Les communs et le droit de la propriété

Entre concurrences et convergences

Etienne LEROY, marzo 2015

La Revue Foncière / Association Fonciers en débat

L’auteur, Professeur d’Anthropologie du droit au Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris (LAJP - Université Sorbonne 1)rappelle la genèse et les transformations des droits sur le sol. Pour lui, « La propriété foncière n’est pas ce monolithe que se plaisent à imaginer les Français et l’opposition entre propriété publique et propriété privée n’en constitue pas la summa divisio. La formation des droits sur le sol et leurs modes d’appropriation, sont un phénomène anthropologique plus complexe qu’il n’y paraît. »

Analyse.

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Les communs et le droit de la propriété - Entre concurrences et convergences

L’année 2014 a été marquée par la publication, durant le mois de mai, de trois ouvrages en langue française traitant des communs (Bollier 2014, Dardot et Laval 2014, Parrance et Saint Victor 2014). On doit aussi relever d’autres initiatives qui se sont faites jour comme la préparation d’un « Dictionnaire des communs » aux éditions PUF (à paraître), des conférences internationales et l’émergence de nouveaux réseaux de chercheurs spécialement dévolus à cette thématique 1.

Certains n’hésitent pas à parler d’une révolution des communs en marche. Mais, dans les faits, les domaines concernés ne sont pas, au moins en France ou en Europe, si importants qu’ils supposent de prendre le terme « révolution » comme une rupture radicale avec l’ordre ancien. Le sens astronomique du terme convient mieux comme retour d’un corps (céleste) à un point qu’il occupait auparavant sur une orbite car les nouvelles pratiques dont on va parler plus loin appartiennent à des modes de comportements qui étaient la norme dans les sociétés précapitalistes et communautaires et qui, s’ils ont cédé devant le consumérisme et l’individualisme, n’en avaient pas pour autant disparu. Ces comportements restaient là, en partie cachés, en partie pratiqués de manière un peu honteuse et ce sont en particulier la crise financière de 2008 puis, dans le monde académique, le prix Nobel d’économie attribué en 2009 à Elinor Ostrom qui ont contribué à remettre sur la scène mondiale la vieille question des communs, mieux connue en anglais comme « commons ». Ou plutôtmieux caricaturée car au moins deux générations de chercheurs économistes, politistes ou sociologues ont été bloqués par un petit article de 1968, publié dans la prestigieuse revue Science, par un inconnu Garett Hardin, qui accède à la notoriété non seulement par un titre accrocheur, « La tragédie des communs » (Hardin, 1968) mais surtout grâce au contexte de révolution néolibérale (cette fois comme une rupture de l’ordre ancien de l’État providence) que prônent R.Reagan ou M.Thatcher. En proposant de généraliser la propriété privée de la terre partout où elle était détenue en commun sur la base d’une explication erronée mais que peu de chercheurs osent discuter, Hardin répond à la demande implicite des grands bailleurs (Banque mondiale et Fonds monétaire international) qui doivent justifier la mondialisation de leurs pratiques propriétaristes pour imposer dans leurs programmes d’ajustements structurels des politiques de délivrance de titres fonciers. L’imposture ayant été identifiée (Le Roy, 1996, 2011, Bollier, 2014) et même reconnue par son auteur (Falque, 2003) il nous restait à reconstruire une thématique sinistrée en passant de l’analyse de politique économique développée par Elinor Ostrom (Ostrom, 2010) au champ juridique. Or la nouvelle théorie des communs en voie d’élaboration rencontre avec la conception moderne de la propriété foncière une difficulté de taille, ses caractères exclusifs et absolus qui pourraient ne pas permettre aux communs de bénéficier d’une reconnaissance juridique à la hauteur des nouvelles pratiques. Pris dans son sens juridique littéral, le droit de propriété exclut la prise en compte des communs. Pourtant, en changeant d’échelle et de logique, on constatera qu’il est possible de passer de confrontations à des complémentarités si on accepte l’idée que des juridicités différentes sont ici à l’oeuvre. Encore faut-il en comprendre les enjeux.

