Nouvelles technologies, mobilités actives et systèmes innovants

Nacima Baron, 2014

Énoncer le fait que notre société, de plus en plus mobile, vit une véritable révolution digitale, et que ces deux réalités (la mobilité et la technologie) sont en partie corrélées, et elles-mêmes constitutives d’une modernité dont nous n’envisageons peut-être pas encore l’ampleur des retombées dans notre vie quotidienne, cela est presque un truisme. En revanche, montrer concrètement comment l’introduction des nouvelles technologies de communication permet non seulement de faciliter le transport, mais aussi d’ajouter quelque chose (service, information, …) qui fait que le transport n’est pas du transport mais autre chose (du loisir, du travail, du repos…), c’est moins évident. Pourtant ces nouveaux outils au service d’une mobilité augmentée se répandent rapidement. Il y a bien un ensemble de technologies embarquées, de procédés et de produits qui apparaissent sur le marché. Il y a aussi des acteurs privés et publics qui expriment leurs attentes ou leurs craintes (voir le dossier Villes intelligentes) et qui soulignent les risques et les dérives d’une sorte de fétichisme technique. Non, les systèmes numériques ne résolvent pas tous les problèmes de mobilité par la production de systèmes « intelligents ». Mais la technologie s’insère dans toutes les « briques » qui assemblées forment une offre de services de mobilités multimodales. Une autre dimension de ce dossier apparaît alors : la numérisation croissante qui transforme les mobilités s’accompagne d’une explosion de la masse de données produites à travers les déplacements d’objets mobiles (humains et véhicules). La puissance de calcul, de modélisation et de prédiction faite à partir de ces données est aussi une innovation remarquable. On peut certes stimuler les changements de comportement au profit des mobilités durables, on peut aussi craindre une privatisation de ces données, au bénéfice de quelques uns, et un espionnage généralisé de la société.

Le point clé de ces objets neufs (les technologies embarquées dans des téléphones portables, ou des balises de géolicalisation fixes,…) ou de ces procédés (logiciels, plates-formes internet, coopératives de mobilité, etc.) est d’apporter une innovation qui facilite et favorise les mobilités actives. Souvent, l’application a au départ une dimension scientifique (pour les prototypes), un développement industriel (pour les applications) et fait l’objet d’une valorisation commerciale (pour les brevets, les droits publicitaires). On est donc du côté de l’offre et de l’innovation. La créativité des acteurs technologiques qui s’investissent dans ces recherches étant un élément indispensable pour leur compétitivité, et leur survie économique, on constate une course au raffinement des procédés et parfois d’incessantes modifications et améliorations des prototypes : tout n’est pas stabilisé. D’un autre côté, il convient de songer à l’acceptabilité et aux conditions (et délais) d’appropriation par l’usager de la solution technique, de son adéquation aux besoins, aux usages… La question de l’intégration des nouvelles technologies dans les routines de mobilité est un sujet également central. En outre, la question de l’accès à ce type de bien pose des questions d’équité : songeons par exemple qu’une part encore minoritaire de la population française possède un smartphone.

1. Une donnée stratégique: la connaissance des mobilités pédestres et cyclables

On organise ce document en proposant de séparer une partie consacrée aux outils d’information innovants qui aident la navigation cycliste et pédestre, et une seconde partie consacrée aux outils qui enrichissent (et quelquefois transforment radicalement) l’expérience des modes actifs, tout en reconnaissant que cette distinction peut paraître ténue dans un certain nombre de cas. Mais avant même d’aborder ces aspects, revenons sur une autre idée fondamentale. L’information et plus généralement la connaissance relative aux déplacements actifs (la quantité de piétons et de cyclistes, les trajectoires et itinéraires empruntés, les diverses manières de se déplacer, le débit des voies qui supportent ces usagers, trottoirs et bandes cyclables et les manières de les voir, de les habiter, etc.) représentent des savoirs encore trop peu investis pour des raisons juridiques (avec les droits d’enregistrement des images et les contraintes de la Commission nationale Informatique et Libertés), pour des raisons idéologiques et politiques (les pouvoirs publics ayant très longtemps soutenu la recherche sur les autres modes de transport) ou pour des raisons techniques (l’obtention de ce type de connaissance s’opérant en croisant des disciplines scientifiques très formalisées et des disciplines plus qualitatives, croisement peu usité, ce qui rend les chercheurs presque incapables de parler un langage commun). Pour autant, les données relatives à ces comportements d’usagers de l’espace public, piétons, cyclistes, sont de plus en plus précieuses et convoitées car elles servent d’ingrédient pour formaliser des méthodes de dimensionnement des espaces recevant du public (grands musées, stades) et des pôles d’échange (grandes gares, aéroports) et permettent de progresser en sécurité (afin de répondre à des normes de temps d’évacuation de quais, d’escaliers mécaniques).

