Compte carbone et financement des services publics
April 2023
Association Escape Jobs pour l’Emploi sans Carbone (EJ)
Compte carbone : votre système provoque la décroissance, donc la baisse du PIB, comment dans ces conditions pourra-t-on continuer à financer les services publics ?
Le compte carbone n’induit pas la décroissance de l’économie, ni donc du PIB. C’est une erreur d’optique que de le penser.
La réduction des émissions de gaz à effet de serre est un impératif qui ne tient pas au système adopté pour l’assurer. L’idée que cette réduction provoque nécessairement une décroissance de l’ensemble de l’économie résulte de deux erreurs de raisonnement découlant du passé : on déduit du lien intime entre évolution de l’économie et consommation d’énergies fossiles lors de chocs ponctuels, que ce lien demeurera ad vitam aeternam ; et on reste prisonnier de la conception actuelle de la monnaie. Avec la prévisibilité des réductions d’émissions pendant trente ans, on donne à l’économie et à la société le temps de se restructurer et en faisant de l’énergie fossile une monnaie à part entière, on crée la déconnexion entre prospérité économique et émissions de GES. Aucune raison donc qu’on ne puisse pas assumer le financement des services publics mais eux-mêmes, comme le reste de l’économie, doivent se réinventer car c’est leur empreinte carbone qui est intenable.
Le compte carbone n’induit pas la décroissance de l’économie
C’est une erreur d’optique que de le penser.
Elle résulte d’un fait incontestable : depuis plus d’un siècle le développement de l’économie et la croissance de la consommation d’énergie fossile sont allés de pair et, à court terme, la raréfaction de l’énergie fossile ou l’augmentation de son prix provoquent une contraction de l’économie car le système économique n’a pas le temps de s’adapter à ce choc et de se reconstruire sur d’autres bases.
Mais ce lien intime entre développement économique et consommation d’énergie fossile n’est pas « une loi de la nature » qui serait inévitable. C’est la conséquence de deux circonstances historiques particulières. La première a été l’abondance des ressources en énergie fossile qui a rendu inutile ou non rentable la recherche de sources d’énergie renouvelables. La seconde a été le recours à une même monnaie pour payer le travail humain et pour payer l’énergie fossile, ce qui fait que très normalement le recours à l’énergie fossile s’est substitué au travail humain et animal, au même titre que le travail des ouvriers chinois s’est substitué au travail des ouvriers français.
Or, dans le contexte où le recours massif à l’énergie fossile menace notre avenir et celui des générations à venir, il faut redévelopper le recours au travail humain et à la créativité humaine et réduire en même temps la consommation d’énergie fossile. Dans ces conditions, utiliser la même monnaie pour payer ce qu’il faut stimuler et payer ce qu’il faut réduire revient à utiliser un véhicule qui a une seule pédale pour l’accélérateur et pour le frein.
Pris globalement, le terme de « décroissance » ne veut rien dire car on ne précise pas ce qui doit décroître. Or la décroissance du recours à des énergies fossiles n’est même pas une option politique, c’est une nécessité absolue. Par contre il faut enfin déconnecter la consommation d’énergie fossile du développement de tout ce qui fait le bien être des personnes et de la société et la décroissance de ce bien être n’est ni une nécessité ni bien sûr un objectif.
Oublions donc le terme de décroissance qui renvoie implicitement à cette corrélation absolue entre économie et consommation d’énergie fossile et attachons-nous au contraire à les déconnecter en utilisant deux monnaies différentes pour ce qu’il faut développer et ce qu’il faut réduire.
C’est pourquoi il est essentiel, comme le permet le budget carbone individuel, de reconnaître que l’énergie fossile est en réalité une monnaie à part entière. Ce ne sera pas la première fois qu’il faudra se débarrasser de croyances pour résoudre une contradiction en apparence insoluble : dans le passé, quand la monnaie était assimilée à l’or, la quantité de métal déterminait l’ampleur possible des échanges et il a fallu concevoir autrement la monnaie pour surmonter les crises économiques liées à la raréfaction du métal précieux. C’est la même chose qui se produira avec l’introduction de la « monnaie carbone » : elle fera disparaître la fatalité d’une décroissance liée à la décroissance des consommations d’énergie fossile.
