PAP38 – La Terre n’est pas plate
Comment utiliser les terroirs pour reconquérir la biodiversité et les paysages des espaces ruraux
François Tacquard, mars 2020
Soucieux d’assurer la transition énergétique et, plus généralement, la transition de nos sociétés vers le développement durable, 40 professionnels de l’aménagement se sont réunis en association afin de promouvoir le rôle central que les démarches de paysage peuvent jouer dans les politiques d’aménagement du territoire.
Dans cet article François Tacquard, ingénieur agronome, directeur de D.A.T. Conseils (planification territoriale, développement, aménagement, tourisme), nous invite à mieux comprendre la complexité des ecosystèmes dans la relation territoire – paysage.
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En tant qu’agronome, je suis toujours étonné du simplisme des discours sur l’espace rural : les villages de France seraient entourés d’une zone agricole intensive et plate, ponctuée ici et là de quelques forêts et zones humides. En conséquence, la mise en place d’une « trame verte et bleue » susceptible de relier, en tant que réservoirs de biodiversité, ces mêmes forêts et zones humides permettrait de sauvegarder ce qui reste de milieux riches. On accompagnerait ces dispositions de quelques prescriptions pour une agriculture moins intensive, dont les pratiques de traitements phytosanitaires devraient rester distantes des maisons de plus de cent cinquante mètres.
Cette représentation est bien éloignée de la réalité du territoire puisque six ou sept terroirs organisent différents écosystèmes et potentiels agronomiques autour de chaque village d’Europe en fonction des sols, de l’humidité, de la pente et de l’exposition.
Cette diversité n’est pas nommée ni utilisée aujourd’hui dans les politiques publiques.
Des écosystèmes très variés
Avant même que l’homme ne s’y installe, les espaces de l’Europe tempérée étaient composés d‘écosystèmes très variés, coexistant sur quelques centaines de mètres : des milieux humides en bord de rivière et dans les bas-fonds, dominés par les aulnes, les saules et les frênes ; des hêtraies - chênaies sur les terrasses ou les plateaux fertiles ; des charmaies - chênaies sur les pentes sud, les résineux s’installant plutôt sur les versants nord ; des landes ou des pelouses sèches sur les sols maigres des sommets ou des plateaux.
Après bien des erreurs, les communautés paysannes ont progressivement appris à utiliser ces divers espaces de façon rationnelle et créé des systèmes agraires complexes autour des villages, valorisant au mieux chaque terroir et créant ainsi des paysages typiques dans chaque sous-région.
Par exemple, en Europe tempérée, jusqu’au début du XXè siècle, les fonds des vallées humides étaient utilisés en prairies de fauche ; les terrasses et plateaux aux sols profonds devenaient des terres à céréales ; les pentes sud accueillaient la vigne ou les vergers ; les sommets de collines, souvent maigres, étaient valorisés en pâturages collectifs ; les forêts restaient cantonnées aux espaces les moins fertiles. Des ceintures de jardins et de vergers entouraient presque tous les villages de notre continent.
La mise en culture des espaces naturels n’a pas toujours été synonyme d’appauvrissement biologique. De nouveaux écosystèmes se créaient, parfois plus riches en biodiversité que les milieux initiaux, par exemple dans le cas des cultures en terrasses ou des pâturages permanents. Dans ces systèmes traditionnels, les paysans étaient en général polyvalents, associant agriculture et élevage, ce qui permettait des transferts de fumure d’un terroir à l’autre. Les ressources locales étaient optimisées.
En Europe tempérée, les excès de déboisement qui perdurent jusqu’au XVIIIe siècle sont corrigés au XIXe siècle par des politiques de reboisement et la création des services forestiers. L’enrichissement des paysans observé à la fin du XIXè siècle grâce à l’amélioration des techniques et à la possibilité de vendre les surplus agricoles locaux dans les villes permet de fabriquer un paysage rural de très grande qualité : composé de cinq à dix terroirs suivants les régions, il est bien géré et assez riche en biodiversité. En montagne, l’étagement de la végétation crée des possibilités supplémentaires.
C’est à partir des années 1950, avec le développement d’une agriculture intensive et spécialisée, que ces terroirs sont progressivement gommés et les écosystèmes appauvris : par exemple, on draine les zones humides et on broie les terres caillouteuses et pauvres pour en faire des terres à céréales. Ces pratiques ont un coût financier : il est plus onéreux en intrants (engrais, pesticides) de produire sur les mauvaises terres que sur les bonnes terres. Le coût écologique est également lourd : les pollutions sont nombreuses (davantage d’intrants sont nécessaires, en partie lessivés par la pluie) et la mise en valeur de ces terres occasionne des désordres importants (érosion des sols…). La « terre devient plate » et les paysages homogènes.
