Le community organizing : un syndicalisme de quartier
Adeline DE LÉPINAY, 2016
Mis en place et théorisé à partir de la fin des années 1930 par Saul Alinsky1, le community organizing nous vient d’outre-atlantique. Proche des pratiques des wooblies, militants des IWW2 au début du XXe siècle, on retrouve ses principes dans les luttes menées par les ouvriers agricoles californiens autour de César Chavez dans les années 1960, et on peut voir des parallèles avec les analyses du pédagogue brésilien Paulo Freire. En France, ces méthodes se développent depuis 2010.
Qu’est-ce que le community organizing ?
Le mot « community », tel que l’entendent les nord-américain-es, désigne celles et ceux dont on se sent proche, pour une raison ou pour une autre. Chacun-e appartient le plus souvent à plusieurs communautés : quartier, parents d’élèves, association, métier, conviction, etc. C’est sur ces communautés que se base le community organizing afin de créer une mobilisation des classes populaires et leur organisation en un contre-pouvoir durable et structuré3.
Le local, l’endroit où l’on habite, celui où on travaille, où on vit, est donc au centre du processus. C’est pour cela qu’on peut qualifier le community organizing de « syndicalisme de quartier » : ce qui regroupe n’est pas le métier ou l’entreprise, comme c’est le cas dans le syndicalisme que nous connaissons, mais le lieu où l’on vit. C’est aussi un « syndicalisme tout-terrain », puisque son objectif est d’agir sur l’ensemble des sujets qui touchent les personnes ainsi organisées : son action peut donc être très large.
Ainsi, l’Alliance citoyenne de l’agglomération grenobloise4, la première organisation de ce type créée en France, a d’ores et déjà mené des campagnes à l’échelle de quartiers concernant la rénovation urbaine, la lutte contre les cafards, le remplacement de fenêtres mal isolées, la sur-facturation de chauffage et d’eau chaude, la préservation d’un quartier piéton, la reconstruction d’une école, mais également des campagnes plus transversales sur les conditions de travail de femmes de ménage, le droit à la scolarisation des mineurs étrangers isolés, la simplification des démarches administratives pour les étudiants étrangers.
Les objectifs du community organizing et leurs ambiguïtés
Dans l’optique de développer des contre-pouvoirs populaires, le community organizing, qui est une méthode d’action et d’organisation collective prenant pour point de départ les dominations et les injustices vécues matériellement par les gens, poursuit trois objectifs.
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Un premier objectif, qu’on peut qualifier de pragmatique et réformiste, consiste à considérer le monde « tel qu’il est » et à mener collectivement des luttes sous forme d’action directe afin d’obtenir des améliorations dans les conditions de vie des classes populaires (comme pourrait le faire un syndicat, mais sur des terrains allant du logement à l’éducation en passant par le travail).
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Le deuxième objectif est de créer une véritable dynamique d’éducation populaire politique. Celle-ci va se réaliser du fait que ces luttes menées et gagnées collectivement vont permettre de dépasser un sentiment de fatalité et une exclusion politique réelle. Elles vont par ailleurs être le cadre de développement d’une conscience de classe fondée sur une certaine lecture des antagonismes sociaux.
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Le troisième objectif est révolutionnaire : le but est en effet de construire un rapport de force par l’organisation collective de celles et ceux dont le seul pouvoir est le nombre.
Tous ces projets peuvent être comparés à un syndicalisme révolutionnaire multi-terrain, dont la base ne serait pas l’entreprise mais le quartier. Ils sont lancés par des personnes qui cherchent à être dans l’action et à lutter concrètement dans une optique matérialiste et pragmatique, convaincu-es que l’action directe est un moyen d’éducation populaire puissant, et que la dénonciation des domi-nations ne peut être réellement efficace qu’en luttant concrètement contre les actes qu’elles engendrent.
Un objectif d’éducation populaire
Le community organizing vise à obtenir des victoires, des améliorations concrètes. Ces victoires permettent de développer chez les membres la confiance dans leur capacité à intervenir collectivement et à faire entendre leurs intérêts sociaux sur la place publique. Par leur expérience au sein d’une community organization5 et leur participation à des actions très concrètes, les personnes prennent conscience des conditionnements sociaux et des inégalités structurelles qu’elles subissent, et vivent une alternative par la pratique de processus radicalement démocratiques. Les victoires obtenues permettent de construire une émancipation et une autonomie politique, et de structurer petit à petit une organisation de masse et un rapport de force de plus en plus favorable.
