A qui profitent les opérations de rénovation urbaine à Barcelone ?
Le « Plan des ascenseurs » dans le quartier de la Barceloneta
Milica Pavlica, 2008
Cette fiche aborde un cas de rénovation urbaine, en Espagne, à Barcelone. Derrière le discours d’aide à la mobilité des personnes âgées par la réhabilitation du bâti, se révèle une entreprise de spéculation immobilière et foncière qui vise la transformation un quartier populaire ancien en quartier de standing et, partant, le renouvellement socio-démographique de cet espace.
La Barceloneta, un ensemble urbain cohérent
A Barcelone, le quartier de la Barceloneta constitue un tout. Situé au cœur d’un triangle formé par la mer au Sud-Est, le port au Sud-Ouest et la voie ferrée au Nord-Ouest, ses limites sont évidentes et difficiles à franchir. Historiquement, ce quartier a été construit d’un bloc au XVIIIe pour reloger, hors des fortifications, les habitants du quartier de La Ribera où l’on installait la citadelle.
Ses édifices forment un ensemble urbain clair, exceptionnel exemple d’urbanisme baroque espagnol. La typologie des logements est presque uniforme sur l’ensemble du quartier. Les appartements actuels sont le fruit de divisions successives des premières « casas » (maisons de 8 m sur 8 m, sur 2 niveaux) : ce sont les « mitge de casas » (moitiés de maisons, environ 60 m2) ou « quarts de casas » (environ 30 m2).
Socialement, la Barceloneta a accueilli les différentes vagues d’immigration économique : des pêcheurs, des manœuvres du port, des ouvriers des machineries et industries qui se sont installées dès le XIXe. Aujourd’hui encore, l’influence économique du port y est importante.
Si le quartier est désormais considéré comme partie intégrante du centre historique de Barcelone, il est évident, tant pour le visiteur que pour celui qui y vit, qu’il forme néanmoins un territoire à part pour ses habitants. A tel point qu’il n’est pas inhabituel d’y entendre : « je vais rarement à Barcelone » ou bien « il est hors de question que j’aille vivre à Barcelone ».
Aller vivre à Barcelone ? C’est qu’aujourd’hui certains habitants de la Barceloneta se sentent menacés. Ils craignent de se voir contraints de quitter leur quartier « de toda la vida1 », de perdre prise dans l’évolution de ce morceau de ville, de ne pas avoir leur mot à dire et de sortir perdants. Certains ont probablement de bonnes raisons de s’inquiéter. L’objet des craintes est la mise en place du désormais fameux « plan des ascenseurs ».
Des ascenseurs peuvent-ils menacer l’avenir des habitants de la Barceloneta ?
La véritable appellation du « Plan des Ascenseurs » est la « Modification du Plan Général Métropolitain dans la régulation de l’édification traditionnelle de la Barceloneta, pour améliorer son accessibilité verticale ». L’objectif général est « d’encourager la réhabilitation de l’actuel parc résidentiel de la Barceloneta, afin qu’il atteigne des niveaux de fonctionnalité et de qualité qui le rendent viable et durable, dans une stratégie de conservation de la structure historique ». L’objectif spécifique est de stimuler « l’aménagement des « quarts de casas » et « mitge de casas » pour y installer des ascenseurs ». L’argument principal qui fonde cette intervention est l’augmentation de la proportion de personnes âgées dans la population du quartier et les problèmes de mobilité que ces dernières rencontrent.
Le raisonnement est simple : les personnes âgées, dans l’impossibilité de monter et descendre les escaliers sur cinq étages, ont besoin d’ascenseurs. Mais les cages d’escaliers du bâti ancien sont extrêmement étroites. Pour permettre l’installation de la machinerie, il faut donc entreprendre une réhabilitation profonde du bâti et supprimer un logement par étage. La dimension restreinte des bâtiments (8 m x 8 m et parfois 8 m x 4 m) conduit à l’idée de desservir les logements de plusieurs immeubles avec un ascenseur commun de manière à bénéficier d’une superficie utile plus importante sur l’ensemble. Compliqué ?
Evidemment. Mais c’est là certainement l’implication la plus conséquente de ce projet : il aménage la réglementation urbaine en vigueur de manière à ce qu’il soit possible de réunir plusieurs immeubles et donc propriétés ou copropriétés. Il agit sur le foncier en permettant une nouvelle répartition des parcelles.
La disparition de logements implique évidemment le délogement de leurs occupants. C’est le mécanisme de prise de décision et les conditions de relogement qui inquiètent en premier lieu les habitants. Les réhabilitations seront décidées par les propriétaires selon la majorité des « 50 % + 1 ». Certains se verront-ils obligés de quitter leur domicile sans l’avoir souhaité ? Et surtout devront-ils quitter le quartier ? De fait, les nombreux habitants locataires sont exclus du processus de décisions alors qu’ils auront à subir la répercussion des coûts des travaux sur leurs loyers. Cette délégation de la mise en œuvre du plan à des acteurs privés marginalise les petits propriétaires et laisse aux mains de ces derniers la gestion des conflits qui pourraient surgir au moment des prises de décisions. Quant aux conditions de relogement, elles sont jugées insatisfaisantes pour deux motifs.
