La conduite de la transition d’un territoire vers une société durable passe par l’engagement d’une grande diversité d’acteurs
« L’engagement des acteurs du territoire comme ressource » est le premier principe directeur dégagé de l’échange d’expérience entre les villes de Loos-en-Gohelle, Le Mené, Malaunay, Grande Synthe
Pierre Calame, Collectif, December 2019
Conduire une stratégie de changement systémique implique que tous les acteurs publics et privés d’un territoire se mettent en mouvement autour d’un projet commun. Mais les conditions de cette mise en mouvement sont rarement explicitées, comme si ce projet commun était d’emblée partagé par tous, suscitait un enthousiasme collectif conduisant chacun à sortir de sa propre logique et de ses propres intérêts pour se mettre au service d’une ambition partagée. Mais on dit rarement d’où nait cet enthousiasme collectif et ce qui le permettrait.
L’expérience des quatre territoires engagés depuis longtemps dans une démarche de transition suggère une approche beaucoup plus pragmatique, une transformation progressive de chaque acteur et de sa relation aux autres mais en partant pour chacun d’eux de ses propres contraintes et de ses propres projets, en entrelaçant les récits singuliers en ce qui ne devient que progressivement un grand récit partagé. Cet apprentissage est aussi une construction progressive de la confiance en soi et dans les autres qui est la condition du pouvoir d’agir.
Loos-en-Gohelle, Le Mené, Malaunay et Grande Synthe sont quatre territoires de taille modeste qui se engagés depuis longtemps dans un processus de transition écologique et sociale. La particularité et la force de ces processus, la condition de sa durée, c’est l’implication progressive dans la démarche de tous les acteurs publics et privés : les habitants, les élus, les services publics locaux, les entreprises, les commerçants, les agriculteurs.
Toutes les expériences de transition, telles qu’elles sont mises en évidence par les villes « capitales vertes » de l’Europe ou par des réseaux internationaux comme Energycités et ICLEI, s’accordent sur l’importance de l’engagement de tous les acteurs. La transition ne peut être le fruit des seules politiques publiques, dans le domaine de la mobilité, de l’habitat ou de la production d’énergie par exemple. Il est indispensable non seulement que la population adhère à un projet collectif et que soit dépassée l’imposition du projet par un parti politique dominant, non seulement qu’il y ait un consensus autour des objectifs poursuivis mais aussi que différents types d’acteurs s’engagent activement dans sa réussite. Mais cet engagement peut donner l’illusion qu’il faut pour cela l’adhésion initiale et spontanée à une vision commune, à un grand récit unifié de la transition, porté par un leader charismatique. L’expérience des quatre villes conduit à mettre en valeur une démarche plus pragmatique -et de ce fait plus généralisable-, démarche d’apprentissage inscrite dans la durée et garantissant aussi, de ce fait, des transformations elles-mêmes durables.
1. Le liens entre les besoins et attentes de chacun et l’avenir de la planète
L’engagement ne va pas de soi, notamment pour les populations les plus fragilisées, paupérisées. Il est d’ailleurs significatif que les quatre territoires concernés ne sont pas les territoires « dans le vent » à la pointe de l’économie numérique ou insérés dans une économie mondialisée. Ce sont au contraire plutôt des territoires marginalisés et, dans le cas par exemple de Loos-en-Gohelle, des territoires de « l’ancienne économie » minière ou industrielle. Pour ce genre de territoires, devenir pilote d’une transition du 21e siècle ne va donc pas de soi.
Les élus porteurs de la démarche ont donc au contraire recherché un premier engagement de la population au travers de petites actions, à l’échelle du quartier, enracinées dans une réalité quotidienne, comme l’aménagement d’un bout de rue ou d’un pied d’immeuble ou la gestion de services de proximité. C’est le point de départ d’une mise en perspective vers des questions plus larges d’alimentation durable, de préservation de l’environnement, d’économie d’énergie, de partage de l’espace public, etc.. C’est par le biais d’actions concrètes, dont chacun peut mesurer le résultat que s’établit le lien entre le vécu quotidien et l’avenir de la planète, dans une démarche ascendante et non descendante.
De même pour le tissu d’entreprises, le point de départ a été l’attachement de leurs dirigeants au territoire et à son devenir, permettant de tisser des liens étroits avec la population faite de consommateurs – citoyens. Une commande publique définie de façon stable dans la durée et privilégiant de nouvelles attitudes et de nouveaux modes de coopération est un levier important aux mains des collectivités locales.
