PAP 61 : la sobriété, leçon de vie et contrepoids à la dévastation du monde
Pour une économie des remblais et des déblais dans les projets d’aménagement 1
Alain Freytet, octobre 2022
Soucieux d’assurer la transition énergétique et, plus généralement, la transition de nos sociétés vers le développement durable, 60 professionnels de l’aménagement se sont réunis en association afin de promouvoir le rôle central que les démarches de paysage peuvent jouer dans les politiques d’aménagement du territoire. Dans cet article, Alain Freytet, paysagiste-conseil du Réseau des Grands Sites de France et lauréat, avec le Conservatoire du Littoral, du Grand Prix National du Paysage 2022 pour le site du Cap Fréhel, nous sensibilise à la connaissance géologique des sites, à la prise en compte des substrats et des modelés naturels et à leur utilisation la plus pertinente en vue d’aménager les infrastructures d’accueil et de mobilités touristiques.
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Les paysagistes affichent volontiers leur adhésion à la cause de la transition écologique et énergétique. Cet engagement les inspire quand ils rédigent des documents de planification, les chartes paysagères et les plans paysage. Qu’en est-il lors de la mise en œuvre de leurs projets d’aménagement proprement dits ? L’abord d’un nouveau projet qui va transformer l’espace et la nature ouvre un espace de création qui ne s’accommode pas facilement de contraintes, fussent-elles vertueuses. Se fixer des règles pour contenir les impacts environnementaux et la dépense énergétique du projet peut apparaître comme un frein à la créativité.
Laisser des espaces non aménagés, les prévoir sans intervention peut sembler une démission. Réduire ou s’interdire des plantations, c’est peut-être remettre en cause le métier de paysagiste, si souvent associé au jardinage. De la même façon, si l’on veut respecter les filières courtes et peu consommatrices d’énergie, il faudra proscrire certains matériaux ou objets manufacturés attractifs. Plus centralement, le fait de vouloir restreindre les déblais et les remblais qui vont reconfigurer le modelé d’un site serait-il à même d’en interdire la réinvention ? Nous avons fait le pari que ces contraintes vertueuses et propres à assurer la transition écologique peuvent, au contraire, construire un projet de site plus sobre, plus harmonieux et susceptible, de ce fait même, de toucher profondément le cœur de ceux qui vont venir s’y promener, en contempler les ambiances et s’y ressourcer. C’est la direction dans laquelle que nous nous sommes engagés avec le Conservatoire du littoral, au long d’une collaboration qui compte de nombreuses années. Certains paysagistes considèrent encore les opérations de déblais-remblais comme un acte fondateur du projet et sa condition même. Cette pratique était courante pendant les trente glorieuses, quand la nécessité dramatique de la transition écologique n’apparaissait pas encore, quand le coût énergétique d’un projet n’avait aucune importance, à l’époque où dépenser des tonnes de carbone pour déplacer des tonnes de terre ne faisait pas question. Les projets qui définissent le remblai comme l’outil majeur et nécessaire de la conception appartiennent au passé. Ils ont leur logique et leur esthétique, s’inspirent de grands projets historiques comme le parc de Versailles ou la terrasse de Saint-Germain et ont prévalu aux XVIIIe et XIXe s. dans les parcs à l’anglaise 2.
Les opérations de déblais et de remblais nécessitent l’utilisation d’engins pour creuser, égaliser les surfaces, charger et transporter. Ces machines fonctionnent grâce au pétrole et mobilisent une grande quantité d’énergie. Cette dépense se démultiplie quand un site n’est pas en « équilibre déblais / remblais » et qu’il faut soit importer de la matière, soit en exporter, et bien souvent les deux. Les camions sur les routes, l’ouverture de carrières d’extraction de matériaux, la mise en dépôt dans des sites condamnés à recevoir les déchets consomment de l’énergie et modifient l’espace en affectant souvent les milieux naturels et imposant des routes élargies, des carrières et des décharges toujours plus importantes. Si ces impacts sont inévitables, on peut en minimiser la taille et la prégnance en faisant acte de sobriété en matière de modelés artificiels, en particulier quand il s’agit de l’aménagement d’espaces qui n’ont pas encore été perturbés par les installations humaines. Dans ce cas, une attitude d’un autre ordre s’impose pour face aux données du site, et plus particulièrement à son sol et son relief.
