Partage de l’espace public : une problématique complexe
2005
Conseil National des Transports (CNT)
Le partage de la voirie est un sujet complexe qui nécessite la construction plus large d’une doctrine de la voirie et de l’espace public. Cette fiche propose de faire un état des lieux des questionnements et des éléments propres à cette thématique. Sont abordés les dysfonctionnements et les conflits d’usages, la séparation ou la cohabitation des usages qui tendent à se multiplier, ou encore les obstacles et les blocages liés au partage de la voirie.
« Une voirie pour tous » : au-delà de ce titre simple et rassembleur se cache une problématique complexe de partage de l’espace public. Partager peut signifier à la fois séparer et diviser aussi bien que rassembler et cohabiter. La cohabitation amène inévitablement des conflits qu’un seul aménagement des lieux ne peut généralement pas résoudre, car la cohabitation implique des règles, des comportements, du respect des règles et du respect des autres.
La problématique du partage de la voirie pour y cohabiter en sécurité au-delà des conflits d’usage est donc déjà extrêmement complexe.
Mais, au-delà de cette cohabitation et de ces conflits, le service rendu à la cité par la voirie est bien plus large que celui d’un simple support de déplacements. La voirie est aussi un support des réseaux techniques, un support d’activité économique, un vecteur d’image, un support de communication, un lieu culturel et ludique. On peut aussi considérer que voirie et espace public sont les « jardins » de la vie riveraine, éléments majeurs du patrimoine collectif.
Il y a donc lieu de mettre en chantier la conception d’une véritable doctrine de la voirie et de l’espace public, dont de nombreux éléments existent déjà, qu’il conviendrait de consolider dans un cadre conceptuel général. Cette démarche, par la réflexion qu’elle imposerait, aurait le mérite d’obliger chaque acteur à reconsidérer ses pratiques. Le processus a été engagé ici. Il est à poursuivre plus largement bien au-delà de la présente problématique.
Les finalités à rechercher ne peuvent être qu’ambitieuses et fortement liées à de nombreux thèmes similaires, objets d’autres réflexions et recherches en cours ou à venir, dans un processus continu de subsidiarité active. La démarche sera donc lourde, lente, très complexe, mais elle s’avère indispensable pour l’ensemble des collectivités ayant à gérer l’espace public.
Voirie et espace public
La voirie est un espace public destiné à relier les êtres humains et à leur apporter des biens et des services. La rue et la route ne se justifient que par les services qu’elles peuvent offrir à la collectivité qui en définit les règles d’usage.
La voirie1 et l’espace public2 sont paradoxalement des termes qui n’ont pas de définition juridique établie autrement que par une abondante jurisprudence.
La base de cette jurisprudence de l’espace public français est la notion d’inaliénabilité3. Certains professionnels de l’urbanisme considèrent l’espace public comme l’ensemble des surfaces non bâties et non privatives4. Cette définition leur permet d’englober sous un seul terme les places et voiries entre façades d’immeubles, les espaces verts et les parcs.
La notion d’espace public est encore plus confuse dans l’esprit du public, et il lui arrive souvent de confondre les espaces publics avec les places publiques ou les espaces verts. La première difficulté apparaît donc dès la définition des termes de voirie et d’espace public.
Il apparaît tout d’abord nécessaire de définir clairement au plan juridique les notions de voie publique et d’espace public à partir de la jurisprudence et dans les différents codes, afin que ces notions puissent être communément partagées par l’ensemble des acteurs5.
Dans une période où l’espace public de voirie devient un bien de plus en plus souvent convoité (sol, sous-sol, sursol), il est grand temps que le législateur définisse un cadre très clair et non susceptible d’interprétation. Il suffirait d’ailleurs de « codifier » la jurisprudence maintenant constante depuis de nombreuses années. Cette législation aurait le mérite de rappeler à tous les utilisateurs que le domaine public considéré n’est par leur propriété et qu’ils ne peuvent, à leur convenance, en définir les règles d’utilisation.
Au passage, il serait bon d’éclairer, le cas échéant, l’interface entre le pouvoir de police et le pouvoir de conservation pour les Établissements Publics de Coopération Intercommunale. Il s’agit là d’une véritable urgence. Des opérateurs de réseaux, par exemple, sont en effet en train de se constituer de fait des droits sur ces espaces, cherchant à contester des décisions des élus locaux, comme les règlements de voirie, ou tentent de contourner la jurisprudence.