La méthode principale de mobilisation du community organizing est le porte-à-porte. Lors de cette première rencontre, il s’agit de partir des préoccupations des personnes que l’on rencontre, de leurs problèmes concrets et quotidiens. Cette posture radicalement matérialiste permet un premier moment de conscientisation politique. Il s’agit en effet, au travers de la conversation qui va s’instaurer, de se questionner pour identifier l’injustice structurelle qui sous-tend chaque problème concret : pourquoi dans notre quartier la Mairie laisse la situation se dégrader, alors qu’elle investit par ailleurs dans de nouveaux quartiers censés attirer de nouvelles populations ? Prendre ensuite conscience du nombre de personnes dans le quartier (et dans d’autres) qui vivent la même injustice amène à imaginer la force que ce nombre procurerait si on se regroupait, et si on agissait collectivement pour que cela change.
Alors que d’un côté notre société diabolise le conflit, accusant les fauteurs de trouble de préparer la guerre civile, et que d’un autre côté on ne compte plus celles et ceux que le fatalisme mène à la soumission ou à la désaffection, le community organizing croit en la vertu intégratrice du conflit social. Paradoxalement, c’est en assumant de s’opposer aux institutions que l’on peut reprendre sa place dans la société. Or se sentir appartenir à une société est un préalable indispensable pour souhaiter vouloir la faire changer.
La possible récupération néolibérale d’une méthode libertaire visant l’émancipation
L’émancipation est un processus qui ne peut être qu’auto-constitué : on ne peut émanciper autrui. Ainsi, les processus d’émancipation nécessitent de faire appel à la responsabilité des personnes, car c’est notamment par l’exercice de leur responsabilité que celles-ci vont pouvoir construire et acquérir leur liberté. De ce fait, vouloir accompagner l’émancipation d’autrui est une démarche hautement paradoxale, qui doit trouver son équilibre entre, d’un côté, un risque paterna-liste qui voudrait « faire à la place de », et de l’autre, le risque de récupération néolibérale qui dirait « débrouille toi ! ».
C’est ainsi que les démarches qui cherchent à accompagner l’émancipation courent toutes le risque d’une récupération néolibérale. Le community organizingne déroge pas à cette règle. Car, tout en admettant que liberté et responsabilité sont intrinsèquement liées, on peut mettre en œuvre des pratiques très différentes selon les rôles respectifs que l’on donne à l’individuel et au collectif.
Si la lecture libertaire de l’émancipation défend un positionnement du type « Ne me libère pas, je m’en charge ! », elle considère que la responsabilité individuelle ne peut se penser indépendamment d’une prise en compte et d’une lutte contre les dominations structurelles, et donc d’une solidarité collective. Et c’est ce qu’entend constituer le community organizing : un cadre collectif pour une lutte contre les injustices, et l’émancipation individuelle et collective de ses membres.
Mais le glissement vers une lecture néolibérale est facile si l’on n’y prend pas garde, d’autant plus que cette lecture est largement dominante aujourd’hui. Car le néolibéralisme considère lui aussi que liberté et responsabilité sont intrinsèquement liées.
La différence entre conception libertaire et néolibérale se situe dans le fait que, là où la première vise à instaurer une société qui repose sur la solidarité, la seconde vise une société du contrat, où la seule volonté serait suffisante pour réaliser ses choix : « Quand on veut, on peut ». La visée libertaire considère au contraire que la liberté n’est pas possible sans égalité, et que le consentement contractuel individuel ne peut pas être pensé indépendamment des rapports sociaux inégalitaires. Ainsi, la liberté s’obtient notamment par la lutte contre les dominations et la recherche d’égalité, et la responsabilité individuelle s’articule avec la solidarité collective.
C’est ainsi que, si l’on n’y prend pas garde, le community organizing, comme d’autres outils mettant en avant l’idée d’empowerment6 (Bacqué, Bieweler, 2013), peut être utilisé pour mettre en œuvre une responsabilisation accrue des personnes, sommées de participer activement à la résolution de leurs « problèmes », et accompagner voire justifier un désengagement de l’État.