Quand on apporte des remblais ou qu’on extrait des déblais, on impacte le substrat
Le déblai est un arrachement du sol, un effacement du relief. On vient écorcher la surface de la terre, gommer le relief, supprimer le sol. De son côté, le remblai est un étouffement, l’écrasement d’un substrat en place par un apport exogène. En modifiant le sol et le relief, les déblais et les remblais altèrent ces deux éléments primordiaux du paysage. Une telle intrusion perturbe, elle détruit souvent un patrimoine dont la perte sera irrémédiable. A l’inverse, une attention portée au site et à son substrat rend infiniment précieux ces deux éléments. Ce regard porté à la surface de la Terre est pour nous la première fondation du projet de paysage. On le sait maintenant, le sol est un milieu précieux parce que rare, aussi bien dans un espace naturel qu’en ville ou dans la campagne. On découvre chaque jour plus de complexité et de richesse à ce mélange subtil d’organismes vivants et de composés physico-chimiques, intimement lié au lieu sur lequel il s’est développé depuis souvent des milliers d’années. Le sol contribue à la biodiversité et participe à l’équilibre des écosystèmes. Ce substrat vivant comporte en lui une mémoire insoupçonnée que les fragments d’ADN permettent aujourd’hui d’explorer. Sa banque de semence, sa cohorte d’insectes et de micro-organismes sont une valeur d’avenir qui s’avère irremplaçable. C’est pourquoi, quand on transporte le sol d’un endroit à l’autre comme si c’était une matière homogène sur l’ensemble d’un territoire, on oublie les très longs processus qui l’ont mis en place et sont intimement liés à son site, à son climat, son substrat rocheux, son cortège floristique et faunistique comme à son histoire humaine. Le sol constitue donc une valeur que les projets de paysage devraient prendre en compte, assurer et respecter. L’objectif d’un projet de paysage attentif au sol est de le toucher le moins possible, de le transformer le moins possible en évitant l’apport d’engrais ou de pesticide. Pour nombre d’aménageurs, le site est souvent considéré comme une page blanche qui appelle des improvisations libres. Le sol reste alors une matière que l’on peut déplacer, soustraire ou rajouter comme on le ferait de matériaux bruts. Une attitude étrange, lors de certains aménagements, consiste à enfermer des petits volumes de sol dans des jardinières pour y faire pousser des végétaux en imaginant pouvoir en assurer le contrôle absolu. La nature serait ainsi gardée sous perfusion, le végétal survivrait par le pouvoir et bon vouloir de son gestionnaire. Dans bien des cas, ces jardinières pourraient être remplacées par des plantations en pleine terre de végétaux rustiques qui sauraient se passer d’arrosage et d’engrais. Les murs végétaux, les architectures dotées de plantations en lévitation, les jardins sur dalle sont autant de verdissements de façade qui ont peu à voir avec le paysage. Pour gagner en qualité de vie et en température respirable, la renaturation des villes impose de penser le sol dans sa profondeur et de prévoir l’autonomie des végétaux qui vont s’y développer. Si nous voulons tenir compte du changement d’époque et savoir l’assurer, il nous faut abandonner les images de jardins exotiques colorés et gavés de pesticides, d’engrais et d’arrosage et nous réconcilier avec des ambiances végétales proches de celles des milieux naturels. C’est en cela que les aménagements doux réalisés sur les sites encore peu impactés par l’homme peuvent devenir des pistes et suggestions pour les visiteurs, les élus et maîtres d’ouvrage. En venant les découvrir et s’y promener, ils se familiariseront avec une conception tout autre des relations possibles de l’homme avec le milieu terrestre, une attitude qui prend ses distances avec la démiurgie orgueilleuse pour cultiver le respect et l’attention contemplative.
