Durées : pour une métamorphose douce
Frédéric Bonnet, marzo 2014
Cette fiche décrit la transformation de la ville comme une lente métamorphose. L’auteur y développe 3 défis qu’il estime nécessaire d’aborder, pour ensuite proposer des pistes de travail autour de l’introduction des éléments temporels dans les projets et la construction d’une culture commune à un territoire.
L’idée de Tabula rasa ou d’une ville parfaite conçue ex nihilo s’éloigne, même si parfois, des écopolis de Attali aux nouvelles cités du désert de Abou-dabi, le fantasme resurgit.
Il paraît chaque jour plus pertinent de considérer les transformations de la ville comme une lente métamorphose. La lisibilité d’une maille, d’une idée directrice, d’un fil d’Ariane indispensable n’y présage rien du motif, du dessin final. Le « plan masse » conçu comme une œuvre stable et définitive n’est plus le but ultime. Chaque fois que cela est possible, la réutilisation de ce qui existe, qu’il s’agisse d’élément de géographie, d’infrastructures ou d’édifices, permet d’installer dans la longue durée les mutations des territoires, de diffuser dans le temps les effets du renouvellement, sans effets de rupture trop accentués. Le fil d’Ariane prend tout son sens, simple ligne directrice, garant de cohérence et non pas d’unité trop homogène. Les incertitudes, les écarts, les déviations qui surviennent ici et là sont l’occasion de faire vivre cette métamorphose plus lente, comme autant de ressources imprévisibles. On ne feint pas la complexité et la richesse héritée de l’accumulation temporelle. La ville est un récit, profond, entrelacé, et non pas un motto ou une image, immédiat et superficiel.
Cette attitude plus douce ne va pas de soi. La durée en est la matière première. Ces temporalités sont multiples et imbriquées. On n’y reconnaît plus ni début, ni fin, mais plutôt la figure sans cesse reprise d’un motif, variable. Une fugue, plutôt qu’un concerto.
Participer à ce mouvement est un triple défi.
Premier défi
Il faut pour agir une boîte à outils, faite de règles, procédures, contrats entre acteurs, etc. Si l’on souhaite toujours associer le « Fil d’Ariane » - qui est aussi celui de l’intérêt public et d’une vision politique du territoire - avec les aléas des évènements, des opportunités et du marché, ces outils doivent être à la fois rigoureux et très souples. C’est une des difficultés de l’urbanisme contemporain. Tout contrat a un début et une fin, un cadre qui, même s’il peut évoluer, est quelque peu rigide. Les atermoiements de ces dernières années, entre marché de définition, dialogues compétitifs, accords cadres ou partenariats public/privé ne parlent pas seulement de jeu d’acteurs, de méthode et d’enjeux financiers. C’est de durées dont il est question : Quel engagement, sur combien de temps, avec quelle capacité d’évolution, qui n’ossifie pas le projet urbain dans un carcan prédéfini, mais demeure système ouvert. Alléger la règle, multiplier les acteurs, croiser les compétences et les partenaires, imbriquer les échelles sont des pistes pour éviter les processus clefs en main qui figent trop le devenir des territoires.
Second défi
Éviter les effets insulaires de projets manifestement juxtaposés, fragments de ville qui expriment trop ostensiblement l’époque qui les a vus naître, et se détachent de leurs voisinage. Cette constitution par fragment n’est d’ailleurs pas forcément en soi le problème. Dans « collage City », C. Rowe et F. Koetter montraient ainsi la structuration progressive de Londres, faite à la fois de lignes continues, anciennes routes rurales installées dans la longue durée et de motifs unitaires, lotissements ayant progressivement occupé les intervalles, la chair de cette ossature plus permanente. Paris n’est pas fait autrement, où l’on reconnaît, dans les géométries régulières des lotissements, des « moments » de sa lente métamorphose. Encore faut-il, comme dans cet exemple, que des continuités s’installent, et que les multiples fragments finissent par constituer un tissu ; texture non pas unitaire ni homogène, mais cohérente et articulée.
