la reconstruction de 2010 (sans parler du fait que les politiques néolibérales continuent) a avancé de manière accélérée, ce qui a fait qu’une grande partie des militants de base sont retournés sur leurs territoires, afin de faire avancer leurs projets ou alors ils ont disparus une fois que leurs principales revendications ont abouties.
La réponse des pobladores sinistrés de Iquique et Valparaiso face à la reconstruction
Dans le cas du séisme de 2010, les mobilisations pour la reconstruction ont mis quelques mois à se mettre en place, alors qu’à Iquique en 2014, elles se sont déclenchées quelques jours après. Cela montre bien que les organisations de pobladores ont amélioré leur pouvoir d’agir et d’organisation, ce qui est dû au « climat social » du pays depuis 2010 (Pulgar, 2012a). La principale différence tient au fait qu’en 2014, il n’y a eu ni création ni consolidation de nouveaux mouvements de pobladores, ni de fédération, et cela à Valparaiso comme à Iquique. Hormis quelques groupes de sinistrés qui se sont, de manières ponctuelles, alliés à la FENAPO ou à ce qui reste du MNRJ.
En ce qui concerne Iquique, les manifestations ont commencé trois jours après le tremblement de terre7 et ont continué jusqu’en septembre. Nous avons pu constater lors de notre travail de terrain à Iquique et Alto Hospicio, en octobre 2014, c’est-à-dire six mois après le séisme, que le processus de reconstruction n’avait pas encore commencé (Aguirre, Guerra, 2014). Comme les sinistrés se sont bien mobilisés, le gouvernement a répondu en donnant rapidement des aides à la location pendant la période d’urgence, ce qui a permis de calmer les esprits et éviter de potentielles résistances.
Une grande partie des victimes du séisme d’Iquique comme de Alto Hospicio vivaient dans des logements sociaux construits ces trente dernières années. Une hypothèse possible est de dire que beaucoup d’entre eux ont préféré continuer de faire avec la logique existante, la solution de « haut en bas » qui est le résultat d’années et d’années de politiques subsidiaires aliénantes (Ruipérez, 2006).
En effet, cette stratégie qui consiste à donner des solutions au cas par cas, a piégé l’organisation collective. À Iquique, on est arrivé à la mise en place d’une alliance publique-privée avec une entreprise minière qui a offert 240 logements d’urgence de bonne qualité. À Alto Hospicio, la situation était moins glorieuse, étant donné que six mois après, il y avait encore des familles qui vivaient sous des tentes. Nous pouvons expliquer le manque de mobilisation des pobladores à Iquique comme à Alto Hospicio par un contexte où les vulnérabilités qui existaient déjà, en plus des logiques clientélistes et les dommages principalement sur les logements sociaux, ont fait que la reconstruction a aussi engendré un frein et la neutralisation des mobilisations.
Dans le cas de Valparaiso, et c’est cela la principale différence avec le cas d’Iquique-Alto Hospicio, il existe un tissu social et une forme de production sociale de la ville très importante, que l’on peut vérifier avec le « phénomène urbain des tomas de terrenos dans les ravins de Valparaiso (Pino Vásquez, Ojeda, 2013) », là-même où a eu lieu le méga incendie. Dès la phase d’urgence, l’autogestion a joué un rôle fondamental à Valparaiso, ce qui a pu permettre à des milliers de bénévoles de nettoyer les débris et de construire des logements d’urgence. L’État a vite été débordé par une myriade de bénévoles, qui, émus par la violence de l’incendie, sont arrivés par milliers pour aider le port. L’existence antérieure d’organisation territoriales comme des centres sociaux, culturels, des organisations d’habitants, etc. a fait que l’aide a pu être canalisée par ce tissu préexistant. Au début, l’État s’est appuyé sur les organisations de base, mais peu de temps après, il interdisait le bénévolat qui commençait à se transformer en une sorte de pouvoir parallèle au pouvoir institutionnel. Contrairement à Iquique, les pobladores de Valparaiso ont commencé à reconstruire par leurs propres moyens peu de jours après l’incendie. Six mois après, nous avons pu vérifier sur le terrain le processus incessant de reconstruction autogérée. Il faut mentionner des initiatives telles que la cartographie des conflits8 ou des projets coopératifs, qui – et pas seulement à cause de l’incendie – montrent les capacités des organisations de Valparaiso et leur fonctionnement « du bas vers le haut », ce qui leur permet de se projeter dans des résistances à long terme.