1. Un désir d’absolutisme au fondement du droit de propriété et des institutions de la modernité

La conception du droit de propriété que nous sommes supposés avoir hérité de nos ancêtres les Romains ou Gallo-Romains a été systématisée par les juristes de l’extrême fin du XVIIe siècle et du XVIIIe, Domat et Pothier, selon la formule : usus, fructus, abusus, l’usage, le fruit (au sens juridique), l’aliénation. Ces catégories se rencontrent dans le droit romain mais l’ajustement respectif de ces trois notions puis leur généralisation en une formule unique couronnée par l’aliénation (abusus) est le fait des premiers âges de la modernité et va être destinée à accompagner, voire même à justifier ou légitimer, ses inventions institutionnelles majeures dont je traiterai plus loin et qui seront consacrées (au sens de rendues sacrées) par la Grande Révolution de 1789, le Consulat et l’Empire. Le droit de propriété (art. 544 CC) se présente avec les caractéristiques suivantes : il est exclusif, absolu, aliénable, imprescriptible, perpétuel et associé au patrimoine de la personne juridique qu’elle soit physique ou morale. La définition de la propriété transcrit dans le droit des biens ce grand fantasme qu’illustrait René Descartes en présentant l’homme comme « maître et possesseur du monde » et qui a pour origine le récit biblique de la Genèse où on voit l’homme commander à toutes les autres créatures et autorisé à les exploiter puisqu’il a été créé à l’image de Dieu, celui par qui tout fut (« Je suis celui qui suis »), qui décida discrétionnairement de l’organisation du monde et de nos destins. Michel Alliot ajoute. « Le “Je suis celui qui suis” de l’Exode devait engager les Pères de l’Église et les penseurs médiévaux plus avant encore sur la voie d’une philosophie de l’être : après eux, la chrétienté ne peut penser Dieu ni le monde autrement que comme Celui qui est par lui-même et comme ce qui est par la volonté créatrice du premier. Dieu est avant d’être créateur, le monde est avant de rendre gloire à Dieu » (2003, 56). Or, dans notre imaginaire, la propriété, comme l’État, la Nation, la Personne, voire le contrat est conçu comme un être original doté d’une volonté et d’une capacité d’agir. Dans cette vision du monde l’être est alors distinct de la fonction et s’impose comme le seul véritable réservoir de sens pour construire la société. C’est de là qu’on fera découler tant les théories médiévales de l’institution, ou des deux corps du roi, que la notion puis les usages multiples de la personnalité morale dont l’État de Jean Bodin et de Thomas Hobbes sera une matérialisation typique. La représentation de la propriété comme « le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois et par les règlements » (art. 544 CC) est le fruit de la modernité en lien avec des inventions de l’État, du marché capitaliste et de l’individualisme. À partir de ces trois composantes de la société moderne on peut deviner qu’est en jeu un mode de penser unitariste ou monologique qui pourrait interdire la prise en compte des communs : hors de la propriété, point de salut !

1.1 - L’invention de l’État

Dans l’expérience originelle de la propriété privée en Occident, du XVe au XVIIIe siècle, le rôle de l’État est sinon nul au moins limité à assurer la garantie des rapports juridiques en contrôlant indirectement les procédures de sécurisation qui se ramènent à deux institutions, le notariat pour l’enregistrement des actes sous condition de nullité absolue et la conservation des hypothèques avecle code civil pour la sécurité des transactions. Ce rôle de l’État sera transformé outremer dès 1830 par la prise de conscience par les Français lors de la conquête coloniale du continent africain, que ses habitants n’avaient que faire de la propriété foncière et en refusaient les implications. Cet état de fait représentait des avantages pour les budgets des Colonies qui n’avaient pas à appliquer les procédures d’expropriation et des indemnisations conséquentes dès lors qu’on ne pouvait pas retirer (ex-proprier) une propriété qui n’existe pas et qu’ainsi, on limitait les rétributions financières aux seules impenses (constructions élevées sur les terrains revendiqués par l’administration). Il fallait pourtant introduire le marché capitaliste synonyme de civilisation, donc la propriété privée. Cela impliquait une double innovation institutionnelle. D’une part il fallait inventer une procédure garantie, voire organisée, par l’État, de transformation des droits d’usages en droits de propriété pour répondre aux besoins du marché. Ce sera la procédure de l’immatriculation au livre foncier avec délivrance d’un titre comme reconnaissance du droit de disposer de la manière la plus absolue. D’autre part, on devait assurer la préservation des droits actuels et futurs par un privilège de domanialité en étendant la notion de domaine privé de l’administration à l’ensemble des terres vacantes et sans maître, n’entrant donc ni dans le domaine public, ni dans le domaine privé affecté ni dans les rares propriétés privées des particuliers. L’État se dote ainsi tantôt d’un monopole dans les pays du Sud ou tantôt se drape dans les attributs de la souveraineté au nom du contrôle du territoire national.

