Cahier des charges d’une licence en humanités
La proposition par Pierre Calame d’un tronc commun d’enseignement à tous les élèves de l’enseignement supérieur.
Pierre Calame, 2019
Le texte repose sur l’idée qu’au delà des enseignements disciplinaires, tout étudiant de l’enseignement supérieur doit être amené à acquérir la connaissance des défis communs du 21ème siècle et les méthodes pour y faire face, car il s’agit de réalités interdisciplinaires que tout professionnel devra aborder pour assumer ses responsabilités sociales : « On peut aussi définir cette licence comme une propédeutique de trois ans, au sens littéral du terme, « qui facilite l’apprentissage d’autre chose » et qui réunit « un ensemble de savoirs servant de base à de futurs enseignements ». Cette démarche s’inscrit dans l’idée d’émergence d’un « nouvel humanisme » opposé à la juxtaposition de spécialistes peu à même de comprendre les enjeux globaux et de coopérer avec d’autres professionnels pour apporter des réponses. Ce qui suppose : de déconstruire les frontières entre disciplines, entre acteurs, entre savoirs savants et savoirs populaires ; d’enseigner des outils et méthodes pour penser la complexité ; de renouveler les méthodes d’enseignement pour disposer par les conférences à distance des apports des meilleurs spécialistes ; de ne pas séparer penser et agir, grâce à l’enracinement de la formation dans le territoire et dans la cité ; de mettre la coopération au centre de l’analyse et de la pratique ; de s’initier à l’approche des cycles bio-géo-chimiques et aux constantes de temps des systèmes.
Objectif et définition
Une licence en humanité est le premier cycle de trois ans de l’université.
Son objectif est, en amont de toutes spécialisations disciplinaires, de préparer de futurs citoyens du monde, conscients des interdépendances entre les sociétés et avec la biosphère, à relever les grands défis globaux à l’orée du 21e siècle, et de leur fournir pour cela des modes de raisonnement et des outils méthodologiques utilisables toute leur vie.
Dans « humanités », il y a « humanisme ». Une licence en humanités n’est pas le prolongement de l’enseignement du grec et du latin mais une préparation à « être pleinement humain » au 21e siècle, ce qui implique des connaissances et plus encore des outils intellectuels – notamment la capacité d’apprendre à apprendre – nécessaires pour appréhender de façon citoyenne les défis du 21e siècle et d’être capables d’un engagement à la fois professionnel et civique.
On peut aussi définir cette licence comme une propédeutique de trois ans, au sens littéral du terme, « qui facilite l’apprentissage d’autre chose » et qui réunit « un ensemble de savoirs servant de base à de futurs enseignements ». Les universités jusqu’à l’aube des années 60 appelaient leur première année la « propédeutique ». On y apprenait des méthodes, mais plutôt orientées vers des sciences humaines et politiques. Ici, le cycle de trois ans vise à enseigner les bases nécessaires à la compréhension d’un monde complexe où les sciences et les techniques occupent une telle place qu’on ne peut imaginer un humanisme qui soit coupé de leur compréhension.
Définie ainsi, la licence en humanités peut sembler le prolongement pur et simple de la « culture générale » délivrée tout au long du cycle secondaire. C’est au contraire une rupture radicale avec ce cycle : d’abord parce que les étudiants sont invités à une réflexion critique sur les savoirs ; d’autre part parce qu’il ne s’agit plus de juxtaposer ces savoirs mais de les intégrer, de les faire dialoguer entre eux. C’est donc aussi une rupture radicale avec l’approche disciplinaire des facultés.
Ces trois ans de propédeutique ne doivent pas être vus comme une progression linéaire le long de savoirs que l’on approfondirait au fil du temps, chacun s’éloignant des autres au fur et à mesure que l’on se spécialise. Il vaut mieux considérer ces trois ans comme une progression en cercles concentriques, élargissant progressivement la sphère temporelle et spatiale des étudiants, depuis le territoire local jusqu’au le monde, d’un état actuel des savoirs à leur genèse et à leur prospective.
