Paysages équitables et durables : redonner corps à l’évidence spatiale dans l’aménagement des territoires
Odile Marcel, 2013
Cette fiche fait office d’introduction au premier chapitre du numéro de la revue Passerelle sur les paysages de l’après-pétrole. Elle présente les grands défis auxquels sont confrontées les sociétés du XXIe siècle et à la nécessaire transition vers des sociétés durables.
To download : apres_petrole1.pdf (7.1 MiB)
Contexte
Sujets à des éclipses dans l’opinion et très insuffisamment pris en compte par les politiques malgré les alertes lancées par la quasi–intégralité des experts, un débat, une inquiétude et une attente traversent les sociétés contemporaines au sujet de la nécessité et de l’urgence d’une transition énergétique, économique et sociale. Fin de la croissance, épuisement des ressources, érosion de la biodiversité, creusement des inégalités sociales : pour tous ceux que ne protègent pas leur ignorance, leurs compétences sectorisées ou leur indifférence, l’inflexion du mode de développement de nos sociétés vers un établissement plus durable et plus équitable est une préoccupation et un espoir. Nous avons à inventer les formes d’un monde nouveau, à mettre en place des pratiques économiques, environnementales et sociales de durabilité et d’équité inscrites dans les réalités locales et ce, à l’échelle mondiale. Une telle urgence est mal prise en compte par les puissances qui gouvernent nos sociétés, elle n’est pas toujours ressentie par celles qui entrent dans la croissance et aspirent à un mieux-vivre à l’occidentale. Ivres d’expansion et prises au jour le jour dans l’affrontement concurrentiel des marchés, les entreprises mondialisées, comme les puissances nationales elles-mêmes, semblent animées par un struggle for life aveugle, une simple lutte pour la puissance. Découverte des gaz de schiste, prospective autour de l’exploitation des ressources minières sous–marines : chaque occasion de reconduire le statu quo soulage lâchement, en nous, tout ce qui, en dépit des crises annoncées et de la crise présente, voudrait pouvoir continuer à consommer de nouveaux gadgets, explorer de nouveaux horizons de jouissance et plus généralement élever son niveau de vie, comme si le « chacun pour soi » de la lutte de tous contre tous pouvait engendrer… le progrès pour tous. La juste revendication du développement individuel et du droit à l’espace privé, l’irrésistible expansion de la volonté de bien vivre engloutissent la conscience de ce qui nous lie aux autres, au monde ambiant et à nos descendants. Pris dans l’égotisme post–démocratique, chacun se recroqueville en espérant passer à travers les gouttes quand se lèvera l’heure de la fin de l’illusion, le moment de vérité où s’effondreront les privilèges… et peut-être la vie elle-même. Nos sociétés sont travaillées par ailleurs, de façon plus ou moins souterraine dans leurs différents secteurs d’activité, par un mouvement de préparation, d’anticipation et de maturation qui, en dépit de l’air du temps, prend en compte les fondamentaux d’une évolution souhaitable et en dessine avec évidence les formes comme autant de solutions possibles à la crise de civilisation – technique, éthique et idéologique – que nous traversons. Il nous a semblé que le débat autour du paysage, qui occupe depuis 1950 une grande diversité de métiers et de disciplines, méritait d’être porté au jour dans cette perspective. Bien que nos sociétés se croient essentiellement animées par un projet de domination de la nature et par l’égoïsme sacré, de nombreuses propositions d’aménagement apparaissent aujourd’hui qui, en configurant à de nouveaux frais l’espace dans lequel se croisent les multiples dimensions et fonctions de nos vies individuelles et sociales, ménagent autant de solutions pour les usages nécessaires d’un monde plus économe et mieux partagé. L’inventivité de ces pratiques nouvelles témoigne d’un travail, dans l’époque, réglé sur les urgences et sur le bon sens. Il est enraciné, par ailleurs, dans le temps long de l’espèce et en cohérence avec l’histoire de nos différentes sociétés.
Qu’appelle–t–on paysage ?
