Pourquoi y a-t-il toujours une diversité économique des villes ?

Remi Dormois, March 2013

L’auteur propose, dans cette fiche, de soumettre quelques éléments explicatifs des spécificités économiques des villes européennes. Il commencera par des facteurs qui ont trait à la sphère économique stricto sensu, puis, dans un second temps, il montera que d’autres sphères – institutionnelle, politique et sociale – méritent d’être prises en compte pour comprendre le maintien de ces itinéraires de développement diversifiés.

Le maintien de spécificités économiques parmi les villes européennes attire l’attention. Pourquoi certaines d’entre elles ont conservé une spécialisation industrielle dans une période de tertiarisation de l’économie ? Pourquoi des métropoles ont-elles une base économique où les revenus sociaux et les revenus publics jouent un rôle clef alors que les métropoles devraient, dixit les écrits sur la nouvelle économie, concentrer les emplois à forte valeur ajoutée et donc les revenus productifs pour reprendre le vocabulaire de la théorie des bases ? Pourquoi soumises à des mêmes mutations économiques, positives ou négatives, certaines métropoles semblent être toujours dans une perspective de croissance tandis que d’autres semblent toujours être dans une situation de gestion de crise, de reconversion ?

Effets d’inertie, d’apprentissage dans l’organisation économique locale

Le maintien dans la durée de spécificités économiques, sectorielles ou fonctionnelles, au sein des villes européennes peut s’expliquer d’abord par la sédimentation de savoir-faire, de compétences professionnelles mais aussi de routines au sein du système économique local.

Le maintien de spécificités économiques repose d’abord sur la transmission de savoir-faire techniques, de compétences professionnelles soit directement par un apprentissage entre les employés soit via des centres de formation locaux. L’existence d’un système local de formation professionnelle joue un rôle central dans la capitalisation de techniques opérationnelles, basées souvent sur de l’expérimentation, leur formalisation et leurs transferts à de nouvelles générations. Dans plusieurs villes françaises, les écoles nationales professionnelles et les écoles nationales des arts et métiers ont permis dès la fin du XXe siècle de proposer un enseignement pratique et théorique des techniques industrielles et ont ainsi joué un rôle clef dans le développement de compétences bénéficiant aux entreprises de leur région d’implantation1. La moindre mobilité géographique des ouvriers et des techniciens a joué aussi un rôle dans le maintien de cette territorialisation des savoir-faire.

Le maintien de spécificités économiques dans la durée repose aussi sur la capacité d’adaptation du système économique local que ce soit aux contextes de crises ou aux contextes de fort développement.

Les travaux relatifs aux districts industriels et aux systèmes productifs locaux insistent par exemple sur la sédimentation de coopérations entre PMI. Lors de période de forte expansion, une forme de régulation avec une distribution des commandes au sein du réseau des PMI se met en place à l’échelle du district afin d’être en capacité de livrer les produits dans les délais. Et inversement, dans une période de crise, ces routines de coopération permettent aux entreprises de mutualiser leurs démarches de prospect. Les commerciaux envoyés dans les salons professionnels peuvent « vendre » plusieurs entreprises ce qui permet d’avoir une présence plus importante dans un grand nombre de manifestations. Les entreprises pourront aussi mutualiser leurs efforts entre recherche et développement en partageant des équipements, en répondant collectivement à des appels à projets nationaux ou européens. Cette coopération économique nécessite bien évidemment une forte confiance entre les entrepreneurs. En effet, de quelles garanties disposent l’entrepreneur qui sous-traite des commandes à un confrère de bénéficier un jour d’un retour d’ascenseur de la part de ce dernier ? Cette confiance, nous disent les chercheurs, repose sur le partage de valeurs, l’appartenance à des communautés (religieuses ou politiques) et sur une origine géographique commune.

Mais ces coopérations inter-entreprises ne seraient pas suffisantes pour affronter les périodes de crise ou de fort développement sans la sédimentation de routines avec des investisseurs locaux. La présence de capitaux investis dans le système productif local est un facteur explicatif du maintien de spécificités dans le tissu économique des villes européennes. Le maintien des activités de santé, de chimie et de mécanique dans l’agglomération lyonnaise doit aussi beaucoup à la stratégie de la bourgeoisie lyonnaise de réinvestir tout au long du XXe siècle localement les bénéfices tirés de leurs activités (ce qui est moins vrai pour la bourgeoisie stéphanoise par exemple). L’existence de banques régionales allemandes ou italiennes puissantes a aussi permis à des secteurs industriels de se maintenir, de se moderniser dans les villes rhénanes ou de l’Italie du Nord. Ces banques ayant, en effet, des stratégies d’investissement fortement localisées avec une forte représentation des entrepreneurs locaux dans leurs instances de gouvernance. La capacité pour les entreprises d’accéder facilement au crédit, pour faire face à des problèmes de trésorerie en période de crise ou pour pouvoir investir en période de croissance, a aidé au maintien des PME/PMI.