Témoin d’une très longue histoire planétaire, le relief nous projette dans les échelles immenses du temps et de l’espace de la terre. Le relief raconte l’histoire de mondes engloutis, bien avant l’apparition de l’homme. En distinguant les grandes familles de roche sédimentaires, cristallines, volcaniques ou métamorphiques, les cartes géologiques relient les paysages existants et les formes de leur relief aux évolutions spécifiques de leur substrat. S’y sont succédés les grands cycles de l’érosion, du transport et de l’accumulation des roches meubles et solides. Le relief se lit alors comme un mouvement permanent dont l’évolution lente et imperceptible transforme continuellement le manteau rocheux et ses populations végétales, sculpté qu’il est en permanence par des agents géomorphologiques comme l’eau des rivières, l’eau diffuse, le vent, la glace et la pesanteur. Ces forces laissent des traces qui orientent et guident notre regard et notre attitude devant un paysage. Pour qui sait les lire, elles viennent s’inscrire dans notre corps à la rencontre d’une sorte de sympathie musculaire. Je propose de jouer des « mimes géologiques » à mes étudiants de l’École nationale supérieure de paysage de Versailles pour que, en les incarnant avec leur corps, ils s’approprient les énergies qui ont créé les mouvements du relief. Permettant de saisir les caractéristiques fondatrices d’un site, ces séances de mime nous permettent de construire au plus juste le projet de paysage qui nous est confié. En passant par le corps et le geste, les dynamiques géologiques et géomorphologiques s’inscrivent dans la mémoire et sont plus facilement mobilisables dans le processus du projet de paysage.
La très longue histoire de l’implantation humaine a scarifié la surface de la terre en griffant, entaillant et façonnant un sol qui garde la mémoire de ses utilisations successives et des implantations qui ont pu s’y établir. Comme un palimpseste, ces traces constituent une mémoire des évènements qui s’y sont succédés. Les récents relevés LIDAR utilisent une méthode de télédétection semblable au radar qui permet, à partir d’impulsions de lumière infrarouge, une visualisation très fine de ces microreliefs. Quelle ferme gauloise a vécu ici ? Quelle forteresse, quel ermitage ? Ces relevés enrichissent notre perception de la surface du sol et nous rendent beaucoup plus prudents quand un projet envisage de la perturber. Cet intérêt pour le relief et les micro-reliefs permet à nos choix de projet de s’inscrire dans l’histoire du site, en pleine conscience des processus qui lui ont donné naissance. Aujourd’hui il y a danger. On parle de perte de biodiversité. On pourrait également parler de perte de géodiversité. Avec le temps du pétrole sont apparus des engins d’une puissance titanesque. Ils peuvent déplacer des quantités importantes de matière et gommer ces traces de la Terre facilement et rapidement. Les ingénieurs en charge de grands travaux ont une culture du déblais-remblais qui prévaut en particulier lors de la création des infrastructures de transport. L’objectif de vitesse des déplacements, décliné par les calculateurs informatiques, impose des bouleversements irrémédiables. Les entreprises dotées d’engins toujours plus gros pour répondre aux exigences des donneurs d’ordre sont de moins en moins en capacité de réaliser les travaux délicats et économes qu’ils n’envisagent à aucun moment. La recherche de tracés rectilignes et le formatage informatique ont fait naître une esthétique du talus régulier. Pour nombre d’entreprises de travaux publics, le travail bien fait consiste à dresser des pans inclinés tendus. La recherche de modelés plus naturels dans la continuité du relief environnant, l’émergence d’affleurement ou la création de petites dépressions que l’on demande dans certains projets se confrontent souvent à une culture du déblais-remblais qui s’affiche comme une conquête sur la nature et le relief.
Ces traces ont de l’importance dans le cas d’un site historique que l’on visite précisément pour cette raison, comme Gergovie où sont ensevelis les vestiges d’une ville gauloise, ou encore le cap Fréhel où s’inscrivent des modelés discrets réalisés lors de la dernière guerre. Dans son ouvrage « L’identité de la France », Fernand Braudel dit qu’il apprécie les petites routes secondaires qui « parlent le langage précis du relief ». Elles s’insinuent dans le paysage comme le font les chemins, soulignant les structures paysagères et nous permettant d’en apprécier les subtilités. A l’inverse, le XIXe et le XXe siècle ont multiplié les grands tracés larges et rectilignes qui ont instauré un modèle sans précédent de mobilité : la conquête de l’espace par le déplacement. En s’inspirant de la finesse de ces tracés anciens, il est possible aujourd’hui, même dans le cas de grands projets comme ceux d’une autoroute ou d’une ligne de TGV, de travailler les modelés pour mieux raccorder au relief environnant les talus de remblais et de déblais. Sur la traversée de l’A75 dans le département de la Lozère, le travail de Claude Chazelle, paysagiste concepteur, est à ce titre exemplaire 3.