L’établissement des sociétés humaines dans le milieu terrestre a connu une mutation d’enjeu considérable à la fin de la dernière glaciation quaternaire. En observant les plantes sauvages qu’il récoltait et apprenait à transporter dans ses premiers jardins, l’homme les a acclimatées en leur offrant des conditions nouvelles. De mutations en sélections végétales et animales opportunes, l’homme améliorait considérablement ses rations de survie. Il en résulta l’essor démographique, technique et social de l’espèce humaine dans les bassins de vie du riz, du maïs et du blé, avec l’invention d’une division du travail et l’essor de connaissances spéciales en agronomie, en médecine et en astronomie. Les sociétés se différencièrent, les fonctions se scindèrent et l’inégalité entre les hommes apparut. Les grandes civilisations qui se développèrent à partir de l’invention de l’agriculture en Chine, au Moyen–Orient et en Amérique du Nord et du Sud ont marqué leurs territoires par un ensemble de traces : maisons, chemins, clôtures des champs, terrasses ; villages, villes, palais, jardins, temples ; ponts, remblais, murailles. Il en naquit autant d’espaces aux caractères techniques et culturels différents, marqués par des croyances et des styles de vie. Les voyageurs tels Ulysse, Hérodote et Sinbad le marin, les commerçants et les diplomates comme Marco Polo les découvraient et les évoquaient comme autant de pays avec leurs paysages : dans les différentes parties du monde, l’homme signait son aménagement du monde par des traces techniques et symboliques qui marquaient son espace de vie. A partir de la Renaissance, on a plus spécifiquement appelé paysage l’appréhension visuellement ajustée de ces espaces dans les représentations picturales qu’inventaient la peinture flamande et italienne. Paysage voulait dire que l’établissement humain dans le monde, résultat des efforts de la technique, de la connaissance et des bonnes lois, était désormais apprécié comme tel et contemplé. L’homme savait qu’il pouvait désormais, grâce aux bonnes pratiques inspirées par des valeurs consenties, vivre en paix avec lui-même, avec son semblable et avec la vie terrestre autour de lui. Un idéal de civilisation et un message s’exposaient dans les paysages façonnés par l’homme, là où les différentes sociétés avaient su établir avec évidence un certain degré de paix, de prospérité et de justice dans l’espace qui était leur. L’existence d’une peinture de paysage témoigne de l’existence, en Europe, d’une utopie, d’un rêve et aussi d’un projet qui se voulut universel : celui de l’autonomie du pouvoir humain pour établir une société qui convienne à son aspiration à la prospérité, à la beauté et à l’équité. L’humanité y nourrit, depuis le XVIIIe siècle, une ambition et un espoir de savoir se libérer de l’aveugle vouloir-vivre pour équilibrer son exploration des ressources, ses relations mutuelles et bâtir ensemble un règne de justice que symbolise aujourd’hui l’existence institutionnelle d’une assemblée des Nations Unies où sont représentés tous les pays du monde.
Idéal et réalité du jardin planétaire : quel bilan de l’anthropocène ?
En dépit des aspirations à la justice partagées par notre époque, nous savons bien sûr que partout la violence, le crime et l’iniquité ont sévi dans l’histoire humaine. Partout les hommes ont rançonné, pillé et massacré. Souvent aussi, l’homme usait et abusait des ressources de son milieu et finissait par les mettre à mal, il en résulta l’effondrement de certaines civilisations. La plupart réussissaient à se maintenir ou à prendre leur essor tandis que, partout sur la terre, une certaine précarité alimentaire, énergétique et sanitaire a longtemps caractérisé le destin terrestre de notre espèce. Grosse de toutes les émancipations ultérieures, la révolution technique, scientifique, juridique et politique à partir de la Renaissance en Europe (XVIe siècle), le développement des puissances occidentales et leur expansion coloniale (XVIIe– XIXe siècle) puis l’entrée de chaque civilisation dans l’ère de la sécurité sanitaire et de la puissance technologique au cours du XXe siècle ont démultiplié la croissance démographique, l’essor des villes et le prélèvement des ressources naturelles par les sociétés humaines (eau, sols, ressources minières, biodiversité) en un emballement récemment attesté qui inquiète nos prospectives et hante subitement nos imaginaires de scenarios de cataclysmes, de famines et de guerres. Venant brouiller l’espoir d’une paix universelle et de l’accès pour tous à des conditions de vie supportables, les images du récent paysagement du monde par les tracteurs, les autoroutes, les villes verticales et les aéroports décrivent les illusions de richesse auxquels se plie une planète rançonnée, dominée, bientôt détruite. Désormais, la puissance économique et la rivalité technique et commerciale semblent avoir pris la place des valeurs politiques, sociales et culturelles que chaque société savait incarner dans le style particulier de son aménagement de l’espace. Dans les villes au Nord comme au Sud, le paysage universel du Hilton, des échangeurs et des antennes–relais donne forme et évidence au règne d’une prospérité des indices, des courbes et de certains salaires tandis que croissent les quartiers de taudis et les campagnes désertées. Le pouvoir semble devenu technique et financier, au moment où les dirigeants politiques de chaque nation cherchent ensemble à conjuguer et à ajuster des ententes dans les larges assemblées, conclaves et forums périodiques d’un calendrier commun qui peine à définir l’urgence de nouvelles façons d’agir et les priorités raisonnables, partageables par tous, qui sauraient aménager la terre en conciliant les usages humains avec la limite des ressources du milieu terrestre. La démocratie mondiale s’essaie-t-elle dans une ère de transition nécessaire ? La requête de paysage – son attente, son ambition, son besoin – témoignent de l’émergence, dans les différentes sociétés, de l’espoir et de la volonté d’un état du monde où les équilibres sociaux, économiques et environnementaux auraient trouvé une évidence opportune, inscrite dans les lois, dans les cœurs comme dans l’espace lui-même. Les hommes d’aujourd’hui se sentent capables de contribuer à la société qu’ils attendent, une société fondée sur l’équité, la prospérité et l’attention aux formes de notre dépendance et de nos devoirs envers le règne de la nature vivante. Un tel pacte, inscrit dans le dessin de nos espaces de vie et de production, serait alors saisi de façon constante, évidente et intuitive, afin que nous en percevions la logique, la valeur et la nécessité. La fin du pétrole sonne-t-elle le glas pour la tentation de l’égoïsme sacré, de l’aveuglement et du pillage ? La transition énergétique sera-t-elle aussi une transition environnementale, culturelle et sociale ? Le débat autour du paysage, et particulièrement en France où de notables erreurs ont été commises en matière d’aménagement depuis 1950, nous a semblé témoigner d’un état de ces questions, tandis que se font jour des façons d’organiser l’espace qui dessinent autant de solutions techniques, économiques et culturelles pour la composition d’un monde nouveau. L’émergence du soutenable coïnciderait alors avec le retour du paysage, annoncé par certains experts et professionnels et attendu par la plupart des gens, sensibles qu’ils sont à la convenance, à l’utilité et à la beauté des formes de la cité des hommes, et pour qui une société développée ne signifie pas seulement les chiffres d’un revenu et d’une espérance de vie à la naissance, mais aussi la chair d’un savoir vivre ensemble obéissant aux valeurs nées au XVIIIe siècle pour en finir avec le fatalisme et les castes.