En montagne, les pentes trop fortes et impropres à la mécanisation sont abandonnées et se couvrent de friches au détriment de certains écosystèmes originaux et de paysages pittoresques. Elles sont parfois couvertes de plantations résineuses mono spécifiques, très pauvres en biodiversité, qui aujourd’hui sont en partie mourantes car inadaptées aux sols et au réchauffement climatique.
Le non-respect des terroirs entraîne appauvrissement écologique et affaiblissement des paysages ruraux. Pourtant ces terroirs existent toujours, même s’ils sont masqués par des pratiques intensives : les sols pauvres restent pauvres, les sols secs de versant sud restent secs et les sols humides restent humides dès qu’ils ne sont plus drainés. La pente et l’exposition sont des constantes. La géologie et la morphologie qui ont fabriqué plus de 90% des sols et des terroirs restent très stables à travers les siècles.
Utiliser chaque terroir de façon différenciée
Si l’on veut recréer une biodiversité forte et des paysages ruraux chatoyants dans nos campagnes européennes, il faut à nouveau utiliser chaque terroir de façon différenciée, et cela dans chaque village.
1. Il est logique de continuer à cultiver intensivement les meilleures terres (l’ager 1 des anciens), dans la spéculation la plus adaptée à ce territoire, en général en céréales. Mais les pratiques culturales doivent être raisonnées, en limitant les intrants, engrais et pesticides, et surtout en y redéveloppant un taux d’humus comme le préconisait la France lors des accords de Paris sur le climat, avec l’initiative « 4 pour 1000 » 2. Si on stockait davantage de carbone dans les sols en menant des actions pour accroître l’humus du sol de 0,4 % par an, on aiderait à compenser la hausse continue des émissions de carbone de la civilisation moderne. Mieux encore : cela permettrait d’améliorer la production agricole, la présence de carbone dans les sols les rendant plus fertiles. La FAO 3 estime justement que la moitié des champs mondiaux sont aujourd’hui dégradés, c’est-à-dire que leurs rendements diminuent, entraînant une baisse globale de la production agricole de l’ordre de 10 %.
2. Dans les mêmes petits territoires, il faut dés-intensifier les terroirs agricoles les plus humides ou les plus pauvres (le saltus 4 des anciens) avec des systèmes agricoles diversifiés. Cela implique de réintroduire la polyculture-élevage dans tous les villages, plutôt en bio pour valoriser ces espaces moins productifs. Les terres humides doivent redevenir des prairies permanentes ; des sols pauvres ou secs doivent retourner vers le sylvo-pastoralisme, voire vers la rénovation des terrasses d’arboriculture. Ces terroirs sont aptes à produire des nourritures de grande qualité, biologiques, vendues plus cher, ce qui peut contribuer à leur rentabilité.
3. La forêt (le silva 5 des anciens) doit également retrouver sa diversité par des méthodes de gestion plus naturelles, telles que la forêt jardinée. En zone de montagne, où la forêt occupe une partie majeure du territoire, la protection stricte n’est pas systématiquement souhaitable : un pâturage de montagne est dix fois plus riche en espèces qu’une plantation d’épicéa, et il est capable de capter autant de carbone qu’une forêt. Les protections juridiques excessives votées récemment ne tiennent pas compte du territoire réel et sont un contresens pour la biodiversité.
Les terres les plus riches (et donc assez intensives) forment de 10 à 60 % des terroirs selon les régions agricoles : 60 % dans les régions céréalières comme la Beauce, 10 % dans les régions de montagne, d’agriculture extensive. Il est donc possible de développer une grande biodiversité en zone de montagne. Mais même dans des territoires de plaine, près de 40 % des espaces des communes devraient participer à la restauration d’écosystèmes de grande qualité.
Des plans globaux de biodiversité et de paysage (d’éco-paysage) devraient être définis dans chaque commune (ou groupement de communes), ils s’imposeraient à l’agriculture avec des contreparties financières pour services rendus au bien commun.
L’analyse de l’histoire de l’occupation des sols de chaque village est aisée grâce à des cartes anciennes, précises depuis le XVIIIè siècle. Ces documents donnent des indications pertinentes sur les terroirs et donc sur une stratégie de bonne gestion de l’espace rural.