La connaissance plus rigoureuse des vitesses, des formes d’écoulement des flux piétons ou cyclistes permet de calibrer des applications informatiques construites à base d’algorithmes, dites modèles dynamiques, qui propagent une onde (par exemple une onde à 20 km par heure sur un réseau de pistes cyclables d’une métropole) et qui permet d’identifier les zones de congestion. D’autres modèles de flux non pas capacitaires, comme le précédent exemple, mais tournés vers l’optimisation des trajets consistent à tenter de comprendre les arbitrages des individus en fonction du temps de déplacement, du confort, de la fiabilité attendue, du prix ou d’autres paramètres (présence de commerces, de services publics) pour choisir une chaîne modale ou un itinéraire préférentiel. Ces recherches connaissent un développement accéléré dans toute l’Europe, mais ne sont en général pas très familières du grand public. Améliorer les bases de données et progresser simultanément en matière de disponibilité des données et de transparence de ce marché est une gageure. La Commission européenne a adopté en 2010 une directive sur le déploiement de systèmes de transport intelligents, dans laquelle elle recommande aussi que les données relatives à la sécurité routière soient disponibles gratuitement pour l’usager. Or celui-ci n’est que le premier (et souvent le dernier) maillon d’une chaîne de la donnée. La donnée est d’abord une marchandise et une matière première stratégique dans l’économie des transports et des mobilités, notamment pour la construction de transport multimodaux.

2. Demain, serons-nous géolocalisés lorsque nous emprunterons des voies publiques ?

La géolocalisation permet de reconnaître et de positionner un usager sur un réseau. Elle s’effectue avec la radiolocalisation (le principe des ondes radio) ou d’autres systèmes (wifi, bluetooth,…). Dans tous les cas, le principe est d’établir un lien entre des observations et une position. La forte croissance du nombre de porteurs de smartphones connectés via satellite fait que, quand ces derniers passent devant une « borne passante », ils créent automatiquement des points de référence, qui permettent d’induire un ancrage, et donc de dessiner des graphes de points à partir des ancrages successifs laissés par la personne qui circule. Les intervalles de temps entre chaque ancrage permettent de calculer une vitesse moyenne, et les différentes positions composent plus ou moins fidèlement l’itinéraire, ou du moins le faisceau dans lequel l’itinéraire du piéton s’est développé. D’autres systèmes de géolocalisation fonctionnent sur le principe des traces par les téléphones mobiles auprès des antennes-relais, lorsque les appareils téléphoniques (smartphones ou simples téléphones mobiles) sont en communication, ou même lorsqu’ils cherchent le signal. Tous ces échanges entre le téléphone et l’antenne-relais laissent des informations de puissance, que l’on peut exploiter pour connaître la position et la vitesse des personnes qui circulent, à partir de l’estimation de la synchronisation entre les stations de base.

Il existe donc de nombreuses propositions techniques et infrastructurelles (du hardware et du software, c’est-à-dire des machines d’une part, des logiciels ou des applications numériques de l’autre) qui permettent de repérer un piéton ou un cycliste empruntant un axe (même si celui–ci est un souterrain ou un bâtiment comme une gare, dans ce cas on parle de localisation indoor, et dans le cas contraire, d’outdoor), d’identifier sa vitesse et sa direction, son encombrement (s’il a des bagages, s’il est en groupe ou seul), et d’anticiper ses réactions. Les progrès réalisés durant la dernière décennie en termes de communication sans fil, d’équipements mobiles et de systèmes offrent ainsi de nouveaux services et sont susceptibles de faire progresser grandement les mobilités actives, si l’on surmonte des difficultés techniques et organisationnelles assez importantes.