Il est regrettable que les enseignements apportés par ces travaux n’inspirent pas davantage les projets routiers et ferroviaires actuels, aussi modeste ou ambitieux soient-ils.
Le chantier du Cap Fréhel mené pour le Conservatoire du littoral aborde à son échelle ces composantes importantes du projet. Le Grand Prix National du Paysage l’a couronné récemment. Il doit beaucoup de son intérêt et de sa logique à la façon dont nous y avons traité le sol et le relief. Le Cap Fréhel, en Bretagne, est une pointe rocheuse qui avance de hautes falaises de grès rose sur la mer. A l’extrémité de l’une des plus grandes landes atlantiques, trône un phare monumental. Comme dans de nombreux sites touristiques, l’attraction d’un tel site a appelé des aménagements lourds et envahissants qui ont porté préjudice à sa valeur même : un restaurant au bord des falaises, un grand stationnement au pied du phare, une lande piétinée, un mobilier urbain épars… Très tôt, pour tenter de freiner ces dérives, le site est classé. Il possède aujourd’hui le label « Grand Site de France ». Le Conservatoire du littoral acquiert le restaurant en 2012 et les terrains autour du phare un peu plus tard. S’ensuit l’élaboration d’un schéma d’intentions paysagères 4 et le dessin d’esquisses qui spatialisent et expriment les grands principes du projet : renforcer l’intégrité et la puissance de la lande, redonner un sens au phare, retrouver l’esprit du cap pour déterminer le parcours des sentiers et leur donner un traitement sobre et discret.
Une fois restituée l’échelle du site lui-même, on donnera à appréhender ses richesses à partir de deux lieux d’interprétation où se concentre l’information, laissant le reste du site sans rien à lire. On placera le dispositif d’accueil à l’échelle du Grand Site, c’est à dire en prélude à une découverte qui se fait par un temps d’accès à pied. Comme en une dramaturgie, ce recul ménage autant d’étapes qui graduent l‘intensité de la découverte. L’objectif est de retrouver la naturalité du site, porteuse de message pour aujourd’hui, en recréant les conditions d’une vision poétique puissante qui fait de la visite un moment d’inspiration et de ressourcement. Sur cette base partagée, la phase de chantier put démarrer en 2017.
La structure du site et son substrat : observer le relief et sa genèse
Le modelé du Cap Fréhel est rythmé par de grandes ondulations liées à une géologie très particulière. Des montées de lave dans les fractures parallèles du manteau de grès ont donné naissance à des filons d’une roche dénommée dolérite. Plus durs, ces filons arment les « rillons », ces petites crêtes émoussées colonisées par une lande sèche, laissant les creux à la lande humide. La dolérite est plus sensible à l’érosion marine que le grès rouge. Des échancrures étroites se sont alors formées, des crevasses rectilignes qui entament, tout autour du site, la grande masse des falaises du cap Fréhel, lui donnant leur étrangeté massive et leur singularité fascinante. La direction de ces filons à la surface de la lande, peu perceptible au premier abord, constitue une structure paysagère qui va ordonner le projet aussi bien pour orienter le nouveau stationnement que pour remodeler le relief de la vaste plateforme de stationnement précédemment nivelée autour du phare, une fois qu’elle aura été supprimée.
La route d’accès retrouve le sol naturel pour guider les visiteurs
L’un des enjeux importants de cette transformation était de couper l’axe de circulation précédent qui menait directement vers le phare. En créant une chicane qui amènerait naturellement les automobilistes vers le nouveau stationnement, la route du phare qui allait tout droit deviendrait secondaire. La solution proposée a consisté à enlever le bitume de la route pour retrouver un sol naturel, en y apportant un peu de la terre prélevée sur la zone où nous avons étendu le stationnement. Sur ce petit relief nouvellement créé, nous avons complété la végétalisation spontanée assurée par la banque de graine que constituait la terre d’apport en y transplantant et bouturant des ronces et des saules. Un an après les travaux, on oublie que la route allait tout droit. On est conduit naturellement vers le nouveau parking sans aucune frustration à ne pouvoir arriver au but, à pleine vitesse, comme quand on pouvait aller jusqu’au bout en voiture. Ce traitement sobre en moyens réduit ainsi les incivilités.
