Le rôle des migrants dans l’activité commerciale à Sofia

Remi Dormois, March 2013

Cette fiche est issue d’un extrait de l’article de « Villes et migrants, du lieu-monde au lieu-passage », de la Revue européenne des migrations internationales, écrit en 20061. Elle présente l’organisation de la migration transnationale des commerçants et la circulation des marchandises entre, principalement, la Syrie, l’Iran et la Bulgarie.

« La Bulgarie d’avant 1991 s’était solidarisée avec un « peuple frère » du Moyen Orient : la République de Syrie. L’important dispositif de formation bulgare recevait des élèves ingénieurs, des étudiants de hautes spécialités universitaires. Ceux-ci étaient issus pour partie des familles des dirigeants politiques et pour partie des familles de commerçants aisés et proches du pouvoir, des bazaris2 essentiellement. La bourgeoisie commerçante damascène3 préférait envoyer ses enfants à Sofia, plutôt que dans la lointaine Moscou, non que les formations y soient meilleures, mais surtout parce que la proximité, via Istanbul, permettait de « faire passer » des marchandises absentes du marché bulgare, et recherchées par les habitants ayant quelques moyens.

Après 1991, plusieurs centaines de ces syriens ont obtenu la naturalisation bulgare, et plusieurs centaines d’autres des autorisations de résidence à long terme. Ils ont alors installé des succursales de magasins de Damas ou d’Alep. En plus des bijoux et des habits, la commercialisation a porté sur les produits électroniques, en collaboration avec les Iraniens et les Afghans.

Nous avons donc enquêté sur les migrations moyen-orientales en Bulgarie, entrant par Istanbul et les ports de Burgas et Varna. Depuis 1997, après la grande crise qui vit le départ, et l’expulsion, de centaines de milliers de Bulgares turcophones vers la Turquie, un flux migratoire transnational s’est institué entre l’Afghanistan et le pourtour de la Mer Noire, via l’Iran, les Émirats (et surtout Dubaï), la Syrie, la Turquie, puis la Bulgarie. Les retours s’effectuaient généralement à partir du port bulgare de Burgas, vers la Georgie, via Odessa en Ukraine. Puis, par l’Azerbaïdjan, ces migrants retournaient dans les villes et villages qu’ils avaient quittés de douze à dix-huit mois auparavant. Nous sommes devant une de ces formes de migrations transnationales qui se développent de par le monde depuis les années quatre-vingt-dix.

Ces migrants, des hommes presque exclusivement, travaillent par-ci par-là au cours de leur grande tournée, et, pour la plupart d’entre eux, servent de « porteurs » ou de passeurs à des commerçants installés à Dubaï ou en Syrie. Des Émirats, ce sont des produits électroniques de dernier cri, lecteurs MP3, micro-ordinateurs,…, qui transitent. Les « fourmis » afghanes ou iraniennes impliquées dans ces trafics agissent généralement sur commande de commerçants syriens de Sofia. Il s’agit de matériels détaxés et importés hors contingentement ; leurs prix d’achat, par des Syriens installés à Dubaï sont inférieurs en moyenne de 65 % aux prix pratiqués en Europe de l’ouest. Les reventes à Sofia les amènent de – 65 % à – 40 %, ce qui représente un bénéfice net d’environ 3 000 euros pour le convoyeur et de 2 000 euros pour le commerçant dernier vendeur, sur un transport moyen de 20 000 euros.

De Damas et d’Alep, ce sont toujours les bijoux en or qui sont transportés : achetés 30 % moins cher qu’à la revente en Bulgarie, cette transaction donne lieu à partage ; une «fourmi» afghane des trafics peut raisonnablement espérer 4 500 euros d’un passage. À Istanbul, des vêtements de cuir sont entassés dans des remorques. Ils sont cousus ou griffés, lorsqu’il s’agit de contre-façons, dans le quartier à forte concentration d’ateliers afghans de confection près d’Autogar, la grande station de départ des autocars pour les Balkans. Une centaine de blousons de cuir revendus autour de 60 euros pièce, rapportent environ 1 500 euros aux passeurs.

