Penser l’avenir des paysages : un défi pour les politiques publiques de l’énergie ?

Vincent PIVETEAU, 2013

Collection Passerelle

Cette fiche fait office de conclusion et revient sur les conditions nécessaires à de nouveaux projets de paysages, inscrits dans une logique de transition et de sobriété énergétiques.

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Le paysage peut–il être une manière de poser la question de notre avenir énergétique ? Peut–il même être le prisme de nos politiques énergétiques ? C’est le parti (ou le pari) à la fois fou et salutaire de ce numéro de la Collection « Passerelle ». Il est insensé, si l’on s’en tient à l’observation des faits. Qu’on regarde ne serait–ce que les derniers débats sur l’énergie (Grenelle de l’environnement, débat sur la transition énergétique) pour s’en convaincre. Le paysage est rangé au rayon des accessoires inutiles, quand il n’est pas vu comme une entrave dans l’adoption des choix énergétiques (par les oppositions qu’il suscite : aux éoliennes, aux champs photovoltaïques, etc.)

Mais il est indispensable si l’on prend acte des connivences entre énergie et paysage ; et si l’on mesure ce qu’une réflexion sur le paysage permet d’appréhender, en termes d’échelles d’espace et de temps – dimensions essentielles dans toute réflexion prospective.

L’énergie abondante, condition de l’expérience paysagère

On a souligné à l’envi les effets d’une énergie abondante et bon marché sur les transformations radicales de notre espace. La motorisation agricole, couplée à l’usage d’engrais et de produits phytosanitaires de synthèse (lesquels incorporent de l’énergie fossile) ont provoqué une mutation dans la physionomie des territoires ruraux. Avec elle, et en contrepartie d’une augmentation des productions alimentaires, on a assisté à une perte majeure de diversité, tant au niveau des espèces que des espaces. Simplification des systèmes et appauvrissement du paysage. Le diagnostic a été parfaitement conduit (voir les analyses de Régis Ambroise et François Letourneux dans ce numéro) pour qu’on n’y revienne pas.Il reste que le pétrole, cette énergie incorporée à notre mobilité, est aussi un acteur essentiel de la redécouverte des paysages. Au fond, si on peut parler avec une telle force, et avec le sentiment de pouvoir être entendu, des enjeux paysagers, c’est bien parce que la mobilité généralisée, démocratisée, nous a donné accès à une expérience sensible commune. Julien Gracq, à qui l’on doit ces visions vagabondes et intimes du territoire, ne confesse–t–il pas, dans les Carnets du grand chemin, le lien fondateur de la voiture et du paysage : « Je me sens toujours animé d’une espèce d’allégresse quand je me trouve sur la route ». Pareillement, l’histoire aérienne est l’occasion d’une redécouverte du paysage, dont Jean–Marc Besse analyse les étapes à travers la photographie aérienne : « Si l’avion et la photographie aérienne font de nouveau chanter le monde, ils contribuent également à mieux définir le paysage ». Et comment ne pas citer Pierre Deffontaines et Mariel Jean–Brunhes Delamarre qui, dans l’Atlas aérien de la France, voient dans la vue d’avion le moyen de libérer l’observateur des contingences de la vision au ras du sol. Il faut s’élever et tout s’éclaire. La généralisation de la voiture, la démocratisation du vol aérien ont des effets tout à fait désastreux sur notre empreinte carbone, mais n’ont–ils pas permis de développer une expérience paysagère partagée ? L’énergie abondante a transformé et appauvri nos paysages, mais n’en a–t–elle pas simultanément fait un bien commun et l’enjeu d’une politique ?

Le paysage, condition de compréhension des enjeux énergétiques

C’est vraisemblablement Jean Brunhes qui fut en France le premier à parler du paysage du pétrole. « Il y a ainsi », écrit l’auteur de la Géographie humaine (1934), « nouvellement créé, un paysage–type du pétrole ». Sa spécificité tient à « la forêt de grandes pyramides quadrangulaires des puits de forage, [aux] grands réservoirs à naphte » « [aux] gros pipe–lines », « [aux] stations maritimes de ravitaillement de mazout, à la flotte pétrolière qui couvre nos mers ». Il est à noter que Brunhes, comme Deffontaines du reste dans son Atlas aérien de la France, limite la qualification de « paysage du pétrole » aux seules installations vouées à son exploitation, son transport ou sa transformation. On pourrait rajouter aujourd’hui, dans le même ordre d’idée et de manière provocatrice, les marées noires et leurs traces. Tout à la caractérisation des faits qui permettent de décrire les formes d’occupation humaine de la terre, Brunhes voit dans ces paysages l’archétype du « fait d’économie destructive ». C’est l’image de la perforation, dont le « trou » est l’emblème. « Le trou est fait par l’homme pour enlever et arracher, une fois pour toutes, des substances minérales [..] ; le trou est, à la lettre, une marque d’économie destructive ».