Cette difficulté est celle des périmètres (ZUP, lotissements, ZAC, etc.), qui font des fragments urbains une « opération » en soi, avec sa propre temporalité, mais aussi sa maîtrise d’ouvrage urbaine singulière. Beaucoup de villes sont aujourd’hui marquées par ces actions successives, et consacrent une grande énergie à rétablir une certaine lisibilité d’ensemble, et faire en sorte que chaque élément apporte à l’ensemble des fonctions, des ressources, des lieux qui soient communs, et non pas spécifique à leur propre périmètre. Trois facteurs permettent d’estomper les trop fortes ruptures :
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la constitution d’espaces public structurant qui en transcendent les limites, travail où la géographie et les infrastructures sont un appui –fonds de vallée transformées en voies vertes, rives d’infrastructures, nouveaux espaces « charnières »;
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ensuite la programmation joue un rôle essentiel, puisqu’elle favorise les flux et les échanges, les interdépendances. Positionner ici plutôt que là tel ou tel équipement, site d’activité, gare ou pôle de services peut brouiller, dans la vie quotidienne, les frontières apparentes héritées des processus urbains ;
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enfin, la métamorphose de chaque « escalope » urbaine (on appelle souvent ainsi ces secteurs si marqués) par l’ajout, la transformation ou le retrait, accentue l’hétérogénéité, apporte de nouvelles formes urbaines, diversifie les fonctions et le caractère des lieux, autorisant de meilleures interfaces avec le voisinage.
Troisième défi
Résoudre le paradoxe de « l’auteur » urbain, qu’il s’agisse du concepteur ou du maître d’ouvrage qui, en France, serait représenté par le Maire. La ville n’est pas un objet créé par un commanditaire et un urbaniste visionnaire, dont le talent marquerait à jamais. Certes, l’histoire est ponctuée de figures magnifiques dont on ne peut détacher le dessin de la personnalité de leurs instigateurs - Louis XIV et Le Nôtre à Versailles, Urbain VIII à Rome. Cette mythologie est encore bien ancrée dans les esprits, et fascine aussi bien les édiles que les urbanistes ; jusqu’à des formes très subtiles, édifiantes d’intelligence et d’attention à l’histoire, à l’instar de l’œuvre patiente de Gian Carlo di Carlo à Urbino où, avec la complicité du Maire et du doyen de l’Université, il renouvela durant vingt-cinq ans cette ville modelée en son temps par Francesco di Giorgio; L’architecte –qui est le véritable inventeur du « plan guide »-, y transforma quelques édifices, y inséra de savantes greffes, et ajouta à la ville, à quelque distance et en vertu de la forme du sol et de celle des limites de la citadelle, quelques fragments modernes bien installés dans le paysage. Doux rêve, miracle d’une triple rencontre, qui marque encore les esprits et dont on peut toujours s’inspirer. Mais le territoire palimpseste identifié par André Corboz se tisse d’une toute autre manière aujourd’hui. Ce couple a su être efficace, il est de moins en moins pertinent. Fragile, trop ostensiblement lié aux échéances électorales, trop exclusif des autres apports possibles, de la richesse des multiples compétences engagées sur chaque site.
L’enjeu est finalement de parvenir à dépersonnaliser l’urbanisme.
Cela ne signifie nullement renoncer à solliciter l’engagement et les savoir-faire de personnalités. Mais de les démultiplier, de les articuler, de contribuer à leur tissage.
Deux pistes sont possibles. Premièrement, introduire sans cesse des éléments temporels dans le projet, appuyer chacun de ses éléments de ces moments stratégiques sur ce qui dure, ce qui est là, sous-jacent : des usages et des flux, une géographie et un sol, des édifices, des tracés. Les protagonistes principaux sont non plus les idées de l’urbaniste ou du Maire, mais la rive d’un fleuve, l’animation d’un quartier, la dynamique d’une gare, la position historique sur une crête ou un vallon, etc.
La seconde piste consiste à mieux activer une culture commune, élargie au débat citoyen, où l’expert et l’élu ne sont que des acteurs parmi d’autres. On en parle depuis plus de quarante ans, et la participation est aujourd’hui très tendance. Mais s’y engager avec trop d’ingénuité est parfois risqué. Car c’est bien de culture dont il s’agit et, pour cela, il faut du temps, de la patience, un récit commun longuement mûri. La culture ne s’improvise pas.
Combiner les deux pistes de travail est une belle idée. A l’instar de l’initiative du nouveau Maire de Nantes, qui lance une grande réflexion commune, métropolitaine, publique, politique, un débat sur le rôle du fleuve, de la Loire, dans le destin de la métropole. Une manière de construire un Fil d’Ariane, une culture partagée, de fédérer des alternatives, des fragments, de parler « un » sans altérer la puissance du « multiple ». D’inscrire dans la durée un projet, de rebondir sur ce qui a été fait en l’intégrant avec élégance dans un sujet plus vaste, et d’anticiper sur d’autres métamorphoses.
Referencias
Pour accéder à la version PDF du numéro de la revue Tous Urbains, n°7
Para ir más allá
ROWE C., KOETTE F. 1979. Collage City, The MIT Press, 192p.