C’est ainsi en étant attentif aux liens entre les intérêts de chacun et le bien commun que l’on commence à aider chaque acteur à sortir du jeu de rôle traditionnel, opposant public et privé ou élus et services publics locaux.
2. L’apprentissage de nouvelles démarches doit faire la preuve de son utilité concrète pour chacun
L’engagement tel qu’il été conçu dans ces quatre démarches pilote ne relève pas du militantisme classique. Ce militantisme met en avant une cause à défendre, une idéologie pour laquelle agit et lutte le militant associatif ou politique qui accepte, ce faisant, que son engagement se fasse au détriment éventuel de sa vie de famille, de son confort quotidien, de ses relations sociales. Ce type de militantisme, même s’il est gratifiant, produit un effet d’usure qui peut même se manifester au niveau de la santé ou de l’estime de soi. A l’opposé, l’objectif poursuivi ici est celui d’un engagement gratifiant, produisant des effets concrets positifs. Cela passe aussi par la reconnaissance, par les autres acteurs, de l’engagement de chacun, en communiquant sur lui, en s’assurant qu’il produit des résultats concrets, en lui donnant la parole. Le récit d’ensemble naît de l’entrelacement des récits particuliers.
3. Il ne suffit pas de faire, il faut aussi le raconter
C’est le récit qui donne à l’action tout son sens. C’est la raison pour laquelle dans les quatre expériences on accorde autant d’importance à la parole, aux histoires. Mais, pour les mêmes raisons que l’engagement d’ensemble naît de la combinaison d’engagements particuliers, le récit d’ensemble de la transition naît de l’entrelacement des histoires particulières à travers lesquelles chaque acteur n’est plus seulement un élément d’une histoire d’ensemble qui seule aurait son sens mais au contraire le sujet de sa propre histoire. C’est d’autant plus important à rappeler qu’ici il s’agit de territoires dominés de l’extérieur : par exemple l’histoire des mines dans le cas de Loos-en-Gohelle ou de la sidérurgie dans le cas de Grande Synthe.
En s’engageant de manière exemplaire dans une transition que bien d’autres territoires, pourtant en apparence plus autonomes mieux dotés, n’ont pas encore engagé, ces territoires sortent du statut de domination subie au statut de sujet de l’histoire. Mais, et c’est là l’originalité profonde de ces expériences, elles montre que ce n’est possible que parce que chaque acteur en particulier, au sein du territoire est lui-même devenu sujet de sa propre histoire.
Cette capacité à prendre la parole pour devenir sujet et l’impact qu’elle a sur le monde extérieur se retrouvent dans bien d’autres situations : par exemple à l’autre bout du monde des paysans andins, du seul fait de transcrire par écrit des savoir-faire paysans séculaires, ont changé le regard que la société portait sur eux.
Les auteurs notent encore que dans le cas des entreprises, le lien entre récit du territoire et récit de l’entreprise contribue à ancrer celles-ci dans son territoire, ancrage considéré comme une ressource immatérielle stratégique.
4. La mise en mouvement du territoire dans la durée créée les conditions de la confiance
Le terme de confiance est central dans tout processus de mise en mouvement. On le retrouve dans toutes les histoires de changement, qu’il s’agisse d’une entreprise, d’un territoire ou de la société toute entière. L’économie du 20e siècle, et a fortiori sa finance, ont tendu à substituer la transaction instantanée à la relation durable : au lieu de réduire les risques que comporte tout échange ou toute interaction en créant des relations de confiance, qui ne peuvent naître que de la durée, on le fait en se donnant la possibilité de se retirer à tout moment de l’échange. La défiance généralisée vis-à-vis des institutions publiques, vis-à-vis de « l’autre » et même de son voisin, vis-à-vis de l’économie et de la finance semble d’ailleurs une caractéristique de nos socétés.
Ce qu’illustrent les quatre expériences pilote c’est à la fois la nécessité fondamentale de la confiance et la manière de la construire par apprentissage ; mais aussi de montrer le lien intime entre confiance en soi et confiance en l’autre : confiance dans le fait que l’on est autorisé à s’aventurer vers l’inconnu, confiance de la population vis-à-vis de la collectivité.
Ces histoires montrent aussi à quel point la confiance, expression de la relation, est nécessairement symétrique : l’engagement des habitants se développe par le biais de la confiance qu’on leur accorde, symétrique de la confiance que les autorités publiques demandent qu’on leur accorde, et cette confiance accroît en retour leur confiance en eux-mêmes.