1.2 - L’invention du marché généralisé et le capitalisme

Pour être capitaliste, le marché doit être unique et universel. Le marché est une invention très ancienne, même en Afrique. Les premiers voyageurs européens qui ont traversé la Sénégambie au XVe siècle nous racontent découvrir quantité de richesses sur des marchés où ils cherchent surtout de l’or qu’ils vont trouver dans le bassin du Haut-Sénégal puis à la Côte de l’or, devenu Ghana (Le Roy, 1999). Mais pas de marchés fonciers et plus de deux cents ans après l’introduction du code civil (à Saint-Louis du Sénégal dès 1805 malgré l’occupation anglaise) la proportion des territoires nationaux relevant de la propriété privée ne dépasse pas 10 % pour les mieux dotés. Aux Comores, le nombre de titres fonciers dépasserait à peine les 2 000 ! L’idée fondamentale que nous devons retenir (Le Roy, 2011) est que la propriété est la loi du marché : sans propriété pas de marché et sans propriété privée pas de marché capitaliste. Mais, réciproquement, on doit poser que sans marché foncier capitaliste il n’est pas besoin de propriété privée. Et que d’autres formules que le titre foncier doivent être appliquées pour sécuriser les acteurs à la hauteur des droits en jeu. Examinons rapidement ce que représente cette propriété sur le marché, comment la chose devient un bien, la sécurité très relative qu’apporte un titre foncier puis ce que la terre devient sur un marché.

• Il n’y a rien de plus banal pour un économiste que la notion de bien (c’est pour lui « une chose matérielle susceptible d’appropriation ») alors que pour le juriste le bien obéit à deux conditions que donne la définition doctrinale suivante : le bien est une chose qui entre dans la vie juridique si elle possède une valeur pécuniaire et si elle est susceptible de propriété au sens de l’aliénation la plus discrétionnaire. Quant à la valeur pécuniaire, elle n’est pas simplement monétaire car on doit user d’une monnaie à usage généralisé apte à apparaître dans un marché également généralisé, capitaliste.

• Enfin, la terre devient sur un marché une fraction d’un patrimoine d’une personne juridique. Il s’agit alors d’un bien négociable comme les autres qui tend même à perdre de son importance dans la gestion des entreprises quand elles adoptent la logique d’une agriculture de firme, c’est-à-dire que la place et le rôle du foncier sont assujettis à la réalisation de la valeur du produit commercialisé sur les marchés internationaux (de Chicago en particulier).

1.3 - L’invention de l’individualisme

La modernité a prétendu pouvoir faire disparaître des formules équilibrant au mieux les intérêts des individus et ceux des groupes, selon des montages communautaires où l’individu est perçu par sa place et son rôle dans le groupe. Et le groupe, réciproquement, par l’apport des individus. Le communautarisme est ainsi passé à la trappe de l’histoire politique ou n’y a été réintroduit que de manière caricaturale récemment. Par rapport à la problématique du foncier et de l’invention de la propriété privée, le nouvel individualisme va désigner un type privilégié de bénéficiaire pour rationaliser le montage dogmatique de l’institution de la propriété : le particulier. L’article 537 CC qui ouvre le chapitre III « Des biens dans leurs rapports avec ceux qui les possèdent » énonce que « Les particuliers ont la libre disposition des biens qui leur appartiennent, sous les modifications établies par les lois. Les biens qui n’appartiennent pas à des particuliers sont administrés et ne peuvent être aliénés que dans les formes et suivant les règles qui leur sont particulières ». Le régime juridique général est donc celui de reconnaître pleine capacité d’aliénation au particulier mais de réserver les situations particulières où c’est spécialement une personne publique qui est impliquée. Ce particulier du code civil est bien l’expression et le reflet de cet absolutisme décrit ci-dessus, d’un homme « maître et possesseur du monde ».