Restera le fait qu’avec l’économie telle que nous la connaissons, la consommation d’énergie fossile revient, si l’on compare à l’énergie humaine ou animale, à plusieurs centaines d’esclaves ou de chevaux à notre service jour et nuit. L’oeconomie à venir, c’est à dire l’art d’assurer le bien-être de tous dans le respect des limites des ressources renouvelables et de l’intégrité de la biosphère réorientera à la fois les modes de production de l’énergie non humaine et les modes de consommation.
L’autre erreur d’optique vient du fait que nous déduisons d’évènements conjoncturels une vérité structurelle : la corrélation entre développement économique et consommation d’énergie fossile est évidente lors de chocs politiques à court terme, comme les deux chocs pétroliers de la fin du vingtième siècle, la crise financière de 2008, la guerre en Ukraine car cela se produit à structure de production et de consommation inchangée.
Mais, quand on gère le temps long comme le permet le compte carbone avec la prévisibilité sur trente ans de la réduction annuelle de l’empreinte écologique globale, une transformation structurelle s’engage du système de production, des échanges internationaux, des modèles de consommation, des modes alternatifs de production de l’énergie. Le cas du gaz russe est une belle illustration de la capacité d’adaptation de la société dès lors que le nouveau contexte politique créé par l’agression de l’Ukraine par la Russie est perçu comme durable.
Le mouvement sera beaucoup plus vaste avec la perspective de réduction des émissions sur trente ans, l’aménagement du territoire étant en fait le facteur d’inertie le plus important. Mais même là, le confinement lié au Covid a révélé une plasticité insoupçonnée de nos sociétés : qui aurait prédit que le confinement ne se traduirait pas par un effondrement économique mais par la matérialisation de possibilités qui n’étaient qu’en germe avant le Covid, comme la généralisation du travail à distance, au moins partiellement ? La prévisibilité de la réduction annuelle de l’empreinte écologique est justement la condition pour faire émerger de nouvelles technologies de ruptures et un vaste mouvement d’investissement pour restructurer l’appareil de production. De ce point de vue le compte carbone ne va faire qu’aider à la réalisation que tout le monde appelle de ses vœux d’une relocalisation de l’économie et des relations sociales.
Les services publics n’échapperont pas à cet effort de restructuration et à un vaste mouvement de réinvention. Il n’y a aucune raison que les ressources monétaires des ménages se réduisent, donc que des difficultés nouvelles de financement des services publics apparaissent.
Le problème est ailleurs : les services publics actuels représentent une empreinte écologique par habitant de 1,6 tonnes soit 80 % de ce que nous devrions émettre au total en 2050 toutes consommations confondues. Nos services publics tels que conçus actuellement sont encore moins durables que notre mode de vie ou de production ! Et dès lors qu’il faudra, comme pour les entreprises, payer les impôts et taxes en deux monnaies, euros et unités carbone, voire en trois, si on y ajoute les monnaies complémentaires territorialisées, les contribuables vont découvrir la ponction énorme que représentent les impôts et taxes sur leur budget carbone, et cela va obliger les services publics, comme les entreprises, à se réinventer pour réduire à leur tour drastiquement leur empreinte écologique : éducation, santé, services publics locaux, défense, sécurité, tous les gros postes de l’empreinte écologique feront alors l’objet d’une révision radicale, non pas dans un contexte de crise immédiate de leur financement mais dans un contexte de transformation radicale sur trente ans, conduisant là aussi de façon presque certaine à un effort de relocalisation, par exemple dans la santé et l’éducation, de substitution de services à distance à des services physiques, etc.