C’est ce qu’il se passe notamment avec les glissements du community organizingvers ce qu’on appelle le community development7. Dans ce cadre, il s’agit de s’auto-organiser pour améliorer les choses par nous-mêmes. Ce mouvement est notamment très avancé aux États-Unis. Il s’agit de préférer mettre en œuvre soi-même, par l’auto-organisation, une solidarité directe au sein du quartier (soutien scolaire, soupes populaires, accompagnement social…). Or le risque de ce « do it yourself », c’est d’utiliser toute son énergie collective pour une médecine du symptôme. Et cela peut avoir deux conséquences. D’une part celle de permettre ainsi à l’État de ne pas investir, voire de désinvestir, sa responsabilité sociale et redistributive. Et d’autre part de ne pas aller revendiquer un changement social qui permettrait d’agir sur les causes des difficultés (inégalités scolaires, précarité, droit au logement…)
Dans le monde du community organizing, la tentation néolibérale entraine une coopération avec les institutions et les acteurs publics dans le but de construire ce qu’on appelle un « développement social des quartiers populaires ». On est alors dans l’injonction faite aux pauvres de se prendre en main dans la résolution de leurs problèmes, et les mobilisations pourront donner lieu à des campagnes qui se limitent à créer des jardins partagés, ou qui vont jusqu’à l’auto-organisation de zones de voisins vigilants. Le tout en oubliant un objectif principal du community organizing : la transformation des rapports sociaux en maintenant une pression sur les institutions au travers de revendications de classe.
Paix sociale ou justice sociale ?
Tout comme le syndicalisme, le community organizing peut être utilisé comme outil de gestion des intérêts sociaux : un outil de canalisation de la conflictualité sociale, visant à produire du consensus, du gagnant-gagnant, de la co-gestion. On va chercher à adoucir les conséquences des inégalités, mais dominant-es et dominé-es le resteront ; le fait d’adoucir les conséquences éloignant d’autant la perspective de la remise en cause radicale de ces équilibres inégalitaires.
Sans dénigrer l’intérêt qu’il y a à limiter les conséquences des inégalités pour les dominé-es, on notera qu’on est ici au cœur du débat « paix sociale ou justice sociale », « réforme ou révolution ».
Démocratie interne et fonctionnement
Les principes de base des community organizations sont les suivants :
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Ce sont les premiers concernés qui décident
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Elle regroupe des membres divers (mélange des communautés)
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Elle est totalement indépendante des pouvoirs publics et des partis politiques
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Elle mène des luttes diverses (tout-terrain), verticales (orientées contre les institutions) et fédératrices
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Elle vise des victoires gagnables
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Elle agit sous la forme d’actions directes collectives non-violentes
Du local au global.
Le community organizing est avant tout une dynamique locale, qui mène principalement des combats locaux (logement, école, quartier, etc.) Mais l’envie de mener des campagnes plus larges et de faire changer plus largement les choses apparaît vite. En France, le community organizing s’importe en tant que tel depuis les alentours de 2010 (Mouvements, 2016).
D’un côté, des militant-es et des travailleurs et travailleuses sociaux, désabusé-es par les limites de leurs pratiques précédentes, découvrent la pensée de Saül Alinsky et s’y intéressent. Ils initient à partir de 2010 la création d’Alliances citoyennes à Grenoble, puis Rennes8 et récemment Aubervilliers. Aujourd’hui, ces organisations se structurent dans plusieurs quartiers de ces différentes villes, et elles regroupent plusieurs centaines de membres. Elles mènent des campagnes autour des questions de logement, d’école, de quartier, et même de travail. D’autres groupes devraient se monter dans un futur proche dans un certain nombre d’autres villes.
La seconde famille de community organizing en France est liée au Studio Praxis. Elle est menée par des militant-es de quartiers populaires qui se sont formés au community organizing lors d’un voyage aux États-Unis en 2010, pour appliquer la méthode dans leurs propres mobilisations. Ce sont eux par exemple qui ont coordonné la campagne « Stop le contrôle au faciès9 ». Ils accompagnent et soutiennent par ailleurs méthodologiquement et stratégiquement des mobilisations autres (accompagnement de La voix des Rroms, etc.)
À mesure que se structurent les groupes de community organizing se pose la question de l’échelle d’intervention : si l’on veut influencer plus largement les équilibres sociaux, il faut en effet pouvoir dépasser l’action uniquement locale.
Aux États-Unis, des campagnes unitaires ont été menées par exemple pour faire évoluer les pratiques bancaires. Dans le champ du travail, de larges mobilisations ont permis d’obtenir des améliorations pour des communautés précaires et peu syndiquées telles que les gardiens d’immeubles ou encore les femmes de ménages. Actuellement, la campagne Fight For $1510 (15$ de l’heure) demande la revalorisation de la rémunération des salariés de fast-food. Cette campagne s’internationalise aujourd’hui, et des organisations françaises (syndicats et community organizations) s’y joignent.