3. Comment évoluent les systèmes de géolocalisation des piétons et cyclistes ?

La première marge de progression des systèmes technologiques actuels est leur échelle de résolution. En dehors des systèmes expérimentaux élaborés au sein des laboratoires de recherche développement des compagnies de téléphonie, la précision des outils de géolocalisation est d’ordre décamétrique ou métrique, plutôt que submétrique. En outre, la fiabilité des systèmes indoor est moindre que celle des systèmes outdoor, pour des raisons de mauvaise diffusion des informations à travers les murs, les toits ou les épaisses dalles de béton. Les spécialistes considèrent que la technologie à ultralarge bande, en cours d’installation, aura des effets majeurs. Par ailleurs, la localisation par l’infrastructure bénéficie de la montée en bande (3G, 4G, bientôt 5 G) et de la densification des réseaux, notamment dans les équipements publics des grandes villes qui baignent littéralement dans un champ électromagnétique. Enfin, comme dans toute révolution technologique, l’effervescence des recherches de la part des opérateurs de transport s’accompagne d’un certain flou juridique sur les autorisations légales d’enregistrement, de production et de cession des données. Les opérateurs du transport public (par exemple la branche Gares&Connexions de la SNCF) suivent attentivement le dossier. Vont-ils produire et proposer des outils de géolocalisation qui leur sont propres ? Ils sont à l’écoute des avancées réalisées par les opérateurs téléphoniques qui se mènent une concurrence sans merci et interagissent avec les constructeurs de smartphones. Enfin, les « spin off » de laboratoires de recherche ou des sociétés de conseil tentent également de se positionner et créent ou analysent de la donnée de circulation piéton et vélo. Le dernier maillon est l’utilisateur final, qui peut d’ailleurs être le piéton lui-même (le producteur de la donnée) dans des systèmes plus collaboratifs, mais moins grand public : ainsi, les étudiants du campus de Lausanne testent et perfectionnent des solutions de géolocalisation participative poussées, en dehors des logiques industrielles et commerciales classiques.

A quoi tout cela sert-il ? Quels sont les produits de sortie de la géolocalisation adaptés aux modes actifs ? Le premier output est la constitution d’une grande quantité de cartographies des déplacements qui soit construites par des systèmes collaboratifs (ce sont les piétons qui communiquent volontairement leurs données de position), soit par des systèmes technologiques passifs, sur la base des enregistrements. Ces cartes peuvent donner des informations relatives aux flux, aux densités d’utilisation d’équipements, aux temporalités, aux conditions d’accessibilité. Ensuite, l’utilisation de techniques d’analyse spatiale permet d’extraire des cartes et des masses de chiffres convenablement fouillées, redressées, comparées par des techniques statistiques de classification… et de faire apparaître des itinéraires standards ou améliorés, des durées moyennes de parcours ou des vitesses optimisées, ou encore de détecter des comportements anormaux. Ces données sont évidemment essentielles aux autorités qui conçoivent et gèrent les systèmes de transport et les systèmes d’intermodalité pour progresser sur le plan de la sécurité, du confort et du pilotage des situations qu’on dit « dégradées » (accident, retard important…).

Pour l’usager, la géolocalisation permet de recevoir une information adaptée à ses besoins précis, au lieu et au moment précis où il se trouve. L’individu obtient via son smartphone des informations en temps réel sur les itinéraires de transport alternatifs (imaginons qu’un chantier barre un axe piéton, où qu’un accident congestionne un point du réseau cyclable), ou bien sur des offres d’intermodalité (le piéton peut se voir signaler une borne de vélos en libre service lorsqu’il s’en approche). Au-delà de l’information ciblée, la géolocalisation permet une aide à la navigation dans un réseau (par exemple un réseau de viaire), accompagne l’usager mobile dans des opérations dangereuses (comme la traversée d’une intersection complexe) et l’aide à optimiser son parcours. C’est ici que se situe la limite ténue entre l’information, qui facilite l’expérience de la mobilité, et le service, qui enrichit et transforme la mobilité en autre chose …

4. Comment les technologies transforment-elles l’expérience des déplacements actifs ?

Derrière les prestations de géolocalisation s’étend un marché très vaste, qui correspond globalement à des services nomades à la personne, ces services s’apparentant à de l’assistance, à du coaching personnalisé ou à du partage social, ce qui apporte pendant le trajet du confort, de la sécurité ou du divertissement au marcheur, et donc bien plus que du repérage directionnel ou de l’aide à la navigation.

Pour autant, le déploiement de ce marché, une fois que les limites technologiques présentées dans la partie précédente seront surmontées, ne peut faire l’économie d’une approche beaucoup plus minutieuse des compétences spatiales des usagers : les pratiques des lieux, les perceptions individuelles, les codes et les comportements des cyclistes et des piétons, tout ce qui différencie ces deux collectifs en une multiplicité de sous-groupes, de sous-cultures aux motifs et manières de vivre le déplacement très différents. Au-delà de ce travail de typologie, il convient également de progresser dans le domaine de la psychologie spatiale, c’est-à-dire de comprendre mieux comment les individus (piétons et cyclistes) déploient des capacités cognitives pour reconnaître et suivre une signalétique, comment ils mobilisent des compétences issues de l’expérience, d’une familiarité avec les lieux ou issues d’un capital spatial (comme le fait de savoir lire un plan) : ces domaines scientifiques, également, sont en renouvellement profond.