Trois tendances lourdes sont en outre à prendre en considération dans cette problématique de la voirie et de l’espace public, la multiplication des usages, la raréfaction de l’espace et le partage du temps. Ces trois tendances conduisent à rechercher une optimisation des usages.
L’usage de la voirie devient de plus en plus multiple avec l’apparition de nouveaux modes de vie, de déplacements, de transport et de distribution, tant en ville qu’à la campagne. De nouvelles voiries et de nouveaux espaces, de la cour urbaine aux aires piétonnes et aux vélo routes, ont permis d’apporter certaines réponses à ces nouveaux besoins d’usages.
L’espace public devient également une ressource rare. Bien gérer cet espace est devenu une condition impérative pour mettre en œuvre les politiques de maîtrise de l’énergie, de sécurité, de démocratie, de citoyenneté, d’accessibilité équitable, de lutte contre les nuisances (dont le bruit), de réduction des émissions polluantes, de qualité de ville, de qualité de vie.
L’usage de l’espace varie en fonction du temps. Les ressources de l’espace doivent se gérer différemment selon les moments de la journée, de la semaine ou de l’année6.
La nécessité d’optimiser l’usage des voiries, sur lesquelles l’automobile s’était taillée la part du lion dans le courant du 20ème siècle, génère aujourd’hui de nouveaux conflits d’utilisation, de partage et de cohabitation.
Dysfonctionnements et conflits d’usage
Une première approche consiste à repérer de façon la plus exhaustive possible les dysfonctionnements, les conflits d’usage, à en analyser les causes et à prévoir leur évolution, notamment au regard des nouveaux modes de vie et de déplacement, ainsi que des nouveaux services de demain :
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Les conflits d’utilisations, liés aux multiples usages pratiqués sur voirie : circulations individuelles de transit, transports en commun, arrêts temporaires, stationnement, livraisons, déplacements scolaires, loisirs, commerce, dessertes locales, transport de marchandises, ramassage des ordures, implantation d’équipements et de mobiliers urbains ou ruraux, passages de canalisations et de réseaux techniques, tourisme, sport, etc.
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Les conflits d’usagers, liés à l’absence de respect mutuel entre usagers : piétons, cyclistes, patineurs, personnes handicapées ou à mobilité réduite, automobilistes, motocyclistes, camionneurs… Ces conflits, de plus en plus fréquents sur les voiries traditionnelles encombrées, risquent de s’étendre aux usagers des nouvelles voiries, telles que les voies calmes ou les voies vertes, avec l’apparition de nouveaux modes de déplacements touristiques allant du cheval aux quadricycles familiaux.
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Les conflits de modes, souvent entre véhicules d’intérêt public (transports en commun, véhicules d’urgence, véhicules d’intervention, véhicules d’exploitation et d’entretien, taxis,…) et véhicules individuels, mais aussi entre modes rapides et modes lents ou semi-lents, entre modes motorisés et modes non motorisés ou semi-motorisés, entre modes traditionnels et modes alternatifs… Ces conflits classiques entre modes se voient aggravés par l’arrivée de nouveaux modes émergents de transport ou de déplacement : patins, planches électriques, patinettes, patinettes électriques, vélos électriques, engins individuels pliables servant aux liaisons terminales entre domicile, transports en commun et lieu de travail, véhicules de livraison en porte à porte, quads, 4x4 urbains, petits véhicules urbains, vélos – taxis, auxquels s’ajoutent la multitude de véhicules légers semi-lents que l’on rencontre déjà en grand nombre dans les régions touristiques, les villes suisses ou les trottoirs nord-américains…
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Les conflits de services, posant le problème du service par rapport à l’infrastructure : par exemple, une offre supplémentaire de bus, notamment de bus cadencés (toutes les 5 ou 10 minutes), nécessite un nouveau partage des voies, mais trouver un équilibre harmonieux dans tous les services ne peut se concevoir que dans un équilibre global ; restreindre la circulation automobile nécessite d’accroître les possibilités de livraisons ou de dépose – minute ; cette question des services nécessite une gestion commune de l’espace public liée aux services correspondants par des opérateurs différents.
Séparation ou cohabitation ?
Une deuxième approche consiste à déterminer les critères clefs permettant de regrouper ou séparer usagers, utilisations, modes ou services. Quels sont les facteurs clés pour faire cohabiter des usagers sur une même voirie ? Quels sont les impératifs de sécurité qui nécessitent une séparation des flux et des usages ?