A rebours des enseignements par unités de valeur où chaque étudiant est invité, comme dans un self service, à élaborer sa propre formation à la carte, à charge pour lui de bricoler à partir de ces bouts et morceaux une vision un tant soit peut cohérente du monde, la licence en humanités sera faite d’un seul tronc commun, où l’université assume sa compétence pour fixer un itinéraire de formation. C’est une première manière pour elle d’assumer pleinement sa responsabilité sociétale : si elle ne sait pas de quels savoirs, de quelles méthodes, de quels réflexes, de quels modes de raisonnement les jeunes auront besoin plus tard pour être pleinement citoyens du monde, comment ceux-ci le sauraient-ils ?
Par contre, à l’intérieur de cet itinéraire fermement posé et assumé, l’étudiant disposera au sein de chaque enseignement de possibilités considérables d’interactions avec ses professeurs et ses condisciples, à rebours d’un enseignement « descendant ».
L’objectif est que cette licence en humanités, un peu à l’image des classes préparatoires – de durée en pratique équivalente – ou même des bacs de formation générale permette de poursuivre ensuite les études dans des branches plus spécialisées, en disposant d’une équivalence par rapport à de nombreuses disciplines littéraires et scientifiques, moyennant éventuellement un semestre de mise à niveau correspondant à chacune de ces disciplines.
Un des objectifs de l’enseignement pourra d’ailleurs être de forger un « esprit de corps » non pas à la manière de mafia d’anciens élèves mais par la capacité à rester reliés entre eux et, dans l’idéal, à insuffler lors de la suite des études dans chaque discipline l’esprit d’intégration des savoirs qui aura été acquis dans ces trois années de propédeutique.
Déconstruire les frontières entre disciplines, entre acteurs, entre savoirs savants et savoirs populaires
L’université actuelle est compartimentée, donnant le sentiment qu’il y a autant de modes d’acquisition des savoirs et de méthodes de construction des nouveaux savoirs qu’il y a de disciplines. Au sein même de ce qu’il est convenu d’appeler les sciences humaines, traitant de près ou de loin des êtres humains et de la société, l’économie a revendiqué son autonomie, allant jusqu’à prétendre singer les sciences de la nature, le droit revendique la spécificité du raisonnement juridique, les sciences politiques ne veulent pas être confondues avec l’histoire, le droit ou la théorie des organisations, etc.. Ces identités disciplinaires se trouvent renforcées par la quête par chaque discipline d’un statut, par le jugement par les pairs et par la construction d’une sphère internationale séparée des autres disciplines.
La licence en humanités se définit au contraire par le développement de méthodes de raisonnement et d’outils génériques, même s’ils se déclinent ensuite de façon spécifique en fonction des questions concrètes auxquelles ils s’appliquent. Pour ne prendre qu’un exemple, c’est à travers la théorie des organisations que l’on peut s’affranchir des barrières artificiellement dressées entre organisations publiques et entreprises.
Dans le même mouvement, la licence doit dépasser la frontière entre « savoirs savants » et «savoirs populaires », apprendre tout à la fois à désacraliser et à porter un regard critique sur ce qui est présenté comme un savoir savant objectif, en surplomb au dessus de la société, et à réévaluer un savoir populaire, qu’il s’agisse de gestion de la santé, des conflits, des ressources naturelles, savoir trop souvent déprécié parce que prétenduement pré-scientifique. La démarche humaniste doit au contraire conduire à un respect et une attention à divers modes d’appréhension du monde, aux modalités non formelles de gestion de l’économie et de la société, à la richesse des observations empiriques permettant sinon l’énoncé de lois universelles du moins l’adaptation fine à des situations spécifiques.
Enseigner des outils et méthodes pour penser la complexité.