Le modelé du nouveau parking retrouve le sol et se laisse guider par les lignes du relief naturel L’unique lieu de stationnement du site se niche désormais dans un creux du relief, ce qui le rend très peu visible depuis le sentier littoral comme des différents sentiers du site. Les chaussées s’inscrivent dans la structure naturelle du relief en prenant la direction générale des filons de dolérites. Cette nouvelle orientation des travées les rend plus discrètes, vues depuis le haut du phare. Pour minimiser les remblais qui épousent le relief, les différentes poches du stationnement sont légèrement décalées. Le sol des places de stationnement reste naturel et filtrant. Dans les noues qui récupèrent l’eau de ruissellement, on a bouturé des branches de saules prélevés sur les arbres environnants. La protection de ces surfaces laissées à la végétation naturelle est assurée par de petites ganivelles basses.
Un principe : viser l’équilibre déblais / remblais sur le chantier
Sur ce projet du Cap Fréhel comme sur d’autres réalisés avec le Conservatoire du littoral, la recherche d’un tel équilibre est une règle de base pour diminuer le coût écologique et énergétique de l’aménagement. Cet objectif suppose une bonne coordination entre les mouvements de terre et les produits de démolition. Les épaisseurs et la qualité des matériaux sont toujours incertaines malgré les sondages et les prélèvements. Cette incertitude impose d’adapter le chantier en permanence et de collaborer en complicité avec les entreprises.
Retrouver le sol et le relief autour du phare
Avant les travaux, un large espace de stationnement bitumé encerclait le pied du phare. Le monument et son sol étaient étouffés par les voitures. La décision est prise de supprimer ce parking pour ne garder sur le site qu’une poche de stationnement décalée de 150 m. En février 2019, le revêtement goudronné de ce parking est enlevé, son sol respire à nouveau, tandis que les seules surfaces asphaltées conservées assurent les circulations. Sur cette surface libérée du goudron, on va faire revenir la lande naturellement, sans plantation, sans engrais ni arrosage. Aucun semis herbacé n’est effectué afin d’éviter toute pollution génétique des végétaux locaux. Les matières organiques apportées sont issues du site. Le sol et sa banque de semence, sa cohorte d’insectes et de micro-organismes se reconstituent. En mai 2022, la lande reprend avec force. Selon les remontées d’humidité, la qualité des sols et les apports de matières végétales, les plantes ont trouvé une répartition qui donne au projet un aspect d’incertitude créatrice synonyme de la plus grande biodiversité. Le pari de « faire peu pour faire mieux » est gagné. Ne pas planter et laisser faire en accompagnant subtilement la colonisation spontanée, cette action a été payante.
Une plateforme régulière avait été établie pour le stationnement. L’objectif est de supprimer le nivellement artificiel de ce terrassement. En reprenant les orientations des rides et des dépressions liées à la géologie du cap, une vaste ondulation est modelée. Elle permet de découvrir une vue sur la mer depuis le chemin d’accès au phare.
Conserver les vieux sols
Même s’ils n’ont pas les qualités de sols neufs, les anciens revêtements ont été conservés. Ce choix permet des économies financières et écologiques. Sur la terrasse de la Corne de brume, le sol, avec ses dalles de pierre et de béton, est conservé malgré ses dénivelés. Les trous sont comblés avec un ciment à gros granulats. Il raconte l’histoire des différents édifices qui se sont succédés. Sur l’ancien stationnement du pied du phare, le revêtement bitumé a été découpé à la disqueuse pour conserver des cheminements réguliers. Le dessin des allées semble effleurer la lande et souligne la composition symétrique du phare. Un œil exercé peut déceler les marques des anciennes places de stationnement sur le bitume restant.