Pour mettre en œuvre ces campagnes à une échelle plus large, certaines community organizations choisissent de fonctionner de façon structurellement coordonnée. Il existe ainsi aux États-Unis quelques grandes fédérations qui regroupent chacune des dizaines voire centaines de milliers de membres sur l’ensemble du territoire (Talpin, 2016). En France, les coopérations, quand elles existent, sont informelles. Cependant, certain-es se posent la question de structurer un réseau national, qui permette de développer une force de frappe supérieure, notamment à l’échelle nationale, voire même internationale, en se liant avec d’autres réseaux.
Dans tous les cas, l’animation de telles organisations nécessite l’investissement à plein temps d’un certain nombre de personnes ayant une technicité spécifique à cette activité. Ces personnes sont appelées des organizers. Aux États-Unis, ils sont des milliers à exercer ce qui est devenu un véritable métier, auquel on se forme en suivant des cursus spécialisés à l’université ou dans des centres indé-pendants. En France, la petite dizaine de militant-es qui exercent cette activité à plein temps ont tous dû commencer par le faire sans salaire pendant plusieurs mois : notamment du fait de cette précarité choisie (il faut un certain confort pour prendre un tel risque volontairement), les organisateurs et organisatrices n’appartiennent le plus souvent pas aux mêmes groupes sociaux que ceux qu’ils organisent. Cela engendre une extériorité des « professionnels » vis-à-vis du groupe organisé. Mais cette extériorité a son importance, et a été théorisée dans ce sens par Saul Alinsky : elle oblige à ne pas nier la logique de pouvoir / contre-pouvoir qui doit aussi s’appliquer en interne de l’organisation, entre les membres qui ont démocratiquement le pouvoir sur l’organisation, et les organisateurs qui en pratique prennent beaucoup de place.
Dans la société en général comme dans les organisations qu’il crée, du local jusqu’au global, le community organizing incarne donc une démocratie fondée sur l’opposition et l’arbitrage entre pouvoirs et contre-pouvoirs.
1 Saul Alinsky, 1909-1972, est considéré comme le fondateur du community organizing. On peut découvrir sa vision dans son ouvrage le plus célèbre, « Rules for radicals » (1971), dont la dernière traduction est titrée « Être radical. Manuel pragmatique pour radicaux réaliste », publié aux Éditions Aden, 269 pages
2 Les Industrial workers of the world, syndicat créé en 1905 aux États-Unis et dont les militant-es étaient surnommé-es les wooblies, avaient pour principe fondamental l’unité des travailleurs et travailleuses au sein d’un seul grand syndicat en tant que classe partageant les mêmes intérêts.
3 Le mot « organizing» désigne le processus qui mène à l’organisation, et non pas l’organisation figée
4 Pour suivre les campagnes en cours et découvrir les anciennes : www.alliancecitoyenne-38.fr/category/actus/
5 La traduction des termes community organizing et community organizations n’étant pas consensuelle en France (organisation communautaire, organisation de citoyens…), je choisis dans cet article de ne pas les traduire.
6 La notion d’empowerment a émergé dans les mouvements radicaux de luttes sociales dans les années 1970 aux États-Unis. Elle a été récupérée à partir des années 1990 par l’ONU et la Banque mondiale, qui en ont fait un concept néolibéral en le réduisant à sa dimension individuelle.
7 Traduit généralement en « développement communautaire ».
8 L’organisation Rennaise s’appelle Si on s’alliait (www.sionsalliait.org) tandis que les deux autres s’appellent Alliances citoyennes (www.alliancecitoyenne.org)
Sources
ALINSKY, S. (2015), Être radical. Manuel pragmatique pour radicaux réaliste, Éditions Aden, Bruxelles.
BACQUÉ M, C. BIEWELER, (2013), L’empowerment, une idée émancipatrice, Éditions La Découverte, Paris.
MOUVEMENTS (2016), « Ma cité s’organise. Community organizing et mobilisations dans les quartiers populaires ». Revue Mouvements, numéro 85, printemps 2016, Éditions La Découverte, Paris.
TALPIN J. (2016), Community organizing. De l’émeute à l’alliance des classes populaires aux États-Unis, Éditions Raison d’agir, Paris.
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Lien vers le numéro de la revue Passerelle