Quels rôles jouent les institutions dans le maintien des itinéraires de développement des villes ?

Un des principaux apports des travaux des économistes néo-institutionnalistes a été de montrer le rôle clef des variables institutionnelles dans les relations entre entreprises et dans leur performance économique. L’intervention des institutions – État, collectivités locales, structures représentatives des intérêts professionnels, universités,… - nous disent ces auteurs a des effets sur les trajectoires de développement d’une ville et plus largement d’une région. Mais de quelle façon ?

Ce qui vient immédiatement à l’esprit concerne les investissements publics pour réaliser de grandes infrastructures, de grands équipements et pour assurer une offre territoriale attractive à destination des cadres notamment (programmation culturelle, aménités urbaines,…). Les enquêtes réalisées annuellement par des cabinets conseil sur les stratégies d’implantation de grands groupes étrangers confirment d’ailleurs que les conditions d’accessibilité et le degré d’équipement d’un territoire sont effectivement des indicateurs pris en compte par les décideurs économiques. Mais précisons que ce qu’ils regardent est davantage une accessibilité « macro », c’est-à-dire à l’échelle d’une grande région, que les conditions de desserte « micro », par exemple internes à une ville.

Ce qui vient aussi assez vite en tête concerne la fiscalité. Les institutions pourraient être influentes sur le maintien de trajectoires de développement en jouant sur les niveaux des taxes locales. La prise en compte du niveau de pression fiscale par les investisseurs n’est pas aussi systématique que l’on pourrait le penser en première analyse. Certes les caractéristiques de la fiscalité sur les bénéfices et celle du coût du travail entrent bien évidemment en ligne de compte dans leurs décisions d’implantation mais ce sont alors davantage les États qui sont mis en concurrence que les villes. Les caractéristiques de la fiscalité locale ne constituent pas en revanche un critère décisif dans le choix de l’implantation. Il en est d’ailleurs de même concernant les décisions de transfert au sein d’une aire urbaine. En France, la mise en place généralisée de la Taxe Professionnelle Unique à la fin des années 90 dans les EPCI n’a pas été accompagnée d’un départ massif d’établissements vers les zones hors EPCI. Les recherches menées à ce sujet ayant démontré que les entreprises sont attachées à une proximité avec les grands équipements, les infrastructures et avec leurs clients ce qui les conduit fréquemment à rester dans les agglomérations.

Mais le rôle des institutions en matière de développement local est loin de se limiter à la production des équipements et services ou à la fiscalité. Les institutions peuvent aussi agir pour structurer une capacité d’action collective à l’échelle de l’agglomération. Capacité à s’accorder sur des objectifs communs, capacité à rassembler les ressources nécessaires à la mise en œuvre des objectifs et capacité à définir les principes d’allocation des bénéfices retirés de l’action collective. Quelle forme peut prendre l’action des institutions pour aider à l’émergence de cette capacité d’action collective ?

Les institutions peuvent d’abord impulser des démarches qui aideront l’agglomération, ou le territoire, à se penser collectivement, à se construire une identité, à se définir un agenda (au sens d’ensemble de priorités d’action). Les exercices de prospective territoriale, l’élaboration de documents de planification territoriale stratégique, l’élaboration de « livres blancs » ou l’organisation d’états généraux peuvent être les instruments d’action publique pour aider à l’émergence de cette capacité d’action collective. Un des enjeux de ces démarches est de conduire un exercice introspectif sur les forces et faiblesses du territoire et, se faisant, de partager des références communes qui pourront ensuite être activées pour obtenir le ralliement à des objectifs de développement.

