Charte des universités responsables et solidaires
Texte préparé en 2019 avec l’Université catholique de Lyon et mise en débat au sein de la Fédération internationale des universités catholiques
Pierre Calame, 2019
Le projet de Charte des universités responsables et solidaires est le fruit de la confrontation entre les réflexions internes à l’Université catholique de Lyon et celles de l’Alliance pour des sociétés responsables et solidaires. Il semble être à ce jour le seul texte de cette portée, ayant bénéficié de l’encyclique Laudato Si du Pape François qui met l’humanité, en particulier les membres de l’Église catholique, face aux défis qui les attendent.
Le texte reprend donc la structure de la Déclaration universelle des responsabilités humaines :
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un préambule d’où l’on citera les points (7) « notre liberté d’enseigner et de chercher, pour justifiée et réelle qu’elle soit, masque néanmoins les rapports de force qui orientent nos recherches et notre enseignement, en fonction des besoins de l’économie ou de la concurrence sur le marché international de l’enseignement supérieur » et (8) cette « liberté, à laquelle nous sommes attachées, ne nous dispense pas, au regard des enjeux du vingt et unième siècle, de fonder le nouveau contrat entre nous et le reste de la société »;
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la traduction concrète, pour l’Université, des huit principes de la Charte, qui donnent un cadre très précis pour les transformations à conduire.
Préambule
Nous, Représentants d’ Universités catholiques du monde, considérant :
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que la poursuite indéfinie des modes de vie et de développement actuels est incompatible avec l’harmonie entre les sociétés, la préservation de l’intégrité de la planète et la sauvegarde des intérêts des générations futures, comme l’a souligné l’encyclique Laudato Si’ du pape François ;
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que l’ampleur et l’irréversibilité des interdépendances qui se sont créées, entre les êtres humains, entre les sociétés, entre l’humanité et la biosphère, constituent une situation radicalement nouvelle dans l’histoire de l’humanité, transformant celle-ci de façon irrévocable en une communauté de destin;
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que la conscience et l’exercice de nos responsabilités partagées vis à vis de la planète et de l’humanité sont l’expression de notre appartenance à cette communauté de destin;
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que l’ampleur des changements aujourd’hui nécessaires est hors de portée de chacun de nous et implique l’engagement de toutes les personnes et de toutes les institutions publiques ou privées, au premier rang desquels les institutions universitaires;
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que les modalités juridiques, politiques et financières actuelles de pilotage et de contrôle des institutions publiques et privées, y compris des institutions universitaires, ne les incitent pas à assumer pleinement leurs responsabilités à long terme et tendent à les enfermer dans des logiques de compétition plutôt que de coopération, de conformisme plutôt que d’innovation radicale;
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que notre co-responsabilité est de mobiliser nos compétences, nos connaissances et notre influence au service de la sauvegarde de notre planète et de notre humanité;
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que notre liberté d’enseigner et de chercher, pour justifiée et réelle qu’elle soit, masque néanmoins les rapports de force qui orientent nos recherches et notre enseignement, en fonction des besoins de l’économie ou de la concurrence sur le marché international de l’enseignement supérieur ;
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que cette liberté, à laquelle nous sommes attachées, ne nous dispense pas, au regard des enjeux du vingt et unième siècle, de fonder le nouveau contrat entre nous et le reste de la société ;
En réponse à l’invitation pressante du Pape François à nous engager dans ce combat pour sauver la biosphère et l’humanité des périls où les jettent l’état actuel d’irresponsabilité, nous adoptons, au nom de nos institutions respectives, la présente Charte des universités responsables et solidaires et nous nous engageons :
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à en faire le fondement de nos comportements et de nos relations avec les autres universités et avec les acteurs de la société, tout particulièrement ceux des territoires sur lesquels nous sommes implantés;
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à la promouvoir auprès de notre corps professoral et auprès de nos étudiants ;
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à en tirer les conséquences dans nos programmes et méthodes d’enseignement.
Principes de la responsabilité humaine et application aux universités
1. L’exercice par chacun de ses responsabilités est l’expression de sa liberté et de sa dignité de citoyen de la communauté mondiale.
L’université contribue à l’insertion citoyenne, professionnelle et sociale de ses étudiants dans la société. Mais elle doit aussi les ouvrir à la conscience des interdépendances mondiales et aux responsabilités futures qui en découlent, leur faire découvrir, au-delà des convictions religieuses et philosophiques de chacun, leur commune humanité et les préparer à relever les défis du siècle en découvrant que ce qui les unit aux autres transcende ce qui les en sépare. Elle met à profit tous les moyens, en particulier numériques, d’échange international de savoirs, d’expériences et de visions du monde pour en faire des membres actifs de la communauté mondiale à construire. Elle fait de cet échange le ciment de ses liens avec les autres universités de la FIUC.