Quelles solutions spatiales pour agencer dès à présent un futur soutenable
Admettons que, pendant la deuxième moitié du XXe siècle, le mode de développement et l’affirmation spatiale de la modernité se sont trop souvent réalisés sous le signe de l’urgence et souvent d’un défaut de savoir-faire qui ignorait l’art et se satisfaisait de solutions techniques sectorielles. Après-guerre, inspirée par la volonté de transformer la société en offrant à chacun les nouvelles chances de la vie en ville et des emplois industriels qui démultiplieraient les capacités collectives de production, une improvisation démiurgique a vu le jour dans les nations occidentales, celle qui, sous le signe du béton, se poursuit aujourd’hui dans les nations émergentes avec les autoroutes et les villes verticales. Dès la fin des Trente Glorieuses, très particulièrement en France, l’étalement urbain des lotissements pavillonnaires a succédé aux politiques de grands ensembles et recouvert la campagne autour des agglomérats métropolitains, bouleversant la façon dont les villes et leurs réseaux de voies de communication avaient pu être précédemment façonnées et tracées, au cours du temps, en connivence étroite avec leur géographie. Nées du pétrole, ces transformations ont brouillé à très grande échelle les catégories de la ville et de la campagne et démultiplié les espaces périurbains qui rompent avec l’espace historique des villes-centre et de leurs banlieues pour annoncer partout l’ère de la ville diffuse. Pendant le même temps, l’agriculture effaçait les structures anciennes partout où elle le pouvait, les remplaçant par la plaine infinie de l’utopie mécanisée et des rendements azotés. Pour nos yeux acclimatés aux formes comme aux styles des espaces inventés par l’histoire, plusieurs échelles, plusieurs principes de composition, plusieurs rationalités se confrontent, qu’il faut apprendre à analyser, décrire et réinventer dans une attention renouvelée aux finalités qui doivent présider désormais au juste geste de l’aménagement soutenable. En des temps où l’énergie va sans doute devenir plus rare et beaucoup plus chère, au moins tant que d’autres systèmes de production qui restent à inventer ou à commercialiser n’auront pas pris la relève, il est probable que les modes de vie nés de cinquante ans de pétrole à tout va vont être mis en crise et souvent s’effondrer. La société devra se réorganiser en prenant attention à des dimensions jusqu’ici minorées et écartées, qui se révèlent aujourd’hui vitales. Prenant le contrepied de modes de faire aux coûts désormais inabordables et dont la capacité de dommage sera enfin reconnue, d’autres initiatives techniques, urbanistiques, agricoles et sociétales verront le jour. De nouvelles compétences seront développées ou priorisées. Le façonnement éducatif se transformera. De nouveaux types d’hommes apparaîtront, des générations nouvelles pour des conditions de vie et des tâches nouvelles. La requête de paysage, son attente sociale et les métiers qui lui donnent forme sont le signe incarné que les valeurs de sécurité et de justice, posées par le développement récent de nos sociétés comme une ambition désormais universelle et sans précédent dans l’histoire, exigent à présent une nouvelle assise : une compatibilité retrouvée avec la réalité de la terre et du monde vivant, puisqu’aucune société ne pourra désormais dénier ni mettre à mal les échelles et les contraintes infra et suprahumaines sans disparaître à plus ou moins long terme. C’est pourquoi les paysages intensifs de rizières en terrasses ou d’embocagement inventés par les agricultures du monde nous fascinent et nous inspirent, ils témoignent d’un art de faire humain qui a tracé et façonné autant d’espaces visuellement ingénieux parce que procédant d’une attention rigoureuse et subtile à la diversité et à la complexité d’un réel familier, immense et inconnu à la fois, que nous appelons communément la nature. A leur image, les solutions pour une espèce humaine plus nombreuse et plus exigeante transformeront elles sans doute le visage de la terre en apportant plus de finesse et d’acuité au travail d’aménagement de notre monde pour donner forme à autant de nouveaux monuments, inspirés à la postérité d’Adam par un geste de nécessaire solidarité avec les générations futures.