En premier lieu, les habitants mécontents déplorent la situation en marge du quartier du site prévu pour la construction des nouveaux logements. D’autre part les 200 appartements prévus pourraient s’avérer insuffisants…
Le projet concerne potentiellement 6000 logements, c’est-à-dire presque l’ensemble du quartier, dont 1000 pourraient être démolis. Pourquoi « potentiellement » ? Parce que si le projet de la municipalité définit un périmètre d’intervention (les 6000 logements), il ne propose en revanche ni planification ni contrôle du nombre de réhabilitations engagées sur un temps donné. Il aménage seulement les conditions pour que les promoteurs privés puissent intervenir. A leur rythme. Et à celui du marché…
Une intervention publique qui cache… une opération rentable pour les gros propriétaires et les investisseurs privés
Le « plan des ascenseurs » est-il une porte ouverte à la spéculation immobilière ? Les complications pour la mise en œuvre de ce projet sont telles qu’on peut se demander qui aura les capacités de les affronter, mis à part les gros propriétaires qui possèdent un ou plusieurs immeubles, ou encore les éventuels investisseurs.
Les opérations immobilières menées sur le quartier pourraient être effectivement rentables. De nombreux logements souffrent d’un manque d’entretien, de telle manière qu’une rénovation permettrait d’en rehausser le standing et donc le prix (à la vente et à la location). D’autant plus que le document d’urbanisme favorise les réhabilitations de grande envergure souvent plus faciles à rentabiliser pour les « grands » de la construction que les rénovations ponctuelles. De plus, il existe toujours à l’heure actuelle un certain nombre de locations de « régime ancien2 » qui permettent aux locataires qui en bénéficient de payer un loyer bien en dessous du marché actuel3 : on comprend alors qu’il puisse être intéressant de se débarrasser de ces baux anciens. Enfin, la capacité d’attraction d’une population plus aisée que l’actuelle est indéniable (proximité du centre-ville historique et de la plage, charme du bâti ancien). Cette attractivité du quartier rend possible la réalisation d’opérations immobilières rentables.
La mobilisation des habitants du quartier
Loin de permettre aux habitants de prendre « les décisions portant sur l’amélioration de leur qualité de vie », le projet semble plutôt laisser l’intervention aux mains des acteurs du marché de la construction et de la promotion immobilière. Mais pense-t-on réellement que ces derniers sont en mesure de mener à bien une requalification du bâti ancien de la Barceloneta tout en prenant en compte les enjeux sociaux qui y sont liés ?
Une fois de plus on constate un désengagement préoccupant de l’administration publique dans la gestion des projets de rénovation urbaine. Le document pose les bases de l’intervention mais ne propose pas de formalisation, de suivi de la mise en œuvre des réhabilitations. Un autre type d’intervention aurait été souhaitable de la part des collectivités locales. Par exemple une intervention qui s’appuie sur la cohérence physique et sociale du quartier pour y apporter les améliorations nécessaires dans une définition concertée des priorités. Pour y parvenir, un réel processus de participation est indispensable. C’est bien là la revendication la plus aboutie des habitants mobilisés : la redéfinition de l’intervention publique dans le cadre d’un processus de participation qui ait de réelles incidences sur la planification engagée. Cela implique le gel du projet actuel.
Les habitants mobilisés reprochent à l’administration publique de ne pas leur garantir la possibilité de continuer à vivre dans le quartier et de laisser la gestion des conflits éventuels (et probables) aux mains d’acteurs privés.
Aux revendications des habitants se sont jointes les critiques de professionnels indépendants (architectes, urbanistes, juristes, géographes et sociologues) et d’associations investies sur les problématiques du droit à la ville et au logement.
Ils reprochent au projet son manque d’ancrage dans la réalité de la vie du quartier et à ses promoteurs leur incapacité à prendre en compte la complexité des situations et des rapports sociaux vécus par les habitants. Ils soupçonnent aussi ce projet de fragiliser le droit au logement des habitants de la Barceloneta au profit du jeu des marchés de la promotion immobilière.
Un processus de participation en construction
Si la Barceloneta est caractérisée par un tissu social assez cohérent, un sentiment d’appartenance et une bonne capacité à s’organiser et à renforcer les réseaux, ses habitants sont aussi divisés. Ils n’ont évidemment pas tous les mêmes intérêts et les associations locales en arrivent à s’affronter les unes aux autres parfois assez violemment. Pourtant, le travail commun d’habitants, de professionnels et d’associations pour la formulation d’un discours commun représente en soit une réussite dans l’élaboration d’un processus de participation des habitants dans les transformations urbaines qui les concernent. Les résultats sont difficiles à évaluer, mais le fait que les conflits aient acquis depuis 2006 une certaine visibilité médiatique ainsi qu’une place sur la scène politique locale permet d’entretenir certains espoirs.
On observe bien aujourd’hui à la Barceloneta une remise en cause des objectifs du projet de réhabilitation du quartier impulsé par l’administration. L’ouverture du débat sur les questions de transformations de la ville est vivement revendiquée. Une réelle volonté politique est indispensable pour répondre à cette attente et redéfinir les objectifs de manière collective dans les processus de rénovation urbaine.
1 Littéralement “de toute la vie” c’est-à-dire “depuis toujours”.
2 « alquiler de renta antigua »
3 par exemple autour de 300 euros le trimestre pour un « quarts de casa » (30-35m2) tandis qu’ils sont actuellement mis en location pour des loyers mensuels entre 1800 et 3150 € par trimestre (loyers mensuels entre 20 et 35 € par m2).
Referencias
Cette fiche a été initialement publiée dans le n°1 de la Collection Passerelle. Vous pouvez retrouver le PDF du numéro Europe : pas sans toit ! Le logement en question
Para ir más allá
Modification du Plan Général Métropolitain dans la régulation de l’édification traditionnelle de la Barceloneta, pour améliorer son accessibilité verticale, Ajuntament de Barcelona et Foment de Ciutat Vella (Toutes les citations sont issues de ce document)