2. Chaque être humain et tous ensemble ont une co-responsabilité à l’égard des autres, de la communauté proche et lointaine, et à l’égard de la planète, en proportion des avoirs, du pouvoir et du savoir de chacun.
Loin d’être un acteur impuissant, subordonné aux pouvoirs politiques, économiques et financiers ou aux règles de concurrence qui conditionnent sa survie, l’université détient un pouvoir important comme producteur, détenteur et dispensateur de savoirs, donnant aux savoirs qu’elle délivre et aux manières de les utiliser la force de la légitimité intellectuelle et sociale. Elle est aussi, vis à vis des territoires où elle est implantée, une fenêtre ouverte sur le monde, un réservoir de connaissances et d’expertise qu’elle est appelée à mettre au service de tous les acteurs de la société, en particulier des acteurs qui subissent les effets de la mondialisation sans prise sur leur propre avenir et sans moyen d’analyser le mouvement qui les entraine ou d’y résister utilement. Nourrissant l’innovation conceptuelle, scientifique et technique, elle a la responsabilité de ne pas en faire un bien en soi mais de comprendre et expliquer les rapports de force qui en orienteront les applications, de promouvoir elle même ces applications au service du bien commun.
3. Cette responsabilité implique de prendre en compte les effets immédiats ou différés de ses actes, d’en prévenir ou d’en compenser les dommages, que ceux-ci aient été ou non commis volontairement, qu’ils affectent ou non des sujets de droit. Elle s’applique à tous les domaines de l’activité humaine et à toutes les échelles de temps et d’espace. Elle est imprescriptible dès lors que le dommage est irréversible.
L’ampleur de la responsabilité de l’université résulte à la fois de la lenteur d’évolution des grands systèmes conceptuels et institutionnels, au regard de la rapidité des changements de la société et de l’accélération des défis qu’elle doit relever, et du caractère pérenne des connaissances et aptitudes qu’elle transmet à ses étudiants, appelés pour la plupart à constituer les cadres de la société dans les décennies à venir. Si les enseignements qu’elle dispense installent ces étudiants dans le conformisme intellectuel et social, les coupe d’une compréhension des sources historiques, conceptuelles et philosophiques des savoirs qu’elle transmet en les faisant passer pour objectifs, universels et intemporels, si elle les installe dans le sentiment de supériorité de ces savoirs à l’égard de ceux d’autres sociétés ou d’autres origines, si elle les juxtapose selon des logiques disciplinaires, rendant par là impossible la compréhension de la complexité du monde et la coopération avec d’autres sources de savoir, l’université, loin de préparer ses étudiants à conduire les changements indispensables, en fera des obstacles à ces changements.
4. La responsabilité des institutions, tant publiques que privées, quelles que soient les règles qui les régissent, n’exonère pas la responsabilité de leurs dirigeants et réciproquement.
L’université n’assume pas ses responsabilités si elle se borne à offrir de bonnes conditions d’hébergement à des facultés et des professeurs dispensant leurs savoirs dans un cadre disciplinaire.
Les professeurs ont la responsabilité personnelle de rechercher avec ceux d’autres disciplines les moyens de contribuer ensemble à une compréhension plus humaniste de la complexité du monde et des défis que devront relever leurs élèves tout au long de leur vie. Ils ont aussi, individuellement et collectivement, la responsabilité d’interroger les sources de leur propre discipline, d’examiner l’adaptation des savoirs qu’ils transmettent aux besoins de l’humanité de demain et avoir le courage, le cas échéant, d’explorer des réponses nouvelles, avec les risques que cela fait courir au déroulement de leur carrière.
L’institution universitaire, de son côté, a la responsabilité de concevoir de nouveaux cursus et de nouveaux modes d’enseignement, mettant les étudiants en situation de contribuer activement à leur propre développement. En conformité avec l’étymologie de son nom, l’université doit être une communauté d’enseignement et de vie, stimuler l’esprit critique tant des enseignants que des élèves en lieu et place du conformisme si souvent dominant. Par ses attitudes , par les déroulements de carrière qu’elle propose aux enseignants et par les cursus et les pratiques pédagogiques qu’elle propose aux étudiants, elle doit créer un milieu propice à l’innovation intellectuelle.