Mais cette vision circonscrite, à petite échelle, n’est qu’un aspect du paysage du pétrole. On sait que cette énergie abondante a eu des conséquences sur les paysages agricoles (voir supra) mais surtout sur notre mobilité. La diminution tendancielle du coût des transports durant des décennies a favorisé un double mouvement de polarisation des activités et d’étalement urbain. Le paysage de la grande échelle en est profondément marqué et profondément révélateur (développement des infrastructures, artificialisation des terres). On sait enfin que le pétrole a eu des effets géopolitiques majeurs, déterminant des frontières dont la visibilité dans l’espace est souvent apparente et, plus encore, le tracé disputé. Depuis le partage de l’empire ottoman par les accords secrets de Sykes–Picot, la conférence de San–Rémo et le traité de Sèvres au début des années 1920, jusqu’au conflit entre le nord et le sud Soudan ces toutes dernières années, le paysage du pétrole imprime sa marque physique dans l’espace et le paysage.

Cette invitation à regarder à plusieurs échelles les effets d’une ressource abondante, telle qu’y invite la notion de paysage, nous rend vigilants sur les enjeux de l’avenir énergétique. Gardons–nous de limiter notre horizon de vue, d’analyse et de compréhension aux seuls « sites » d’exploitation. Penser le paysage de l’après pétrole, ce n’est pas seulement penser l’intégration spatiale ou la trace visible de telle ou telle installation : parc éolien, champ photovoltaïque, ou zone d’extraction de produits fossiles. C’est penser les conséquences spatiales des choix énergétiques que nous faisons. Quelles sont les formes urbaines, quelles sont les nouvelles frontières géopolitiques que nous sommes en train de fabriquer ou qui pourraient être issues de nos orientations énergétiques ?

Penser l’après–pétrole au prisme du paysage

Trois raisons au moins invitent à raisonner l’après–pétrole à l’aune du paysage. D’abord d’un point de vue opératoire et pragmatique. La question de l’après–pétrole réinterroge un métier. Derrière le paysage, il peut y avoir du paysagisme, c’est–à–dire de l’action professionnelle du paysagiste, qu’elle soit directe (quand il intervient comme maître d’œuvre) ou indirecte (à travers le conseil, la production de recommandations). L’empreinte énergétique des aménagements ou des transformations proposées par le paysagiste ne saurait rester une question sans réponse. Comment gérer dans le temps les flux de matière, la nature des interventions, la mobilisation des ressources (sol, végétal, eau) qui soient les plus économes possibles ? Quel contenu donner aux boucles locales dans les projets ? Gilles Clément en exprime poétiquement l’enjeu en évoquant la notion « d’énergie contraire » : « Toute énergie distribuée pour contraindre la nature peut être assimilée à une énergie contraire. L’énergie contraire s’oppose à l’énergie propre dont dispose chaque être pour se développer. Les pratiques réputées douces tentent de minimiser les dépenses d’énergie contraire et d’exploiter au mieux l’énergie propre ». (Manifeste du tiers paysage V, Enjeux du tiers paysage. 2004). Il y a, en la matière, un besoin avéré de recherches et de capitalisation méthodologique sur la base des expériences en cours. C’est une écologie du projet qui est à instrumenter.