1.4 - Ce que je retiens de l’ensemble de ces mouvements d’idées, de jeux sur les institutions et d’innovations conceptuelles est l’efficacité du modèle logique qui structure ce remodelage « moderne ».

Est en cause, une démarche unitariste de réduction de la diversité (caractéristique de la pré-modernité) dans l’unité paradigmatique d’une matrice conceptuelle : un droit de propriété privée universalisé, au profit d’un particulier, pour gérer son patrimoine et réaliser ses biens sur un marché généralisé à l’échelle mondiale sous la tutelle bienveillante d’un État unitaire et le plus souvent centralisé, seul auteur du droit et garant exclusif des institutions. Ce primat de l’Un apporte une réelle efficacité à la modernité mais peut aussi être vécu comme une véritable malédiction, un effet de la monolâtrie que Paul Veyne (2007) associe aux anciens Hébreux et qu’il juge antérieure au monothéisme qui les a rendu célèbres.

2. La redécouverte des communs,entre confrontations etaccommodements pratiques avec la propriété

Je reviens maintenant aux trois ouvrages francophones qui ont favorisé en 2014 un renouveau ou une renaissance, selon les auteurs, de l’étude des communs. Puis j’en illustrerai quelques applications avant d‘évoquer le rapport entre communs et propriété foncière.

2. 1 Trois lectures du retour des communs

2.11 Commençons par le parti pris de rupture qu’adoptent Pierre Dardot et Christian Laval dans leur ouvrage. Dans un postscriptum (2014, 572) ils affirment « le commun constitue la nouvelle raison politique qu’il faut substituer à la raison néo-libérale » et ils retrouvent ensuite des accents prométhéens sur la grandeur de l’idée de révolution considérée comme auto-institution de la société. Leur thèse principale me paraît résumée par la proposition suivante : « comme principe, le commun définit une norme d’inappropriabilité. Il impose en effet de refonder toutes les relations sociales à partir de cette norme : l’inappropriable n’est pas ce qu’on ne peut pas s’approprier, c’est-à-dire ce dont l’appropriation est impossible en fait, mais ce qu’on ne doit pas s’approprier, c’est-à-dire ce qu’il n’est pas permis de s’approprier parce qu’il doit être réservé à l’usage commun » (2014, 583). Reprenant ensuite la distinction entre l’appropriation-appartenance et l’appropriation-estination, nos deux auteurs optent pour la seconde en observant finalement « il n’y a pas de biens communs, il n’y a que des communs à instituer » (Ibidem). On peut donc en déduire que l’option préconisée est de dissoudre le régime de propriété foncière. Sur la base des expériences de nationalisation des terres titrées menées en Afrique par des régimes socialistes dans les années 1970 et 1980 et de mes observations personnelles en République Populaire du Congo en 1972 et 1973 je relève qu’indépendamment d’un attachement sentimental à la propriété ou des enjeux financiers qui compliqueront un processus de redéfinitions de droits de propriété privée en droits communs, une telle transformation se heurte, faute de définition opportune, au risque de confusion entre ce qui relève de l’intérêt public comme commun à tous, donc ouvert à chacun et ce qui relève des communs, instaure un partage sélectif entre différents acteurs et donc avantage les uns et non les autres. Car il n’y a pas d’égalitarisme dans les pratiques de communs mais des intérêts particuliers, protégés, qui sont soumis pour leurs usages ou bénéfices à l’intérêt de tous. Une autre difficulté est associée à l’idéologie propriétariste puis à la figure du propriétaire qui, prenant goût aux bienfaits supposés de la rente foncière, en devient progressivement un drogué et cette addiction peut être aussi névrotique que d’autres substances ou poisons. Néanmoins l’hypothèse de la dissolution du capitalisme ne peut être écartée d’un revers de main car il est nécessairement dépassable.