Enfin, après délestage à Sofia, où les commerçants syriens revendent sur place ou bien font circuler vers la Serbie, des invendus de voyages précédents sont acheminés, par un circuit maritime sur la Mer Noire, à partir de Burgas ou de Varna, vers la Roumanie, à Constanza, l’Ukraine, à Odessa, et enfin la Géorgie. Ce « complément de retour », rapporte environ 4 000 euros.

(…) Les Syriens bulgares sont donc au cœur de vastes transferts internationaux de marchandises. C’est probablement le rôle essentiel de ces flux de nouveaux migrants transnationaux, de plus en plus denses, d’acquérir et de développer une compétence circulatoire, qui se conforme étroitement aux projets de la mondialisation économique « sauvage », parce qu’ultra-libérale : faire parvenir par tous lieux et par tous temps aux moindres recoins solvables du globe, des marchandises dont les aléas des politiques nationales, désormais instituées comme locales par la toile mondiale de ces trafics incessants, pourraient les priver. Il est évidemment à première vue paradoxal de constater que ce sont des formes de contrebandes très en vigueur dans le monde précapitaliste qui se mettent au service de cette grande expansion du capitalisme….

La densification des populations « Arabes », comme les désignent les démographes bulgares, au cœur de Sofia n’est donc pas un phénomène classique d’apparition de quartiers ethniques pauvres dans une ville en expansion : les 34 000 Arabes, pour moitié en situation régulière et pour moitié sans autorisations, (…) sont très généralement plus riches que les habitants bulgares de la ville, et représentent là l’irruption des savoir-faire commerciaux moyen-orientaux, un vaste « Sud », du Caire à Islamabad.

À la question sur l’absence de visibilité locale de cette richesse, le commerçant syrien que je rencontrai longuement me dit que le rôle des siens était de conforter leur position dans la ville avec discrétion ; l’étape d’ouverture de commerces de rue étant désormais bien entamée, il convenait de généraliser l’effort de réhabilitation des maisons anciennes qui forment leur quartier de résidence, plus que des rénovations souvent tapageuses et mal connotées dans Sofia. Nous ne devons pas, me dit-il, être assimilés aux populations locales mafieuses, qui exhibent leurs richesses ostensiblement et provoquent une aversion profonde chez leurs concitoyens bulgares ».

1 Missaoui L. et Tarrius A. 2006. « Villes et migrants, du lieu-monde au lieu-passage », in Revue européenne des migrations internationales, vol. 22 – n°2

2 Définition du dictionnaire Larousse. Après la révolution iranienne, la composition de la classe moyenne est la même que ce qu’elle était au temps de la monarchie. On peut identifier plusieurs groupes: les entrepreneurs, les marchands du Bazar (appelés bazaris), les professions libérales, les gestionnaires d’entreprises privées ou nationalisées, les grades les plus hauts de l’administration nationale, les professeurs, les propriétaires terriens de moyenne envergure, les officiers de l’armée et les rangs les plus bas du clergé chiite. source : Wikipédia

3 Relatif à Damas, à ses habitants ou à sa culture.

Sources

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AMBROSINI M. 1999. « Travailler dans l’ombre. Les immigrés dans l’économie informelle », In: Revue européenne de migrations internationales, Vol. 15 N°2. Emploi, genre et migration. pp. 95-121.

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MISSAOUI L. 1995. « Généralisation du commerce transfrontalier : petit ici, notable là-bas », In: Revue européenne de migrations internationales, Vol. 11 N°1. Marseille et ses étrangers. pp. 53-75.

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TARRIUS A. 1995. « Naissance d’une colonie : un comptoir commercial à Marseille », In: Revue européenne de migrations internationales. Vol. 11 N°1. Marseille et ses étrangers. pp. 21-52.

SOW A. 2001. « Africains et asiatiques dans l’économie informelle à Marseille », in H & M, n°1233.