Les initiatives apparaissent nombreuses. Mais les démarches restent disparates. Elles sont le marqueur d’innovations sociales et présagent sans doute un changement de paradigme mais pour le moment, elle ne font pas système.
Cependant, la mise en récit de ces expériences et leur confrontation nous permettent de dégager des grandes questions, communes à l’ensemble, celles auxquelles les acteurs, engagés dans de telles démarches, auront à répondre. Et ce, quelque soit le contexte.
Pour chacune de ces questions, les acteurs auront à inventer leurs propres solutions, en fonction de leur contexte. En s’inspirant de celles apportées par d’autres mais loin d’un copié-collé qui périclitera. Nous faisons le pari que les bonnes recettes n’existent pas. Qu’il s’agit de se doter d’une grille de lecture qui ne présuppose pas des conclusions. De déterminer quelles sont les questions clés pour lesquelles les acteurs devront trouver des réponses par rapport à leur contexte.
Ce module aborde dix éléments d’une telle grille de lecture.
A la lecture des initiatives présentées, quels sont les points communs que nous pouvons retenir ?
Nous en avons retenu dix.
L’existence d’un leadership fort au démarrage.
Ces initiatives ont en commun de bénéficier d’un leadership fort au départ. Un leadership susceptible d’entraîner d’autres personnes et de créer un collectif de travail, un collectif de projet. Ce groupe, ou plus souvent, cette personne, va jouer le rôle de moteur pour faire le lien avec les autres groupes ou personnes. Identifier et reconnaître l’existence de ce leadership permet de poser la question de son élargissement : comment passer d’un leadership individuel à un leadership partagé, sensément différent de celui qui est à l’initiative du projet, mais signe d’une organisation mature ?
→ La question qu’auront à traiter les acteurs serait : comment travailler le passage du leadership initial à un acteur collectif ?
La synergie de rencontre d’acteurs sur une motivation à la fois de proximité territoriale et de proximité d’organisation
Plusieurs d’entre nous l’ont expérimenté, ce n’est pas parce que nous avons rassemblé les parties prenantes autour d’une même table que nous arrivons à entrer en projet. Encore faut-il entrer en dialogue. Nous connaissons ces dialogues de sourds entre responsables de restauration collective et agriculteurs, où les premiers ont des besoins pour lesquels les seconds n’ont pas de production, les seconds ont des productions pour lesquels les premiers n’expriment pas de besoin. Ce dialogue bilatéral peut vite s’émietter alors même que chacun des acteurs partagent une motivation de proximité territoriale. Pour pallier à cet écueil, les projets décryptés ont souvent introduits un tiers : un animateur, un outil, une méthode…et fait le pari de la convergence plutôt que du consensus.
Ici le travail et les échanges entre pairs joueront un rôle central. L’élargissement par des liens entre groupes professionnels différents se fera sur le long terme et à travers des « objets communs » qui articulent les intérêts de chacun comme un outil de transformation.
→ Ici la question commune qu’auront à traiter les acteurs serait : Comment décentrer, voire comment désidéologiser, le débat pour entrer en projet ?
La conscientisation de la nécessité d’une approche systémique
Les expériences que nous avons explorées sont sur du temps long. Ce recul nous permet d’observer que l’élargissement l’angle d’entrée initial est commun à ces expériences. Les acteurs moteurs ont en tête que la démarche menée ne peut se limiter à un champ d’action, que l’articulation entre les différentes dimensions de la question alimentaire est une condition de la territorialisation du système alimentaire.
→ Ici la question commune qu’auront à traiter les acteurs serait : quelle vision globale a-t-on des différentes dimensions de l’alimentation sur son territoire ?
L’engagement des pouvoirs publics pour un stimulus au bon endroit à bon escient
Garant de l’intérêt général, dépositaire de compétences institutionnelles dans plusieurs domaines touchant à l’alimentation, le pouvoir public et, en particulier, les collectivités territoriales jouent un rôle majeur dans l’émergence, le développement, le changement d’échelle des initiatives alimentaires. S’il est effectif, cet engagement est le signe d’un portage de la part du politique qui donnera une dimension nouvelle aux démarches du territoire.
Nous pouvons considérer que son rôle varie, sur une palette allant du stimulus à l’orchestration.
Là où la mise en mouvement des acteurs achoppe sur des questions « pratiques », la collectivité jouera plus facilement un rôle de stimulus. Ainsi, par la commande publique, la collectivité peut sécuriser les débouchés d’agriculteurs, dès lors plus prompts à s’organiser pour les investissements en termes de stockage et de logistique de distribution que nécessitent une orientation de la production vers la restauration collective dépassant le seul écoulement des surplus. Seul, l’agriculteur aura sans doute les reins insuffisamment solides pour le faire. Pour la collectivité, ce stimulus « commande publique » permettra de répondre à deux enjeux d’importance : l’alimentation régulière de ses restaurants et la densification et la sécurisation de son paysage économique, y inclus agricole.
Ce rôle ne peut être confondu avec une prise de leadership.