S’il est vrai que les mathématiques, qui ne sont pas une science empirique mais l’art de représenter au mieux une diversité des réalités possibles, sont présentes dans toutes les sciences, sciences de la nature, sciences économiques et sciences humaines, avec une prédilection dans les deux premières, les mathématiques dont il s’agit ne sont souvent qu’une vulgate des mathématiques, avec une nette prédilection pour les chiffres et pour les outils statistiques, conduisant de proche en proche comme l’a écrit récemment le juriste Alain Supiot à une « gouvernance des nombres » à une tyrannie du chiffre, s’accompagnant d’une généralisation du syndrome de l’ivrogne qui cherche les clés là où est la lumière – entendez par là, là où on peut construire des indicateurs chiffrés – et non là où est la réalité des problèmes.
L’éducation, du primaire au supérieur, n’échappe pas à cette tyrannie de la mesure, depuis le classement PISA pour le primaire jusqu’au classement de Shanghai pour les universités. Que nous disent ces classements sur la capacité des enfants à appréhender des réalités complexes ou à se mouvoir vers le monde ? Que nous disent-ils sur la capacité des universités à former de futurs citoyens du monde, capables de le comprendre, de coopérer pour relever des défis complexes ou pour se comporter de façon responsable ? Rien et moins que rien.
Le mathématicien Nicolas Bouleau a profondément raison de souligner qu’il existe deux sortes de sciences : une science avant tout soucieuse d’énoncer des lois universelles, qui se traduit, dans le champ plus vaste des sciences humaines, par la recherche d’un formalisme mathématique sous forme de systèmes d’équations supposées refléter la réalité, et une science qui vise à rechercher une solution satisfaisante dans un contexte complexe et spécifique. La seconde a autant de titres à la scientificité que la première. Elle mobilise des outils mathématiques, algébriques plus qu’analytiques, visant dans certains cas à représenter des systèmes de relations qui sont la définition même de la complexité, les boucles de rétroaction dans les systèmes non linéaires, toutes choses susceptible le cas échéant de déboucher, informatique aidant, sur des modèles mathématiques conscients de leurs hypothèses donc de leurs propres limites.
Qu’il s’agisse d’agriculture, de santé ou encore d’urbanisme, de politique sociale, de politique économique, le monde, l’univers des patients dans le cas de la santé, ou l’univers des politiques, dans le cas de l’urbanisme ou de la cohésion sociale, offrent un vaste champ d’expériences d’où il serait simpliste de vouloir dégager, comme on le fait trop souvent, des règles de causalité par le croisement d’un petit nombre de variables,. Les outils intellectuels à développer sont d’un tout autre ordre, ils visent parfois à dégager les typologies, parfois des constances structurelles dont on pourra tirer profit pour améliorer l’action.
La représentation de la complexité, les systèmes de relations qui existent aussi bien dans les systèmes naturels que pour organiser un champ sémantique, les techniques de modélisation assistée par ordinateur, constituent un outillage mathématique et des principes méthodologiques d’une toute autre portée. La question de la « preuve », si discutable en sciences humaines, s’efface derrière la question de la représentation, « tout se passe comme si », de la vraisemblance ou de la proximité topologique.
Il faut aussi, au plan des méthodes, prendre la chose par un autre bout : nous vivons dans un monde complexe, interdépendant, tout le monde le répète à l’envie. Faut-il en conclure, comme le suggère le slogan « penser globalement, agir localement », que l’appréhension de la complexité se fait « par le haut » et qu’il n’y a plus « en bas » qu’à mettre en œuvre les leçons des maîtres puisque les étudiants n’ont pas immédiatement et sensiblement accès au global ? Or, le raisonnement mérite d’être équilibré, voire carrément inversé.
Les défis globaux, les logiques mondialisées, les boucles de rétroaction dans les systèmes se manifestent au plan local. On le voit, poussé jusqu’à l’absurde, dans la lutte contre l’exclusion : ce qui apparaît au plan national comme une batterie de dispositifs pour lutter contre des handicaps sociaux, sanitaires ou économiques qui conduisent à l’exclusion, se manifeste localement comme un tout. C’est aussi au plan local, en analysant les produits vendus par les supermarchés, en recherchant la circulation des flux d’argent, en s’intéressant aux délocalisations ou relocalisations, en comprenant la situation des retraités, etc.. que l’on va pouvoir commencer à penser les interactions entre mondialisation du commerce, système financier international, relation intergénérationnelle, impact du climat, etc..