En outre, si on prétend offrir des applications destinées à enrichir l’expérience de la mobilité active, à en faire un temps utile et productif pour celui qui chemine, il convient de mieux en comprendre la dimension performative et l’expérience au quotidien. En particulier, il existe un mode déclaratif, qui donne la possibilité d’identifier, de localiser et de rencontrer des « pairs » (des piétons ou des cyclistes qui empruntent le même itinéraire à la même heure par exemple) et ouvre des champ d’usages partagés, collectifs ou semi-collectifs, qui peuvent avoir une vraie utilité sociale, en créant par exemple des pédibus éphémères, spontanés, bien au-delà des transports scolaires. Au-delà de ce gain collectif, n’oublions pas les gains en confort, en sérénité, en sécurité (ou sentiment de sécurité) et en plaisir personnel : pour un adolescent, marcher ou aller à vélo au collège peut être ennuyeux, mais pouvoir incorporer ce moment de la journée avec un échange avec des copains, un mystère à élucider, un test sur ses capacités d’orientation, de maîtrise de la vitesse ou de la trajectoire, peuvent rendre la pratique attractive, et remettre l’adolescent dans une position active plutôt que passive et « fragile ». Cette démystification de la pénibilité du trajet, une fois qu’il l’aura faite une fois à pied ou à vélo, peut « déverrouiller » les usages quotidiens : il suffit souvent de faire un trajet une seule fois (trajet qu’on croyait long et difficile, alors qu’il est tout à fait réalisable), pour changer d’avis et donc changer de comportement.

Dans le domaine de la multimodalité, les solutions technologiques ont également une valeur ajoutée (voir Réintroduire les mobilités actives), dans la mesure où le terminal personnel du marcheur ou du cycliste lui permet d’agréger non seulement l’information sur les correspondances, mais aussi les systèmes de réservation et de billetique de différents modes, gérés par différents opérateurs. Certes, la perspective d’une intégration des données émanant des 300 Autorités Organisatrices de Transport (AOT) et des quelques 4000 contrats de transport entre AOT et opérateurs existant en France reste en chantier. C’est la mission de l’Agence française pour l’information multimodale et la billettique - AFIMB - née du Grenelle de l’environnement. Ce pas en avant apparaît cependant comme considérable. Il va certainement faire évoluer les comportements individuels : les études montrent que que le fait de disposer d’une information multimodale entraîne un comportement plus multimodal. Ensuite, cette avancée dans l’intégration des systèmes d’information est un des moyens par lesquels émergent progressivement, à des échelles diverses, des plates-formes de mobilité durable qui sont de vrais opérateurs du passage de la gouvernance au « management de mobilité » (voir L’envie et les moyens d’agir : de la gouvernance au management des mobilités).

 

En conclusion, une innovation ne se réduit pas à une invention, elle doit pour cela rencontrer son marché, des clients, et faire preuve d’une viabilité. Actuellement, de grandes collectivités lancent des appels d’offre auprès des constructeurs de la téléphonie, avec un cahier des charges précis, sélectionnent quelques modèles de géolocalisation pour amortir les coûts de recherche et de développement, puis s’engagent à les acheter en masse et à les utiliser pour leur service de location de vélos en libre service par exemple. Face aux acteurs publics, des sociétés en back office connectent des systèmes d’information qui n’ont pas l’habitude d’échanger, font un énorme travail de standardisation pour que des dispositifs de géolocalisation puis d’intégration des informations des AOT puissent se déployer. Avec ces progrès, le vélo et la marche ne sont plus seulement des modes de déplacement qui permettent d’aller d’un point à l’autre de manière souvent moins chère, plus rapide, plus sûre que d’autres moyens. Ce sont des modes à partir desquels se greffent des outils technologiques qui permettent de passer à un autre stade de la vie mobile, une vie mobile qui transforme le travail, l’enseignement, la distraction… ce qui change complètement les critères de performance. On ne se demande plus seulement comment aller efficacement d’un point à un autre, mais comment créer de l’utilité (individuelle ou collective) et de la valeur (monétaire ou non) à partir de ce déplacement. Dans ce contexte, il faut faire la part entre des surenchères technologiques discutables (ou des gadgets) et des perspectives d’amélioration du système d’organisation des mobilités actives, perspectives qui vont stimuler la pratique, multiplier les usagers, et fabriquer une structure très complexe, et pour l’instant pas clairement régulée, intégrant des objets matériels et immatériels, des institutions et organisations publiques et privées nouvelles, des communautés construites sur des bases locales, ou sur des bases d’affiliation technologique… Bien des éléments restent incertains, et les caractéristiques d’un modèle économique autour des mobilités actives sont à préciser, ce que les (rares) expérimentations actuelles en grandeur réelle ne permettent pas totalement de percevoir.

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