Ce principe de la confiance construite par l’apprentissage – pouvoir vérifier à chaque instant que la confiance est méritée – vaut aussi pour les relations entre les élus et les services publics locaux. La contrepartie, que l’on retrouve aussi dans d’autres histoires de ce genre, est qu’une partie des acteurs, notamment des fonctionnaires locaux, se trouvent placés devant des exigences relationnelles qu’ils ont du mal à supporter et quittent le navire.
5. Bâtir sur la confiance implique des changements de posture, notamment dans les relations entre les services et les élus
Un livre récent d’Elisabeth Bourguignat, « De la clôture à l’esprit libre » raconte la stratégie de changement dans une petite entreprise du Sud ouest de la France confrontée à l’effritement de son modèle économique traditionnel et qui entreprend pour survivre, précisément du fait de son attachement au territoire dans lequel elle est enracinée, une mutation radicale. Le livre est intitulé joliment « De la clôture à l’esprit libre ». Il montre les changements radicaux de posture qu’implique une organisation où chaque salarié est doté d’une autonomie et d’une capacité à dialoguer librement avec les autres au service du bien commun de l’entreprise.
Les quatre expériences de transition soulignent en particulier la manière dont les relations des services publics locaux avec la population d’une part, les entreprises d’autre part, les élus enfin se trouvent profondément bouleversées tant dans la conception qu’ils ont de leur rôle que dans les compétences qu’ils sont appelés à déployer. Les services passent d’une posture de spécialiste à celle d’animateur, d’un posture de gestionnaire à celle de porteur de projets, d’une posture de « ceux qui savent » vis-à-vis d’une population qui bénéficie de ce savoir à ceux qui apportent une compétence en lien avec une population qui en apporte une autre.
Dans un rapport classique entre acteurs, chacun est là avec son rôle et ses contraintes et un modus vivendi s’établit entre eux. Lorsqu’au contraire s’établit une confiance dans la durée, chaque acteur intègre au moins en partie les objectifs et les contraintes des autres.
Une telle transformation, notamment pour les services publics locaux, est très profonde et douloureuse. Certains agents se sentent remis en cause dans leur pratique, d’autres n’adhèrent pas aux nouvelles orientations et modes de travail, d’autres enfin s’engagent fortement dans la démarche mais au risque de l’épuisement. Pour que cela réussisse, il faut que la direction générale des services puisse piloter cette transformation du travail de façon à ce qu’elle irrigue l’ensemble de l’action de la collectivité et ne soit pas simplement « quelque chose en plus » à côté de la gestion quotidienne. C’est une très belle et convaincante illustration du fait qu’engager une transition écologique et sociale implique aussi une transformation profonde de la gouvernance.
Cette transformation implique aussi celle des relations entre les élus et les services. Ces derniers, en devenant moteurs dans la conception de projets, se voient notamment reconnus le droit à l’erreur. C’est aussi plus généralement une transformation radicale du rôle des élus, très différent aussi bien de ce que l’on attend d’un dirigeant politique mettant en œuvre une ligne préétablie que de ce que l’on attend des personnes qui prennent les décisions de dernier ressort. Ici, les élus fixent le cap mais c’est la nouvelle relation entre élus, services et habitants qui permet de construire des projets d’intérêt général.
6. Le rôle de l’échange et du voyage
Les animateurs de ces quatre expériences font un parallèle très évocateur entre deux types de voyage : le voyage intérieur à chaque territoire car disent-ils « l’engagement nous transforme, nous amène à un ailleurs que l’on ne connaissait pas, de nouvelles compétences, de nouvelles relations, compréhension renouvelée de ce qui est possible et de ce qui est faisable », et le voyage collectif des différents types d’acteurs à la rencontre d’autres territoires engagés dans des démarches analogues . Ces voyages apprenants, notamment promus dans le Nord Pas de Calais par le CERDD ont quatre apports : ils renforcent les liens entre les acteurs d’un même territoire ; ils font découvrir d’autres expériences auxquelles s’identifier ou par rapport auxquelles se définir ; ils créent l’occasion de se raconter et l’on a vu la place du récit dans le sens donné à une aventure collective ; enfin, comme l’illustrent les résultats de l’échange entre les quatre expériences pilote, ils permettent de dégager de contextes très différents un certain nombre d’invariants.