2,12 Dans Repenser les biens communs, Béatrice Parance et Jacques de Saint-Victor considèrent que « certains problèmes globaux imposent un dépassement des concepts de propriété et de souveraineté par un principe de solidarité » (2014, 27) qui nous inscrit dans la dette intergénérationnelle et dans une figure pré-moderne et astronomique de la révolution, à condition de ne pas céder au risque du « néo-médiévalisme institutionnel ». Ce rappel à l’ordre, pour salutaire qu’il soit en évitant les raccourcis historiques et les mélanges arbitraires, ne doit pas conduire à abandonner l’analyse des logiques qui étaient alors en cause. Selon nos auteurs, et en s’écartant de l’option révolutionnaire précédente,  »l’affirmation de la nature commune d’une ressource doit plutôt s’entendre comme l’expression d’une plus juste exploitation de l’utilité d’un bien […] au regard des impératifs de justice et de solidarité ». Ils proposent enfin « d’examiner sous toutes ses formes et avec la plus grande humilité théorique les rapports entre accès, protection et gestion des commons » (2014, p. 31).

M’étant invité au colloque à l’origine de cette publication je puis ici aussi témoigner d’une évolution notable de l’état d’esprit des participants au cours de la rencontre. De relativement critique à l’égard de l’idée de commun, la discussion des contributions a mis en évidence, dans plusieurs domaines de la vie juridique, en droit de l’environnement en particulier, des pratiques et des demandes de solutions que le droit positif et le propriétarisme ne peuvent apporter. Regrettons seulement que les juristes en restent à l’expression « biens communs » sans se rendre compte que les deux termes ainsi associés s’annulent conceptuellement, le bien étant aliénable « de la manière la plus absolue » alors qu’un commun ne peut l’être que sous des conditions bien particulières et n’a pas vocation directe à entrer dans le marché. 2,13 David Bollier a une approche qui synthétise les avancées anthropologiques et écologiques dans sa Renaissance des communs (Bollier, 2014). Sa récapitulation des concepts utilisés met l’accent sur les dimensions suivantes.

 « Les communs c’est :

L’auteur met ensuite en évidence un décalage par rapport à l’abstraction du droit de propriété : « Les communs ne sont pas des ressources (ou que des ressources). Ce sont des ressources plus une communauté définie et les protocoles, valeurs et normes inventés par cette communauté pour gérer ces ressources […] [En conséquence,] il n’est pas de commun sans faire commun […] Les communs doivent être ainsi conçus comme un verbe au moins autant que comme un nom. Ils doivent être animés par la participation à la base, la responsabilité personnelle, la transparence, l’autorégulation et la reddition des comptes » (Bollier, 2014, 180). Sont essentiels ici l’importance reconnue à la communauté, l’identification du paradigme du partage, plutôt que celui de l’échange, pour concevoir ce rapport entre collectif et ressources, communautés et communs au sens matériel et restreint et des systèmes de normes sous forme de protocoles ou de valeurs originales, sans rapport avec le monde du droit positif, mais sans y contrevenir non plus nécessairement. Nous sommes en face d’une autre logique d’organisation sociale.

2.2 Une autre logique d’organisation sociale

J’adopte ici le point de vue de David Bollier selon qui ce ne sont pas les ressources qui sont l’enjeu des communs mais les communautés qui les sélectionnent et les gèrent sous les contraintes de « responsabilité personnelle, la transparence, l’autorégulation et la reddition des comptes ». Toutefois cette approche, comme celle d’Elinor Ostrom dans ses travaux sur les pêcheries de homards dans l’État du Maine, sent aussi son origine nord-américaine et White Anglo-Saxon Protestant (WASP) pour ce qui concerne les valeurs de gestion. David Bollier distingue deux types de communs selon les échelles où se situent les ressources, à l’échelle locale pour le plus grand nombre, à l’échelle mondiale pour certaines d’entre elles émergeant de l’économie solidaire. À cette première distinction on pourra en ajouter une seconde concernant l’insertion ou non dans le marché capitaliste pour aboutir à l’observation que, dans tous les cas, le droit en général et le droit de propriété en particulier ne sont pas adaptés pour traiter des communs.