Pour de jeunes étudiants d’universités, comprendre le monde c’est commencer par comprendre que la complexité se pense « avec les pieds » par une approche territoriale plutôt qu’à travers les livres. Les livres viennent dans un second temps pour éclairer, mettre en perspective.
Ainsi une licence en humanités doit fermement revendiquer la rigueur « scientifique » de son approche mais en élargissant au passage la conception de la science pour l’assimiler à la rigueur de la pensée elle-même.
Des méthodes d’enseignement renouvelées
L’enseignement, en particulier l’enseignement universitaire, connaît une mue rapide. Elle découle bien entendu d’un nouveau mode d’accès à la connaissance symbolisé d’un côté par les conférences en ligne ouvertes et à distance (CLOM, en anglais MOOC) et de l’autre par ce que l’on appelle parfois la « pédagogie inversée » : ayant accès par internet à une quantité et une diversité de savoirs inimaginables il y a encore vingt ans, le professeur n’est plus la clé d’accès à ces savoirs mais, ce qui est plus noble encore, celui qui accompagne l’effort de structuration, de hiérarchisation, de sélection et de mise en œuvre de ces savoirs par les étudiants.
Dès lors que la licence en humanités prétend former des jeunes « apprenant à apprendre », pour utiliser l’expression consacrée, ce qui est la définition de la propédeutique, apprenant à penser et , apprenant le discernement à partir d’un magma d’informations, là où internet transforme les faits en opinions, la pensée se forge plus que jamais par le contact avec les camarades et avec les aînés. La notion de mentor, on oserait presque dire de maître à penser, va l’emporter, du moins est-ce souhaitable, sur la figure du professeur transmettant un savoir indiscuté.
Le recours aux conférences à distance s’impose, a fortiori lorsqu’il s’agit de concevoir un enseignement nouveau qu’il faudrait qualifier de global plutôt que de multidisciplinaire. Si, comme on peut l’espérer l’idée de licence en humanités est adoptée simultanément par quelques universités, il s’agira de créer de toutes pièces, par réagencement bien sûr de multiples savoirs existants, un enseignement nouveau et l’on gagnera beaucoup de temps en se concentrant sur des produits pédagogiques à distance : ils ne sont pas, l’alfa et l’oméga de l’enseignement, mais seulement sa première marche, l’énergie étant consacrée à produire des conférences de très haute qualité à partir desquelles se mèneront réflexions et animations. Horresco referens, la situation d’une université qui à travers une telle licence veut renouveler en profondeur les rapports entre les savoirs n’est pas si éloignée de la situation des pays du sud qui font le pari de l’enseignement à distance à défaut de disposer sur place d’un nombre suffisant d’instituteurs ou de professeurs très qualifiés, le relais étant pris ensuite par des moniteurs locaux.
Ces conférences à distance, on le sait maintenant, ne sont pas une panacée. L’étudiant laissé seul devant son ordinateur se lasse vite ou ingurgite l’enseignement passivement, avec à peu près les mêmes défauts que les grandes conférences magistrales progressivement délaissées à l’université. Dans le cadre de la licence en humanités, l’enseignement à distance doit s’intégrer dans une animation interactive, par groupes d’élèves. Chaque membre du corps enseignant devient un éveilleur, aidant ici à approfondir et là à relier. Le renouvellement de l’enseignement est inséparable d’un renouvellement des méthodes.
Penser et agir ; l’enracinement de la formation dans le territoire et dans la cité
On a parlé précédemment du cloisonnement entre disciplines. Il faudrait ici parler du cloisonnement entre réflexion et action. L’un des syndromes les plus préoccupants de la mondialisation est de conduire à un sentiment généralisé d’impuissance : « moi et le monde » vient se substituer à « moi dans le monde ».