Ce leadership peut être assuré par des acteurs économiques ou des acteurs consulaires comme la chambre d’agriculture qui assumera la coordination des acteurs.
Elle sera davantage orchestratrice lorsque, par exemple, elle décidera de « pallier » à l’absence de répondant sur le territoire.
→ les questions communes qu’auront à traiter les acteurs peuvent être distinguer comme suit :
pour les acteurs non publics, comment embarquer les pouvoirs publics ? Sur quelle demande ?
pour les acteurs publics, la question pourrait être : dans ce contexte territorial, compte-tenu de ce que les acteurs font, de la perception du système alimentaire qu’ils en ont, et de mes objectifs, comment co-construire de la convergence ? Quel peut être mon rôle et avec quel dosage compte-tenu de mes objectifs ?
Notez qu’ici nous parlons davantage de convergence que de consensus. Nous considérons que les motivations des uns et des autres sont différentes mais qu’ils peuvent construire une œuvre commune. La recherche absolue de consensus pouvant retirer tout moteur à l’action.
L’effet réseau.
Parmi les collectivités européennes les plus avancées, nous pouvons noter qu’une partie importante d’entre elles ont participé ou participent à des réseaux de villes et/ou d’échanges européens comme Urbact, Interreg, Life +. Cette participation peut avoir un effet d’entraînement important. Elle peut accélérer la mise en œuvre d’intentions non encore transformées. Elle peut permettre de donner une autre dimension aux actions menées, à la fois par la découverte d’expériences, le transfert et la montée en compétences, le regard extérieur (et bienveillant) porté sur sa propre expérience. Ces réseaux sont des lieux d’apprentissage qui concourent à prendre du recul et à se décentrer pour mieux revisiter l’action.
Le « translocalisme », c’est-à-dire le fait de s’articuler avec des acteurs hors de son territoire, et donc susceptibles de faciliter la réflexivité est un point de force des projets déployant une approche systémique.
La collaboration avec des acteurs de la recherche académique est également un facteur favorable au développement de projets sur l’alimentation susceptibles d’entraîner une pluralité d’acteurs et d’embrasser une pluralité de dimension de la question, ne serait-ce que par leur capacité en termes de production et d’analyse de données. Cette objectivation peut contribuer à désamorcer des désaccords.
→ Ici la question commune qu’auront à traiter les acteurs serait : est-on inscrit dans des réseaux d’échanges de pratiques susceptibles de nous accompagner à devenir des organisations apprenantes?
La mise en place d’une gouvernance aux règles du jeu explicites
Expliciter quand on va s’y mettre et comment on va s’y mettre et définir les modalités d’arbitrages dans le processus d’élaboration de la décision conditionnent l’implication réelle, l’effectivité d’une démarche collective et la co-responsabilité. La mise en place d’une gouvernance explicite, avec un pilotage clarifié et adossée à une animation reconnue et dédiée est une constante des expériences citées. En particulier pour les pouvoirs publics locaux qui doivent par ailleurs composer avec des coopérations horizontales et verticales. C’est-à-dire les coopérations entre services et les coopérations entre échelles administratives de territoire. N’oublions pas en effet qu’aucune collectivité n’a de compétence « alimentation » et que les domaines d’intervention concernés par la question alimentaire sont éparpillées entre des échelles différentes (communes, intercommunalités, départements, régions).
Quelle forme donnée à cette gouvernance ? Ce n’est pas forcément un comité de pilotage multi-acteurs, mais avant tout un mode de régulation. Un comité de pilotage dont le fonctionnement serait calé sur les temporalités du seul acteur public au risque de ne pas associer les acteurs économiques ou un comité très institutionnalisé qui associerait les habituels corps intermédiaires avec son jargon et ses codes pourraient être contre-productifs.
En la matière, le réseau national des PAT préconise d’associer une volonté politique forte du maître d’ouvrage à une gouvernance multi-acteurs ouverte aux règles définies. Il s’agira donc de chercher un bon équilibre entre ouvertures aux acteurs et affirmation d’une volonté politique de la collectivité. Il apparaît ici impératif de fixer les règles du jeu au démarrage de l’élaboration du projet alimentaire territorial pour ne pas laisser se développer de fausse illusion ou s’enliser les échanges.
Le processus de construction de cette régulation est une étape en soi du projet. Il n’y a pas une recette, un modèle mais bien des modalités différentes en fonction des situations.
Citons par exemple la diversité des modes d’animation et de gouvernance des villes étudiées par le réseau européen Eurocities dans son rapport Food in cities :
A Milan : un responsable des politiques et projets alimentaires est directement rattaché au maire
A Birmingham et à Mexico : il a été choisi de rattacher explicitement les questions alimentaires au service « santé - social »
A Bruxelles et à Tel Aviv : ce rattachement s’est fait au service « environnement »
A Preston et Melbourne : un groupe de travail inter-services a été créé (à Melbourne, ce sont 10 services qui sont concernés par ce groupe)
A Bruges : un Food lab a été créé au sein de la collectivité avec des agents administratifs de services différentes et incluant des acteurs extérieurs clés
A Turin : un conseil politique alimentaire a été mis en place
Certaines villes de pays anglo-saxons mais aussi en France développent des Conseil locaux de politique alimentaire.