Réflexions finales
Il faut comprendre les processus de reconstruction, et donc de production des villes chiliennes en tant que conflits entre des acteurs qui prétendent récupérer de l’argent, qui bénéficient du transfert de la richesse publique au secteur privé via le marché foncier et les subsides et des acteurs, majoritaires, qui résistent à cette logique et qui défendent la valeur d’usage contre la valeur d’échange marchand. Les mouvements sociaux proposent d’avancer vers plus de justice spatiale, pour dépasser le modèle subsidiaire du logement et donc de reconstruction, avec des villes où il y aurait une fonction sociale du sol, de l’autogestion, pour faire face à l’hégémonie actuelle du marché. Nous voyons qu’avec des initiatives concrètes, on commence à construire des villes post-néolibérales.
Il faut toutefois situer cette émergence des mouvements sociaux urbains dans un contexte historique plus vaste et comprendre que les mouvements actuels font partie du mouvement historique des pobladores au Chili. C’est de là que part notre hypothèse du double mouvement tellurique et social, le tremblement de terre étant bien un évènement catalyseur ou mobilisateur de processus qui étaient en cours, de manière souterraine. Les propositions et projets, notamment de la FENAPO, revendiquant plus d’autonomie et fondés sur l’autogestion, mettent en question la relation de dépendance assistancielle envers l’Etat, renforcée par les politiques néolibérales. Ce conflit témoigne d’une dialectique entre l’aliénation, résultant des politiques néolibérales, et les processus émancipatoires qui commencent à surgir dans les territoires. Les processus de résistance et de résilience se croisent, augmentant la complexité dialectique du problème.
Dans un précédent travail, nous avons étudié l’un des mouvements fondateurs de la FENAPO : le Mouvement des Pobladores en lutte, MPL (Pulgar, Mathivet, 2010), que nous souhaitons mettre en avant car il a su varier ses modes d’action, du logement à l’urbain et même l’éducation, ce qui montre ses capacités de résistance et de résilience. La définition du MPL est de mener des « luttes sans l’État, via le contrôle du territoire et l’autogestion, contre l’État, par l’action directe pour effriter l’ordre dominant, et depuis l’État, comme une accumulation de force antisystème (Marín, 2014) » : il propose une stratégie complexe et autonome, capable d’être sur plusieurs fronts en même temps, pour dépasser les demandes assistencialistes. Il est intéressant d’observer comment cette proposition va dans le même sens que l’analyse de Lopes de Souza sur l’autonomie d’autres mouvements sociaux latino-américains qui avancent « ensemble avec l’État, malgré l’État et contre l’Etat », surtout dans le cas du mouvement des travailleurs sans toit du Brésil et le mouvement piquetero en Argentine (Lopes de Sousa, 2006 ).
Comment lier les concepts de droit à la ville et de justice spatiale avec l’action de ces mouvements sociaux urbains au Chili ? Soja (2010) explique la différence entre les concepts de justice spatiale et de droit à la ville, le premier se présentant comme une approximation analytique qui peut « être opérationnelle » de manière diverse localement, alors que le droit à la ville peut être compris comme un horizon politique global commun qui articule différentes revendications. On voit comment l’agenda de la néolibéralisation continue d’être en vigueur, alors que le MINVU discute de la nouvelle politique de développement urbain, parallèlement, le mouvement de pobladores consolide sa vision qui, comme nous l’avons vu, a évolué de la revendication du droit au logement vers l’horizon plus large du droit à la ville.
1 Allegados : le terme désigne les personnes qui, par manque de logement, se voient obligées de vivre chez leurs familles ou louer une pièce dans une maison
2 Ayuda de pueblo a pueblo : aide apportée directement par les organisations de base aux populations victimes du tremblement de terre et du tsunami, sans intermédiaire (gouvernemental ou ONG).
3 « 700 pobladores de la FENAPO se movilizaron en Santiago », El Ciudadano, 4 junio 2010.