Les institutions peuvent aussi mettre en place des cadres de gouvernance permettant une compacité des systèmes de décisions. Les agglomérations abritent en effet un nombre important d’acteurs aux ressources diversifiées et qui se voient dans le cadre de multiples cadres décisionnels (conseils d’administration des structures, comités de pilotage des projets,…). Dans certaines villes, les leaders politiques prennent l’initiative de mettre en place des structures décisionnelles très resserrées ouvertes à quelques leaders économiques de façon à pouvoir prendre rapidement des décisions concernant des réorientations éventuelles de stratégie économique par exemple. Le comité de pilotage de la stratégie économique du Grand Lyon rassemble ainsi autour du président du Grand Lyon, le président de la CCI de Lyon, le président de la chambre des métiers et de l’artisanat du Rhône, le président du MEDEF Lyon-Rhône (mouvement des entreprises de France), le président de la Confédération Générale des petites et moyennes entreprises du Rhône et le président de l’Université de Lyon. Plusieurs villes anglaises se sont dotées d’un Local Strategic Partnership qui rassemble autour du maire et du président de la CCI locale des dirigeants de grandes entreprises, de grands équipements (hôpitaux, universités) et des agences sectorielles (transport notamment). Chaque membre est responsable de l’exécution d’un volet de la stratégie de développement et doit rendre compte de l’avancement de sa mission devant l’ensemble du Local Strategic Partnership.

D’autres variables à prendre en compte : l’évolution de la population et sa sociologie, la proximité d’autres agglomérations

Le rôle joué par les variables démographiques et sociales est souvent peu mis en avant dans l’analyse du maintien des spécificités économiques des villes sur la longue durée. Or leurs effets sont structurants. Le départ important de ménages retraités depuis les régions productives à destination des zones littorales est un flux démographique pérenne qui explique la spécialisation de certaines agglomérations sur les fonctions touristiques et d’échanges mais aussi de santé. Certains analystes, forçant le trait, parlent de Nice et de Cannes comme des économies urbaines fortement centrées sur la production de services aux personnes âgées ce qui ne ressort pas des politiques de marketing urbain développées par ces deux villes. De même, le renversement de tendances démographiques est un processus long et incertain. Malgré la conduite de projets urbains ambitieux depuis le début des années 2000, Le Havre et Saint-Étienne continuent à perdre des habitants même si le nombre de leurs ménages a progressé (effet du vieillissement). Les itinéraires de développement sont aussi fortement contraints par les caractéristiques sociales de la population. La part des revenus sociaux dans la base économique de Marseille ou de Montpellier est une tendance lourde : ces villes sont traditionnellement des villes prisées par des ménages migrants ou des ménages très modestes résidant dans des villes du Nord ou de l’Est de la France. Ces flux migratoires expliquent le maintien d’un secteur santé-social très développé dans ces deux agglomérations mais là encore absents des stratégies de marketing territorial.

La proximité d’autres agglomérations est aussi un élément à prendre en compte pour expliquer le maintien des spécificités sectorielles et fonctionnelles des économies urbaines. La proximité d’une grande métropole tertiaire dynamique aura des impacts sur le profil des services aux entreprises présents sur des agglomérations alentours. Les principaux cabinets de conseil privilégieront une implantation dans la métropole en raison de la densité de clients et de la meilleure accessibilité aux réseaux structurants. Mais ils pourront aussi favoriser le développent d’entreprises sous-traitantes qui pourront réaliser pour leur compte des activités de back-office et qui rechercheront une offre de bureaux à des loyers moindres ce dont pourront profiter les agglomérations secondaires. Plus globalement, la complémentarité des fonctions économiques entre agglomérations relativement proches est une « prime » au maintien des spécificités sectorielles. La proximité géographique permet en effet des relations économiques entre des entreprises implantées dans les différents pôles de l’aire métropolitaine. Les compétences nécessaires au procès de production peuvent ainsi se trouver à l’échelle de la région urbaine et pas nécessairement à l’échelle d’une agglomération. Le coût de structuration d’une filière et l’incertitude sur la pérennité de la demande sont tels qu’il est avantageux économiquement pour les acteurs économiques de s’appuyer sur les savoir-faire là où ils existent.

Le profil économique des villes européennes ressort ici comme moins systématique et unique que ne le laissait penser les écrits sur la métropolisation. Le maintien de ces spécificités ne doit pas conduire à une représentation tout aussi erronée que la précédente, à savoir une reconduction à l’identique des caractéristiques du système économique local. Dans chaque secteur, des innovations techniques et organisationnelles se sont diffusées. Les spécificités demeurent mais les façons de produire et les métiers ont bien entendu considérablement évolué. Une des illustrations de cela est le décrochage des courbes entre création de richesse et nombre d’emplois dans les différents secteurs. Dans les villes à dominante industrielle, la capacité de production mesurée par la valeur ajoutée a pu être maintenue et dans le même temps le nombre d’emplois industriels a considérablement diminué.

1 Voir le dossier sur le site Livet-Histoire

Sources

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