La deuxième raison tient au rôle que peut jouer le paysage dans une prospective énergétique. A travers la question du paysage, on peut réinterroger la teneur des scénarios de l’après–pétrole. Car il faut le souligner, il n’y a pas un, mais « des » après–pétrole possibles. Et chacun d’eux peut, au prisme du paysage, être évalué en termes de soutenabilité. Quelles qualités d’espaces pourrions–nous produire dans un premier scénario qui serait celui des énergies fossiles non conventionnelles ? Quels sont les nouveaux paysages des aires de production ? L’effet rebond permis par une énergie à nouveau abondante ne pourrait–il pas accélérer les phénomènes de métropolisation à grande échelle ? Et comment seraient absorbées spatialement les transformations climatiques qui ne manqueraient pas de s’accentuer ? Dans un second scénario de substitution au pétrole d’une énergie à base de biomasse, quelles seraient les conséquences sur la forme, l’organisation et la cohérence de l’espace agricole ? Les campagnes seraient–elles soumises à la production intensive de carburants de deuxième génération, laissant aux périphéries des villes le développement d’une fonction alimentaire à la fois interstitielle et stratégique ? Dans un troisième scénario, enfin, celui de la sobriété énergétique, quelle nouvelle topologie des lieux serait–on en capacité d’inventer, et quelles reconversions pourrait–on offrir aux territoires dont le développement repose sur une énergie abondante ? On le voit sur ces exemples (qui n’épuisent pas le sujet !) : le questionnement paysager peut apporter des éléments de discernement dans les choix de politiques énergétiques.

La troisième force du paysage renvoie à des considérations relevant plus de notre rapport au temps long. Autant le pétrole est un emblème de la modernité, autant le paysage est un moyen de dépasser la crise de la modernité.A l’ancien régime d’historicité (celui de « l’historia magistra ») pour qui la lumière vient du passé, s’est substitué à partir des lumières et de la révolution le régime de la modernité, qui fait de « l’horizon d’attente » (pour reprendre le terme de R. Koselleck) et du progrès le moteur de l’histoire. La lumière vient du futur (F. Hartog). Le Pétrole a servi la modernité, comme l’illustre au premier degré cet extrait emprunté à La bataille de l’énergie d’Henry Peyret, publié en 1964 aux Presses universitaires de France : « Le Pétrole doit sa fortune au moteur à explosion et au moteur Diesel qui vont donner à notre civilisation industrielle une impulsion nouvelle, accroître son rythme d’expansion et son confort, lui ouvrir les horizons interplanétaires, sans en modifier profondément la structure ». Or la modernité est en crise. L’horizon des ruptures écologiques et financières désavouent la croyance béate dans « le » progrès. L’historien Bernard Lepetit, bien avant leur expression paroxysmique, l’exprimait ainsi dans

Les formes de l’expérience (1995) « La croyance en des temps nouveaux repose de plus en plus sur des attentes qui s’éloignent de toutes les expériences antérieures. Au point de rupture, quand le projet et l’expérience ne communiquent plus, l’idée de progrès qui relie au passé un avenir meilleur devient douteuse. Il en résulte une perte de sens du présent, écartelé entre un passé qu’on ne souhaite pas reconduire à l’identique et un futur indiscernable ». Le futur n’a plus de force d’appel. Quand le futur n’éclaire plus, le passé devient obscur. On tombe alors dans le présentisme, un temps qui n’a de perspective qu’en lui–même. (F. Hartog).

Le paysage peut être à cet égard un objet de « reliance » dans la crise de la modernité : objet de bien commun, espace qui exprime un état hérité, en même temps qu’un potentiel, le paysage crée une liaison obligatoire et en même temps multiple entre un temps hérité et un temps qu’on peut construire.

Le paysage, défi des politiques publiques

Si le paysage trouve encore peu sa place dans les réponses apportées par les politiques publiques pour faire face aux enjeux énergétiques, c’est qu’il entre mal dans un raisonnement de type « filière ». Or quoiqu’on en dise, ceux–ci ont eu tendance à se renforcer. Sans doute pour deux raisons au moins. D’une part, les débats se technicisent, se spécialisent et contribuent à disqualifier des approches transversales, plus complexes. D’autre part, le temps de la réponse politique est toujours voire davantage contraint, et donc favorable aux systèmes verticaux qui peuvent proposer une mobilisation maîtrisée. Mais on l’a bien vu au fil des articles de ce dossier, c’est bien un changement de mode de vie, de rapport au vivant, de rapport au monde qu’il s’agit d’entamer. Le paysage peut être un moyen d’y parvenir. Reste à le mobiliser. Les auteurs de ce numéro espèrent y avoir encouragé le lecteur.