On peut citer en France les conseils suivants :
le Conseil consultatif de gouvernance alimentaire durable de Bordeaux Métropole, le Conseil alimentaire de territoire du Pays du Grand Bergeracois, le Conseil alimentaire local du Pays des Châteaux, le Conseil Lyonnais de l’alimentation durable ou encore le Conseil de gouvernance alimentaire du Pays Basque.
Dans le contexte français, avec le développement des projets alimentaires territoriaux, le conseil local de politique alimentaire se traduit le plus souvent par l’un des deux positionnements suivant :
le CLA comme outil de gouvernance en soutien à une dynamique de Projet Alimentaire Territorial – le CLA est ici l’instance de gouvernance multi-acteurs qui veille à la mise en œuvre des actions opérationnelles du PAT
le CLA comme espace autonome de sensibilisation et de renforcement de la Démocratie Alimentaire Locale
En termes de statut, trois options s’offrent généralement :
la constitution d’une structure ad hoc (ex. Collectif formalisé d’acteurs locaux – association, SCIC, etc.) agissant
en toute indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics, comme force de proposition
ou en étant rattachée à la collectivité (suite à une délibération)
le ‘portage’ du CLA par une personne morale, souvent préexistante (ex. le Centre Communal d’Action Sociale) comme une activité spécifique
l’intégration de la démarche du CLA dans des démarches antérieures comme les contrats territoriaux ou les Agendas 21, comme un objectif de travail transversal
→ Ici les questions commune qu’auront à traiter des acteurs publics seraient : quelle organisation de la gouvernance interne à l’administration publique porteuse et quelle organisation de la gouvernance ouverte aux acteurs territoriaux ? Quelles règles du jeu ? Quelles modalités d’explicitation et d’adhésion à ces règles ?
Cette question de l’organisation de la gouvernance concerne tout autant des acteurs civils ou privés, même si le spectre de leurs interlocuteurs peut être moins large.
L’aide d’une animation reconnue/dédiée
Dans les expériences analysées, on observe la récurrence de l’existence d’une animation dédiée. Elle est un élément de la gouvernance. Susceptible de créer et maintenir le lien entre les parties prenantes, elle s’assure également de l’implémentation des actions tout en accompagnant « le coup d’après ».
Cette animation offre aux parties prenantes la possibilité de se concentrer sur l’action autant qu’elles stimulent leur implication.
→ Ici la question commune qu’auront à traiter les acteurs serait : Quelles sont les conditions à réunir pour la pérennité de cette animation (moyens matériels et financiers, recrutement ou temps de travail dédié, compétences, modalités de transfert, etc.) ?
Les démarches de participation.
Directement liée aux modes de régulation et à l’animation, les démarches participatives permettant d’associer les différents acteurs concernés sont une constante des expériences. Elles font le pendant à l’explicitation des règles du jeu et des modalités de décision. Est-on dans de l’information, de la consultation, de la concertation, de la médiation, de la co-décision ?
Quels modes d’animation de ces démarches participatives choisit-on ? Diagnostics en marchant ? Ateliers scenario ? Sondages ?
La forme compte aussi. Elle peut aider à se décentrer ou à aborder une question ardue différemment.
→ Ici la question commune qu’auront à traiter les acteurs serait : Quelle démarche pour quelle question ?
Pour les pouvoirs publics locaux, la capacité à raisonner et organiser les politiques/programmes/dispositifs portés au titre de leurs compétences.
Nous avons vu précédemment retenu l’engagement des collectivités comme un élément commun aux expériences analysées. En analysant plus avant les ressorts de leur capacité à agir, nous pouvons retenir que ces collectivités ont été en capacité d’articuler plusieurs leviers mettant à profit différents programmes ou dispositifs.
→ Ici la question commune qu’auront à traiter les acteurs publics serait : quels sont les outils à ma disposition et comment les agencer pour répondre aux besoins des acteurs et du territoire ? Par exemple, pour accompagner un réagencement des acteurs aux rapports de force déséquilibrés, comment réallouer les financements pour les amener à travailler autrement ?
La capacité financière.
Que ce soit pour financer l’animation, que ce soit pour inciter les acteurs à travailler autrement (en réallouant les ressources entre eux), que ce soit pour expérimenter… les expériences que nous avons explorées ont bénéficié de moyens financiers dédiés. La recherche porte autant sur le modèle économique de la démarche collective que le modèle économique de chacune des actions.
→ Ici la question commune qu’auront à traiter les acteurs publics serait : quelle ingénierie financière mettre en place ?
Ces dix items peuvent être vus comme des éléments communs aux expériences, malgré ou en raison de la diversité des contextes. Et surtout comme des questions qui se poseront aux acteurs territoriaux et auxquelles, ils devront apporter leurs propres réponses en fonction de leur contexte.