Trois impératifs nécessitant la séparation sont universellement connus :
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Les différences de vitesse : un cycliste ou un tracteur agricole sur une voie rapide sont des causes quasi certaines d’accident, sans parler d’un véhicule arrêté sur une autoroute.
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Les différences de vulnérabilité : la vie d’un écolier à vélo ou à pied est bien fragile face à une semi-remorque.
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Les différences de débit : un motocycliste isolé dans un flot continu de voitures n’est pas à l’aise, mais qu’en est-il d’un automobiliste isolé dans un flot continu de motos ?
Réduire ces différences, c’est faciliter la cohabitation et l’optimisation de l’usage des voiries, sous réserve d’un réajustement culturel : en France, certains impératifs de sécurité nécessitent par exemple la séparation des cyclistes et des voitures au-delà de certaines vitesses et de certains débits. A vitesses et débits semblables, cyclistes et voitures sont intégrés sur la même chaussée aux Pays-Bas, mais le vélo est profondément ancré dans la culture et les réflexes des conducteurs de ce pays. La question de la séparation et de la cohabitation doit également être débattue pour les nouveaux réseaux viaires, tels que les voies vertes, et les nouveaux véhicules lents ou semi-lents (6 – 20 km/h ; 15 – 30 km/h ; 30 – 50 km/h).
Les principes du développement durable ainsi que les lois françaises sur l’accessibilité7 imposent d’assurer l’accessibilité aux déplacements et aux services pour l’ensemble des êtres humains, notamment pour ceux ayant une limitation physique, cognitive ou financière. Sont notamment concernés les retraités, les personnes âgées, les personnes transportant des charges ou des bagages, les femmes enceintes, les personnes accompagnées d’enfants, les personnes handicapées ou à mobilité réduite, les handicapés mentaux, les enfants, les jeunes, les chômeurs, les personnes disposant de revenus modestes…
Faire cohabiter l’ensemble des usagers concernés dans un respect mutuel demeure donc encore un défi majeur à relever malgré tous les efforts accomplis depuis plus de 30 ans. Et c’est actuellement dans le périurbain que les enjeux de cohabitation sont les plus forts.
Obstacles et blocages
Une troisième approche consiste à examiner comment surmonter les obstacles au partage de la voirie et à la cohabitation des usagers et des services sur l’espace public. Ces obstacles sont nombreux, mais trois d’entre eux sont particulièrement préoccupants : les obstacles culturels, les obstacles techniques et les obstacles juridiques.
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Les obstacles culturels se rencontrent à la fois chez les usagers individuels et à l’intérieur des services collectifs en charge de l’aménagement et de la gestion de l’espace public. Les blocages culturels formant obstacle à une prise de conscience proviennent à la fois des mentalités des différents publics, des comportements des divers usagers, des pratiques des administrations. « Le modèle dominant de « l’homme actif pressé en voiture ne dépendant de personne », si valorisé au 20ème siècle au point d’être adopté ou envié par toutes les catégories sociales, les femmes, les enfants, les seniors, finira-t-il par être définitivement contesté ? »8. Les blocages sont encore nombreux au sein de l’État, des diverses collectivités, des concepteurs, des organismes gestionnaires, des réseaux professionnels et même des écoles où l’accessibilité à tous fait rarement l’objet d’un enseignement aux métiers d’architecte, d’urbaniste, d’ingénieur, de technicien, de gestionnaire.
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Les obstacles techniques nécessitent de passer de techniques de conception et des règles de sécurité modales à des techniques de conception et des règles de sécurité multimodales. De nombreux guides techniques ont été réalisés pour la prise en compte d’usagers spécifiques (cyclistes, personnes à mobilité réduite, non-voyants, etc.), mais ces règles techniques manquent parfois de coordination et peuvent même être contradictoires : l’implantation de mobilier urbain, en particulier publicitaire, ou de poubelles antiterroristes se fait souvent au détriment des itinéraires piétons, la mise en place de potelets métalliques pour empêcher physiquement le stationnement illicite est contradictoire avec les règles de réduction des obstacles pour faciliter le déplacement des personnes à mobilité réduite ou des non-voyants, les passages pour fauteuils roulants sont souvent trop étroits pour les poussettes à jumeaux… Faudra-t-il encore diviser la chaussée pour faire passer des patineurs, alors que de nombreux usagers se déplacent à la même vitesse ? Que deviennent tous ces aménagements techniques dans les lieux d’échanges, que ce soit dans les carrefours ou les points d’arrêts intermodaux, où l’accès piétonnier demeure souvent le parent pauvre ?