On répondra que cette analyse est excessivement pessimiste et fait bon marché de l’aspiration de nombreux jeunes à l’engagement civique et social. Mais on peut noter toutefois que ces engagements, inévitablement, portent sur des objets concrets, bien délimités, à notre échelle et à notre portée si l’on peut dire, mais finalement sans grand rapport avec la marche du monde. On le voit bien avec la démocratie participative, qui dérive trop souvent vers une « démocratie occupationnelle » : l’engagement actif dans de petites causes est une autre manière de se masquer son impuissance sur les grandes.
D’où l’importance que l’apprentissage de la responsabilité, en particulier de la responsabilité sociale et environnemental, et de l’engagement, soit aussi une occasion d’apprendre le monde. On en prendra ici deux exemples de nature différente.
Le premier a trait à l’implication dans la cité, sur le territoire. La démarche pédagogique rejoint ici la responsabilité sociétale de l’université, appelée à mettre ses connaissances et ses ressources humaines – enseignants et étudiants – au moins partiellement au service de la communauté où elle est implantée. Il est souhaitable qu’il y ait, dans tous ces engagements concrets, une dimension pédagogique, qu’il s’agisse de l’implication des étudiants aux côtés de la population dans ce que l’on appelle le « tiers secteur de la recherche », ou qu’il s’agisse d’enquêtes participantes : contrairement à une idée reçue, l’engagement ne s’oppose pas à la rigueur de l’observation et à la réflexion ; il en est plutôt une condition. Rien de tel aussi qu’un engagement territorial pour mettre à l’épreuve les acquis méthodologique de l’enseignement, en particulier quand il s’agit de représenter les relations au sein d’un système.
Cette posture éthique et pédagogique devrait amener à concevoir le cycle de trois ans non comme un enseignement livresque coupé éventuellement par des stages mais comme une alternance possible de chantiers concrets collectifs et de périodes d’acquisition de nouveaux savoirs.
La licence en humanités doit aussi aborder le rapport entre penser et agir sous un autre angle, celui de l’adaptation des systèmes conceptuels et institutionnels à la réalité d’aujourd’hui et aux défis de demain. Anticipant sur ce qu’il sera dit à propos de l’approche des systèmes, les étudiants doivent découvrir, en agissant, que cette action elle-même est « informée » voire contrainte à la fois par les systèmes conceptuels – comme le disait Heidegger, « le plus difficile dans la vie est de regarder ses lunettes car on regarde le monde à travers ses lunettes »- et par les systèmes institutionnels. L’université en sait quelque chose : le jugement par les pairs à l’intérieur de disciplines constituées depuis longtemps et la pérennité des facultés d’ enseignement disciplinaire sont précisément de bons exemples de la manière dont nous cherchons à gérer demain avec les institutions d’hier et les systèmes de pensée d’avant hier. C’est notamment en se confrontant à ce type de rigidité, en apprenant à interroger ce que la société présente comme des évidences que les étudiants, à travers leurs actions concrètes, prendront la mesure de ces décalages.
Mettre la coopération au centre de l’analyse et de la pratique
Depuis le 19e siècle, nous n’avons guère dépassé l’horizon du darwinisme social. De l’exaltation de l’émulation à l’école à celle de la concurrence entre entreprises comme moteur du progrès et au classement international des universités, c’est à chaque fois cette foi aveugle, assez stupéfiante si l’on y réfléchit, dans les bienfaits de la compétition et de la sélection qui est présentée comme le moteur même de l’histoire, en lieu et place de la lutte des classes maintenant que le communisme n’est plus à la mode.
Sous l’influence de l’école de Chicago, on en est même venu, au mépris de toute observation élémentaire de la réalité, à réduire l’entreprise à une association d’actionnaires et cette logique descend jusqu’à la rémunération individuelle au mérite, au mépris de ce qui fait, comme on le sait, le secret d’une entreprise qui réussit : un projet commun et des capacités de collaboration stables.