Enseignants, étudiants et institution universitaire ne sont pas hors sol et coupés de la société environnante. En faisant de cet environnement proche une source majeure de compréhension de la complexité du monde contemporain, en encourageant les enseignants à sortir de leur tour d’ivoire et à faire bénéficier cet environnement de leur connaissance du monde, les élèves à s’engager socialement dans la communauté, en recherchant toutes les occasions de coopération avec les autres acteurs du territoire, l’université leur propose un pacte de co-responsabilité à long terme pour répondre aux nécessités de la transition vers des sociétés durables.
5. La possession ou la jouissance d’une ressource naturelle induit la responsabilité de la gérer au mieux du bien commun.
L’université est détentrice de savoirs et d’expériences qui se multiplient en se partageant. Elle a la responsabilité aussi bien de les faire fructifier par l’échange international, en particulier entre les universités signataires de la présente charte, que de les mettre à disposition, sous des formes appropriées et en contribuant au renouveau de l’éducation populaire, de tous ceux à qui ils peuvent être utiles. Le développement des moyens de communication et internet ouvrent pour ce partage des perspectives inouïes mais comporte aussi de grands dangers de manipulation, de fragmentation du savoir, de relativisme généralisé. La responsabilité de l’université est de tirer parti de ces opportunités en développant collégialement de nouvelles formes de pédagogie, bénéficiant autant aux universités les plus démunies qu’au mieux dotées, de prémunir contre les risques et dérives en privilégiant des parcours structurés de connaissance et en aidant les étudiants à se former à un usage et une compréhension critiques des nouveaux médias.
Il lui appartient, à travers les différents enseignements disciplinaires, notamment ceux du droit, de l’économie et de la gouvernance, de montrer les dérives d’une conception absolue et individualiste de la propriété, intellectuelle ou matérielle, de promouvoir à la fois la reconnaissance des responsabilités, notamment de sauvegarde et de partage, qui s’attachent à toute propriété et des modes de gestion coopérative des biens communs, en particulier des ressources naturelles. La vie étudiante offre par ailleurs de nombreuses occasions d’apprentissages de la coopération qu’il faut mettre à profit.
L’université gérant des biens fonciers et immobiliers, elle doit en faire à la fois un modèle d’usage durable des ressources et de l’énergie et le support d’un apprentissage concret par les étudiants de leurs propres responsabilités à l’égard de ces ressources. Et quand l’université est aussi détentrice d’un capital financier, elle doit montrer comment elle se comporte en investisseur responsable.
6. L’exercice d’un pouvoir, nonobstant les règles par lesquelles il est dévolu, n’est légitime que s’il répond de ses actes devant ceux et celles sur lesquels il est exercé et s’il s’accompagne de règles de responsabilité à la hauteur du pouvoir d’influence exercé.
L’université et son corps enseignant sont dans l’obligation de rendre compte de l’usage fait de leur savoir et de leur pouvoir. Cette redevabilité s’exerce vis à vis des étudiants eux mêmes, vis à vis de la communauté universitaire et en particulier vis à vis des pairs, signataires de la présente Charte , vis à vis des territoires où elle est implantée et plus largement, au titre du contrat social, vis à vis de la société tout entière. Il appartient aux signataires de la Charte d’élaborer le cadre de cette redevabilité.
7. Nul ne peut s’exonérer de sa responsabilité au nom de son impuissance s’il n’a fait l’effort de s’unir à d’autres, ou au nom de son ignorance s’il n’a fait l’effort de s’informer.
Une université, prise isolément et quelque soit sa taille, peut se sentir démunie, devant les changements profonds qu’implique son engagement responsable et devant la complexité et l’ampleur des défis de notre siècle. Agissant seule, un engagement trop novateur peut mettre en péril son existence même. Les savoirs à construire et organiser sont si nouveaux dans leur contenu, leur structuration et leur pédagogie qu’aucune université n’est peut être en mesure seule de mener à bien cette rénovation. Les signataires de la Charte s’engagent à se partager les tâches, à mutualiser les moyens intellectuels, ce que facilite le recours partiel à des enseignements à distance, à pratiquer la solidarité concrète en faisant bénéficier les universités plus pauvres ou plus petites du capital intellectuel des plus riches et des plus grandes, à prendre la parole ensemble pour promouvoir le modèle d’une université du 21ème siècle, citoyenne, responsable et solidaire. Ils s’engagent aussi à offrir aux enseignants qui acceptent à titre personnel de partager cette aventure, un réconfort et une communauté solidaire face à l’hostilité que suscite toute audace de ce type ainsi que des profils de carrière nouveaux permettant que cette ambition et ce courage soient mis à la portée du plus grand nombre.