2.21 L’interférence de différentes échelles est un fait notable dans toutes les sociétés mais dans les nôtres en particulier actuellement.

• Localement, nous voyons en effet apparaître de nouveaux comportements dans des domaines tels que l’hébergement (co-locations d’appartements), les déplacements (co-voiturage ou parc urbain de bicyclettes), de travail hors entreprise, ce qu’on appelle le co-working une solution intermédiaire entre le travail chez soi et celui au bureau. Il suppose une régulation et un régulateur ainsi que des normes partagées (Rollot, 2015). Ces pratiques prolongent des faits plus anciens comme l’achat de matériel agricole entre parents ou voisins, la location meublée de lieux de vacances à la mer ou à la montagne etc.

• À une échelle intermédiaire régionale ou continentale, des ressources comme les produits pharmaceutiques, les semences, les brevets sur des filières de production produisent de nouvelles communautés qui peuvent être d’usagers mais aussi de concepteurs.

• Enfin, à l’échelle mondiale, l’émergence d’une société mondiale de l’information génère de nouveaux communs à travers Internet et les logiciels libres (Peugeot, 2005). On notera que dans les sociétés du Sud on retrouve des partages analogues autour d’une mare, d’un pacage, des espaces agricoles, des récoltes, de « placers » miniers traditionnels, etc. Dans la logique endogène toute ressource était supposée être commune avant qu’un acte de réservation fondée sur une utilité socialement reconnue ne particularise la relation et débouche sur la reconnaissance d’une maîtrise foncière ou fruitière comme mode de gestion reconnue dans un système communautaire (Le Roy, 2011).

2.22 Les rapports au marché capitaliste sont encore partiels sans être marginaux dans une bonne part des sociétés du Sud en dehors des différents « dragons » qui nous taillent des croupières en Asie alors que dans les sociétés occidentales c’est la situation inverse qu’observe, là où les communs sont marginaux. Marie-Béatrice Baudet note que « les habitudes changent surtout chez les plus jeunes. C’est certain mais ce n’est pas une révolution pour autant ». Elle cite ainsi Rémy Oughiry d’Ipsos 2 : « Les partisans d’une consommation collaborative ne rejettent pas du tout la société de consommation. Ils veulent juste en reprendre le contrôle ». Il ajoute ensuite « L’envie de possession reste très élevé ». Ainsi « Le pari du partage », entre appropriation et consommation, traite la question des communs sous l’angle d’un « consommer autrement » (Baudet, 2014) plutôt qu’approprier autrement.

2.3 Une autre juridicité

Le droit des communs n’est pas celui de la propriété et on peut même considérer que non seulement les dispositifs sont différents mais que les conceptions mêmes de la juridicité sont différentes et que la juridicité des communs repose plus sur des habitus ou interactions entre usagers, ressources et usages socialement valorisés que sur des normes générales et impersonnelles selon des considérations originales qui prêtent à des développements suffisamment complexes (Le Roy, 2011, 2014, 2015) pour que nous en réservions la présentation à un autre texte.

Mais, en conclusion, ce qu’il faut retenir c’est que le rapport entre les communs et la propriété ne devrait pas être abordé en termes de concurrence ou d’opposition frontale dans la mesure où derrière les juridicités singulières on peut voit apparaître deux logiques, fonctionnelle pour les communs, institutionnelle pour la propriété. Or, de précédents travaux d’anthropologie du droit les ont qualifiés de complémentaires (Alliot, 2003, Le Roy, 1998).On doit donc passer de concurrences potentielles à de convergences voulues ou recherchées, à condition que le paradigme du partage, donc la recherche de facteurs inclusifs, l’emporte sur celui de l’échange qui favorise l’exclusion et l’absolutisme. Nous avons déjà beaucoup parlé de révolutions mais il s’agit là d’un changement de mentalités et de représentations politiques d’une très large ampleur puisque ce changement suppose de mettre en perspective, sinon en question,l’État, le marché et l’individualisme sur lesquels sont adossés non seulement le droit de propriété mais aussi la modernité elle-même.