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Les obstacles juridiques découlent de nombreuses règles obsolètes du code de la voirie routière et du code de la route, qui traite notamment automobilistes et cyclistes sur un même plan au regard des sanctions9. L’incorporation des nouveaux usages, des nouveaux modes de déplacement (y compris ceux de demain), des nouveaux services, des nouvelles infrastructures telles que les voies vertes et les vélo routes sans assise juridique actuelle10 et des nouvelles règles financières liées aux opérateurs nécessite un diagnostic juridique des lois et règlements pour proposer les modifications nécessaires au code de la voirie routière et au code de la route afin de satisfaire aux objectifs d’accessibilité et de développement durables définis par la collectivité.
Surmonter ces problèmes pour rendre la voirie accessible à tous en dépassant les conflits d’usage est l’enjeu principal de la qualité des villes et des territoires. Aucun usager, aucun mode ancien ou nouveau, aucun usage, aucun territoire du très urbain au très rural n’est à écarter. Et ce thème doit continuer à être un axe fort des recherches à poursuivre et des politiques à instaurer pour l’avenir.
1 La définition de la voirie, et notamment la voie publique, ne figure dans aucun code. Le code de la voirie routière ne définit que le domaine public routier (article L 111-1: « Le domaine public routier comprend l’ensemble des biens du domaine public de l’État, des départements et des communes affectés aux besoins de la circulation terrestre, à l’exception des voies ferrées »). Le code de la route régit les « voies ouvertes à la circulation publique » et son article R 110-2 y définit un certain nombre d’aménagements tels les aires piétonnes, les arrêts, les bandes et pistes cyclables, les chaussées, les voies de circulation, les zones 30, etc.
2 La notion d’espace public est en fait rattachée à celle de domaine public, bien que ces deux notions ne se confondent pas totalement du fait de la non-coïncidence entre une propriété publique et un usage public.
3 La jurisprudence s’est construite autour de la notion de domaine inaliénable (Édit de Moulins, 1566), ce qui est codifié aujourd’hui par les articles L52 du code du domaine de l’État et L1311-1 du Code général des collectivités territoriales : « Les biens du domaine public sont inaliénables et imprescriptibles ». La jurisprudence actuelle considère généralement comme domaine public les espaces appartenant à l’État ou à une collectivité publique, affectés directement à l’usage du public et aménagés spécialement à cet effet.
4 Dans leur publication « Aménagement cyclable et espace urbain » (septembre 2000), Arantxa JULLIEN et l’association Métropolis définissent l’espace public comme l’ensemble des espaces non bâtis, composant les creux de la ville, par opposition au bâti qui en compose les pleins.
5 La publication de la Mission Interministérielle pour la Qualité des Constructions Publiques (MIQCP) « Les espaces publics urbains » (novembre 2001) examine en détail dans ses pages 34 à 47 la notion juridique d’espace public. Ces travaux mériteraient d’être finalisés par une définition légale de la voirie et de l’espace public.
6 Selon les pointes de circulation, le jour, la nuit, les jours de la semaine, les fêtes, les évènements ou les saisons.
7 Notamment la loi du 30 juin 1975 d’orientation en faveur des personnes handicapées, la loi cadre du 13 juillet 1991, les décrets et arrêtés du 31 août 1999 et la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
8 Citation extraite de « La mobilité urbaine en France : les années 90 », CERTU, CETE de Lyon et Nord Picardie (août 2002).
9 On a vu en France des sanctions de retrait du permis de conduire à des cyclistes pour des infractions sans commune mesure avec celles des automobilistes alors qu’en Allemagne les sanctions dépendent de la masse et de la vitesse du véhicule
10 Il est possible que certains de ces obstacles juridiques, évoqués dès la rédaction de la première note de problématique au 1er trimestre 2003 avant la première réunion du groupe, et mentionnés également dans d’autres rapports dont celui de Brigitte LE BRETHON en février 2004, aient été levés au moment de la publication de la présente restitution
Sources
Ce texte est extrait d’Une Voirie pour Tous – Sécurité et cohabitation sur la voie publique au-delà des conflits d’usage – Tome 1 : Rapport du groupe de réflexion, Conseil National des Transports (CNT), 2004, publié par le CNT et La Documentation Française en juin 2005