Le réemploi des produits de démolition
La démolition de nombreux petits édifices en béton éparpillés sur la pointe a produit autant de matériaux inertes. Certains de ces déblais ont servi à combler un ancien cheminement creusé dans la dalle rocheuse. Celui-ci est supprimé car il ouvrait une arrivée directe et brusque sur l’extrémité du Cap Fréhel, sans offrir de vues sur la mer pendant son parcours. Par-dessus cet apport de remblais est épandue une terre provenant de dépressions situées dans la lande. A la place de l’entaille de l’ancien chemin, on retrouve alors un profil de relief naturel. L’ancien passage est aujourd’hui oublié au profit d’un sentier qui, passant sur l’affleurement naturel de grès, ne perd pas de vue l’horizon. Les cheminements établis sur les lignes régulières du grès donnent un contact avec le socle et un étonnant confort de marche.
Recomposer le dessin d’un affleurement naturel vraisemblable
Pour cicatriser le chemin creux comblé par les remblais issus des démolitions, de grosses pierres de grès rose sont disposées comme l’aurait fait un affleurement rocheux rythmé par la séquence des strates sédimentaires. Un petit fil lisse fixé à 30cm de hauteur interdit le piétinement sur cette zone où l’on laisse revenir naturellement la végétation. A proximité d’un cheminement fréquenté par près d’un million de visiteurs par an, la lande à bruyère peut se recomposer. Alors que le piétinement met la roche à fleur et empêche toute expression de la végétation, un tel dispositif montre qu’il est possible, avec une sobriété de moyen, de rendre compatible la préservation de la biodiversité avec la fréquentation d’un large public.
L’utilisation du grès rose, la pierre du site, dans les nouveaux aménagements
La pierre, matériau brut et naturel, raconte l’histoire de la Terre : toute roche possède une force et un pouvoir d’évocation, contrairement à d’autres matériaux transformés comme le métal, le verre, le béton ou le plastique, dont le mode de fabrication a un coût écologique important. Il est difficile de dater un ouvrage en pierre. Nous avons choisi cette intemporalité pour donner une cohérence et une densité particulière aux aménagements proposés sur le site prestigieux du Cap Fréhel. La pierre est un matériau local sans aucun gaspillage. En veillant au lieu d’extraction dans une carrière proche et au façonnage artisanal de la pierre, cette ressource locale est d’une grande sobriété. Les pavages et les emmarchements ont été construits en pierre sèche. Cette technique, exemplaire du point de vue économique et écologique, ne nécessite ni eau ni béton. Accolés aux bâtiments, au pied du vieux phare, des murets construits en grès dessinent un enclos qui reprend le profil de murs traditionnels. A l’intérieur, un muret-banc permet aux promeneurs de s’asseoir à l’abri, sans avoir besoin de bancs de facture urbaine qui viendraient rompre la simplicité et la sobriété de l’aménagement. En regardant la surface de la Terre, en cherchant à déplacer le moins possible son sol ou transformer son relief, nous avons trouvé un fil qui traverse les âges jusqu’aux origines du temps. Occupant un présent modeste et silencieux, un tel projet ranime une posture où l’homme est petit face à l’échelle du monde. Sur une terre partout transformée, voire altérée et dévastée, la visite du cap Fréhel réveille le regard de l’enfant au seuil d’une immensité splendide et qu’il ne maîtrise pas. La visite des sites naturels est aujourd’hui un rite nécessaire, propre à rééduquer nos attitudes de pouvoir et de toute puissance aveugle.
Notes
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1 Cet article « signé PAP » prolonge les réflexions développées dans un entretien mené par Marie-Laure Garnier dans le cadre de sa thèse « Terre mêlées, terres emmêlées, repenser le cycle des terres inertes, du chantier d’excavation au projet de paysage », et édité en carnet par la Chaire « Terres et paysage » de l’ENSPV en juillet 2021.
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2 Lire à ce propos l’article de Gilles Vexlard « Modeler le sol, une source essentielle du projet » dans l’ouvrage « Paysages, l’héritage de Le Nôtre » (Actes Sud / ENSP, avril 2021).
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3 Cf son article « Une autoroute à travers la Lozère », Carnets du paysages, n°11, Cheminements, Actes sud Editions.
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4 Schéma d’intentions paysagères et muséographiques pour l’aménagement, la protection et la valorisation du Cap Fréhel par Alain Freytet paysagiste concepteur, Franck Watel, scénographe et Cécile Auréjac, interprète du patrimoine.