Vaste chantier !

1 Par exemple, le réseau « Sociétés de l’information » animé par Hervé Le Crosnier, l’association VECAM et « Remix the commons » relayés par les Éditions Charles Léopold Mayer et la Communauté des sites de ressources documentaires pour une démocratie mondiale etc.

2 IPSOS est un institut de sondages et de recherches d’opinions.

Referencias

La Revue Foncière N°4 - mars-avril 2015, pp. 28-32

Para ir más allá

Bibilographie

● Alliot Michel, 2003, Le droit et le service public au miroir de l’anthropologie, Paris, Karthala.

● Audier Serge, 2014, « Les biens communs sont parmi nous », Le Monde, 16 mai, p. 9.

● Baudet Marie-Béatrice, 2014, « Le pari du partage », Le Monde, n° 21527 du vendredi 4 avril, supplément développement durable, p. I.

● Bollier David, 2014, La renaissance des communs, pour une société de coopération et de partage, Paris, Éditions Charles Léopold Mayer, traduit de l’américain par Olivier Petitjean.

● Comby Joseph, 1991, « L’impossible propriété absolue », C. Atias et al., Un droit inviolable et sacré, la propriété, Paris, ADEF, p. 9-19.

● Dardot Pierre, Laval Christian, 2014, Commun, essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, Le Découverte.

● Dumont Louis, 1983, Essais sur l’individualisme, une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Le Seuil.

● Falque Mireille et Max, 2003, « La propriété en commun, un outil de protection et de gestion à long terme », Études foncières, n° 105, sept-oct, p. 11.

● Hardin, Garett, 1968, « The Tragedy of the Commons », Science, vol. 162, 13 déc., pp.1243-1248.

● Le Roy Etienne, 1996, « Sécuriser les communaux par la propriété privée ? » Etienne Le Roy, Alain Karsenty, Alain Bertrand, La sécurisation foncière en Afrique. Pour une gestion viable des ressources renouvelables, Paris, Karthala, p. 37-44.

● Le Roy Etienne, 1998, « Logique institutionnelle et logique fonctionnelle, de la confrontation à la complémentarité », Stéphane Tessier (ed.) À la recherche des enfants des rues, Paris, Karthala, p. 243-258.

● Le Roy Etienne, 1999, Le jeu des lois, une anthropologie « dynamique » du droit, Paris, LGDJ.

● Le Roy Etienne (éditeur), 2003, « Les pluralismes juridiques », Cahiers d’anthropologie du droit, 2003, Paris, Karthala.

● Le Roy Etienne, 2004, Les Africains et l’Institution de la Justice, Paris, Dalloz.

● Le Roy Etienne, 2011, La terre de l’autre, une anthropologie des régimes d’appropriation foncière, Paris, LGDJ, coll. Droit et société, série anthropologie.

● Le Roy Etienne, 2014, « Sous les pavés du monologisme juridique, prolégomènes anthropologiques », Béatrice Parrance et Jacques de Saint Victor, Repenser les biens communs, Paris, CNRS éditions, p. 81-101.

● Le Roy Etienne, 2015 « Accommoder la propriété par les communs », Tous responsables, chroniques de la gouvernance, 2015, Paris, ECLM, interview de Frédéric Sultan.

● Ostrom Elinor, 2010 (1990), La gouvernance des biens communs : pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Bruxelles, De Boeck éditeur.

● Parance Béatrice, Saint Victor Jacques de (sous la dir. de), 2014, Repenser les biens communs, Paris, CNRS éditions.

● Peugeot Valérie (ed.), 2005, Pouvoir savoir, le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle, Caen, C&F éditions.

● Rollot Catherine, 2015, « Mon bureau en co-loc », Le Monde, 11-12 janvier 2015, p. 12.

● Veyne Paul, 2007, Quand notre monde est