4 Travail qui a été soutenu par l’Université du Chili avec le « Consultorio de Arquitectura FAU » (Cabinet de Consultation FAU, architecture, habitat, communauté et participation)
5 En 2014, la FENAPO a connu une autre année forte en mobilisations, La principale a été l’occupation des rives du fleuve Mapocho, en plein centre de Santiago, pendant 74 jours en plein hiver. Après cette action d’éclat, qui a presque été complètement occultée par les médias alors que lors d’une action, plus de 4000 personnes sont venus soutenir cette occupation le 19 août, la FENAPO a décidé d’occuper un immeuble dans le centre de la capitale, en plein quartier Bellas Artes, zone gentrifiée et très touristique. Cet immeuble a hébergé des familles, qui demandaient d’exercer leur droit à la ville et que les promesses de subsides au logement leur arrivent enfin. Après trois mois d’occupation, ces familles ont été violemment expulsées par la police le 3 décembre 2014.
6 Bien qu’une de ses porte-paroles participe en tant que représentante de la société civile au CNDU, les bases ne sont plus mobilisées, ni organisées.
7 « Habitantes de Iquique encienden barricadas para protestar por falta de ayuda », EMOL, 4 de Abril de 2014.
8 « ¿Te invité yo a vivir aquí? Cartografía colectiva crítica de Valparaíso », Iconoclasistas, julio 2014.
Sources
AGUIRRE A., A.GUERRA, « A seis meses del terremoto en el Norte : Reconstrucción de casas
aún no parte », La Segunda, 01 octubre 2014.
BRASAO TEXAIRA R., MC. MORAIS (2010), « El derecho a la ciudad : las luchas de los movimientos sociales urbanos y el papel de la universidad. El caso de la Vila de Ponta Negra-Natal » In Musset A. (ed.), Ciudad, sociedad y justicia : un enfoque espacial y cultural, Mar del Plata, EUDEM.
GARCÉS M. (2012), El despertar de la sociedad. Los movimientos sociales en América Latina y Chile, Santiago, Lom Ediciones.
GOHN M. (2002), « Movimentos sociais : espaços de educaçao nao-formal da sociedade civil », Universia.
HOUTART F. (2010), De la resistencia a la ofensiva en América Latina : cuales son los desafíos para el análisis social, Cuadernos del Pensamiento Crítico Latinoamericano, Buenos Aires, CLACSO.
LOPES DE SOUSA M. (2006), « Together with the State, Despite the Statem Against the State, Social Movements as “Critical Urban Planning” Agents. » City, vol. 10 No 3, 2006.
MARÍN F. (2014), « Entrevista a Henry Renna, militante MPL : “La violencia cuando sea necesaria, la legalidad hasta donde nos sirva, la autogestión como forma de caminar”, El Ciudadano.
PINO VÁSQUEZ A., Ojeda G. (2013), « Ciudad y hábitat informal : Las tomas de terreno y la autoconstrucción en las quebradas de Valparaíso », Revista INVI, n° 28.
PULGAR PINAUD C., C. MATHIVET (2011), « Le Mouvement de Pobladores en Lutte : les habitants construisent un lieu pour vivre à Santiago » In : Sugranyes A., Mathivet C. (eds.), Villes pour toutes et tous. Pour le droit à la ville, propositions et expériences, 2e édition, Habitat International Coalition (HIC), Santiago.
PULGAR PINAUD C. (2012 a), « Le double mouvement tellurique et social : le Chili après le tremblement de terre du 27 février 2010. Mouvements sociaux urbains, ville néolibérale, reconstruction, justice spatiale et droit à la ville », Paris, Mémoire de Master 2 Étude comparative du développement, mention Sciences Sociales, Territoires et Développement, École des Hautes Études en Sciences Sociales, EHESS.
PULGAR PINAUD C. (2012 b), « La revolución en el Chile del 2011 y el movimiento social por la educación. La Sociología en sus escenarios », Colombia, n° 24.
RUIPEREZ, R. (2006) « ¿Quién teme a los pobladores? Vigencia y actualización del Housing by people de John Turner frente a la problemática actual de hábitat popular en América Latina », Universidad Nacional de Colombia, Facultad de Artes, Bogota.
SOJA E. (2010), « La ville et justice spatiale » In : Bret B. et al. (dir), Justice et injustices spatiales, Presses Universitaires de Paris Ouest, Paris
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