N’hésitons pas à dire que sous cet angle une licence en humanités constitue un projet éminemment politique : s’intéresser à travers la responsabilité à la réciprocité qui fonde la confiance ; s’intéresser à la solidarité non en simples termes moraux, comme on a trop souvent tendance à le faire dans les institutions chrétiennes, mais en termes presque techniques, mécaniques : ce qui fait tenir debout l’édifice social ; à travers toute sa pédagogie, les travaux collectifs, l’entraide pour comprendre ; à travers les engagements concrets ; à travers une pratique vivante de la démocratie et de la construction de consensus dans une pédagogie du projet, la licence doit placer en son centre les notions inséparables de coopération, de responsabilité et d’interdépendance. S’il est bien, d’ailleurs, un défi central du monde d’aujourd’hui, c’est le retard abyssal pris entre la réalité de nos interdépendances mondiales d’un côté et les pratiques non coopératives et irresponsables de l’autre.
Cet apprentissage de la coopération trouve son relais intellectuel et pédagogique dans l’analyse des systèmes. Il n’est pas anodin de s’intéresser dans l’organisme humain au rôle de la flore bactérienne autant et plus qu’à la propagation des virus, dans le domaine agronomique et écologique aux biocénoses et pas seulement à la concurrence pour l’accès à la lumière ou au milieu nutritif et, dans les organisations humaines aux multiples processus de construction de confiance et de coopération. On pourrait presque dire que s’intéresser à l’approche systémique, à la complexité, en mettant au centre de la réflexion les relations entre les objets et non les objets eux-mêmes, leurs interrelations plutôt que la mise en concurrence de consommateurs et de producteurs dans un marché parfait, c’est ouvrir à une vision du monde qui, sans exclure les concurrences, les conflits, les divergences d’intérêts, les luttes de pouvoir, n’y réduit pas la compréhension d’ensemble de la réalité.
Cette approche coopérative s’étend à l’approche des défis communs mondiaux. On a dit que cette licence en humanités devait préparer des citoyens du monde capables de faire face aux défis globaux du 21e siècle. C’est dire qu’ils sont directement confrontés à la question de l’altérité. Si l’on observe les impasses actuelles de la gouvernance mondiale, on constate un paradoxe : chacun répète à l’envie que les défis sont communs et globaux mais, dans la pratique, l’idée d’une communauté de destin est encore largement rhétorique (voir par exemple l’unanimité de façade pour sauver le climat affichée par les chefs lors de l’ouverture de la COP21). Nous sommes issus de cultures différentes, nos histoires sont différentes et les ressentiments croisés, hérités de l’histoire, affleurent à tout moment. Ce qui construira la conscience d’une communauté mondiale, ce n’est pas le passé mais l’avenir : la conscience d’avoir à faire face à des défis communs, en particulier une éthique de la responsabilité, une révolution de la gouvernance, la transformation du modèle économique. L’enjeu serait ici de proposer au réseau international des universités catholiques une démarche commune, soit par l’adoption d’une même « licence en humanités » soit, à minima, en proposant un travail à distance des professeurs et des étudiants sur ces défis communs.
Une première approche des systèmes : les cycles bio-géo-chimiques et les constantes de temps
Les études menées par les équipes de recherche internationales montrent le danger que représente « l’ouverture » des grands cycles bio-géo-chimiques - le carbone, l’azote, le phosphore, l’oxygène, l’eau, l’hydrogène et le souffre- qui étaient globalement fermés avant l’industrialisation. Une des caractéristiques de l’anthropocène, dont il faudra faire une présentation détaillée, est d’avoir ouvert ces cycles aboutissant à un ensemble de déstabilisations potentiellement aussi dangereuses que l’ouverture du cycle du carbone avec l’effet de serre et le changement climatique.
S’il n’est pas possible dans le cadre d’une licence généraliste de pousser très loin les études de chimie, l’analyse de ces cycles a une grande valeur pédagogique :
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elle permet d’introduire l’idée d’homéostasie des systèmes en s’intéressant aux régulations qui tendent à maintenir un équilibre ;
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elle offre de bonnes illustrations de systèmes à relations et boucles de rétroactions multiples, en rattachant l’analyse à des questions environnementales fondamentales qui concernent directement les jeunes générations ;
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l”approche des cycles bio-géo-chimiques présente également l’intérêt d’introduire la notion de « constante de temps » si importante dans l’étude des systèmes, qui permet de prendre conscience de l’inertie très différente des différents systèmes.
Cette approche bio-géo-chimique permet aussi d’introduire la question de l’énergie, qui fait des systèmes terrestres des systèmes réalimentés en permanence par l’énergie solaire, ce qui permet d’introduire à la thermodynamique, domaine souvent assez difficile à aborder même pour des étudiants des branches scientifiques. Or, la néguentropie, qui permet de réintroduire de l’ordre là où les systèmes évoluent spontanément vers le désordre, présente un grand intérêt aussi pour l’approche des systèmes économiques et pour introduire la question du coût de la gouvernance (approche historique par exemple de l’effondrement des empires, trop coûteux à entretenir à un niveau donné des systèmes techniques). C’est la découverte que des mécanismes de même nature sont à l’œuvre dans des domaines apparemment très différents qui en fait la valeur pédagogique.
L’introduction à la notion de systèmes bio-socio-techniques
Une des difficultés nées de la segmentation des connaissances scientifiques et des approches disciplinaires est que nous avons les plus grandes difficultés à aborder nos sociétés dans leur ensemble parce que ce sont à la fois des écosystèmes – les sociétés font partie de la biosphère et participent à ses grands cycles - ; ce sont des systèmes culturels, économiques, sociaux et politiques avec leurs régulations propres ; ce sont enfin des systèmes techniques. Or, même si l’évolution des systèmes techniques est en interaction avec l’évolution des système socioculturels, elle dispose néanmoins d’une part d’autonomie.
Le point particulièrement formateur des systèmes bio-socio-techniques c’est qu’ils doivent, pour assurer leur survie à long terme, combiner une forte stabilité à court terme (l’homéostasie) et des capacités d’évolution à long terme.
L’approche des systèmes techniques, chère à Bertrand Gilles, a elle aussi un très grand intérêt pédagogique car elle s’intéresse à la fois à l’histoire longue, sous l’angle des dispositifs matériels souvent occultés par une histoire événementielle, et au présent en s’intéressant aux dynamiques d’évolution à la fois techniques, culturelles et sociales comme le montre la « révolution internet ».
Dynamique des systèmes, genèse des savoirs, constantes de temps et décalages
Rien n’est plus nécessaire, pour aborder avec lucidité les défis de demain, que de se replacer dans une perspective historique. Cela vaut, on l’a dit pour les systèmes techniques mais tout autant pour la genèse et l’évolution des savoirs.
L’enjeu pédagogique est d’amener les étudiants à mener une réflexion critique sur la genèse des savoirs et plus largement sur les visions du monde qui orientent leur production, plus que ne laisse penser une approche achronique des connaissances scientifiques.
On fera ici une place à l’évolution historique et aux comparaisons interculturelles de la représentation de la place de l’homme dans la biosphère, en s’intéressant en particulier à la manière dont l’instrumentalisation par l’homme de la nature, qui s’est imposée au détriment d’autres approches à partir du 17e siècle, a canalisé les savoirs en direction de cette instrumentalisation, au détriment d’autres approches que l’on pourrait qualifier, une fois de plus, de collaboratives. Cela impliquera notamment que les différentes approches scientifiques ne laissent pas de côté les conditions historiques d’émergence de ces différents savoirs pour comprendre ceux qui ont été privilégiés et au détriment de quels autres.
Cela servira d’introduction à une dernière partie qui s’intéressera aux relations entre science et société et aux conditions de maîtrise sociale de l’innovation, voire de réorientation de l’aventure humaine à laquelle nous sommes maintenant contraints.
Sources
Texte rédigé en 2019 à la demande des enseignants de l’Université catholique de Lyon