Des expériences ont déjà été menées en ce sens dans les territoires qui ont élaboré et mis en oeuvre un plan de paysage, puis su mobiliser des financements publics pour les services environnementaux de l’agriculture, les mesures agri-environnementales : des primes sont données aux agriculteurs s’ils cultivent tels terroirs d’une certaine façon. En général, les espaces concernés sont petits (une zone humide, une lande particulière…). Il n’y a pas de gestion globale et cohérente d’un petit territoire, les paysages et la biodiversité ne s’améliorent pas significativement. Dans ce contexte, les filières qualitatives capables d’exploiter les terroirs les plus riches en biodiversité ne peuvent pas se développer.
Les mesures de financement de ces services environnementaux de l’agriculture sont extrêmement mineures dans la politique agricole commune (Pac). En France, elles ne représentent que quelques pour cent des neuf milliards versés chaque année par l’Europe aux exploitants agricoles. Les filières intensives sont, quant à elles, abondamment financées.
Le problème n’est donc pas un manque d’argent. Une politique agricole commune plus cohérente consisterait à orienter au moins la moitié des financements européens vers la bonne gestion des espaces, tout en encourageant des filières qualitatives sur les terroirs les plus sensibles. Notre belle Europe y retrouverait des milieux plus riches et des paysages paysans !
Le cumul des protections partielles
Le cumul de protections partielles sur un territoire rural induit une gestion qui manque de cohérence.
La plupart des zones rurales sont l’objet de mesures de protection très variées : document d’urbanisme, zone Natura 2000, trame verte et bleue, protection des rivières, protection des sites et des milieux, protection des forêts, etc. La superposition de ces protections suscite fréquemment des actions incohérentes. La loi de 2014, par exemple, protège strictement les forêts de France, y compris des micro boisement d’épicéas qui détruisent l’écosystème des zones humides ou des pâturages très riches en biodiversité, protégés par ailleurs. Autre exemple : la trame verte et bleue relie des réservoirs de biodiversité par des « couloirs » dessinés sur une carte et qui ne correspondent souvent à aucune réalité géographique et écologique, fabriquant ainsi des contraintes factices et qui ne peuvent pas être respectées sur le terrain. Troisième exemple, la création de zones humides protégées jouxtant immédiatement de grandes zones de culture intensive de maïs, dans lesquelles irrigation et pesticides amènent des impacts importants sur l’environnement : l’espace écologique rural et la nappe phréatique en sortent fortement affaiblis.
Seule une pensée globale de gestion de cohérente du territoire peut permettre de préserver ou de reconquérir la biodiversité et les paysages, avec et par une agriculture productive qualitative. L’entrée par les éco-paysages permet d’élaborer un projet de territoire qui intègre la bonne gestion des paysages et des milieux naturels.
Un outil de bonne gestion de l’espace, le plan de paysage écologique et agraire
Plusieurs vallées du massif vosgien ont développé depuis trente ans leur plan de paysage destiné à maîtriser une croissance excessive des boisements et à freiner une urbanisation anarchique. Construits au niveau intercommunal, ces plans de paysage ont d’abord analysé les évolutions historiques de l’occupation des sols. Puis ils ont défini des stratégies de bonne gestion des paysages et des milieux naturels. La reconnaissance des terroirs fait partie intégrante de cette démarche, avec par exemple :
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La restauration des prairies permanentes de fond de vallée en terrain de fauche - une fauche tardive pour préserver la biodiversité, suite à l’enlèvement des micro boisements anarchiques d’épicéas qui les encombrent.
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Le défrichement des pâturages de bord du village, très riches en biodiversité quand ils sont gérés de façon extensive, avec enlèvement des forêts mono spécifiques et des jeunes taillis.
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La modification de la gestion forestière pour transformer des plantations d’épicéas, pauvres en biodiversité, en forêts jardinées et mélangées, plus riches et plus stables face aux bouleversements climatiques.
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La protection des pâturages sommitaux, appelés chaumes.
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Le repérage et la protection du petit patrimoine rural et du patrimoine bâti.
Aujourd’hui, la démarche vertueuse des plans de paysage intègre de façon croissante les besoins écologiques grâce à des projets éco-sylvo-pastoraux. Soutenue par les deux parcs naturels régionaux du massif vosgien, elle devrait pouvoir être reconnue par toutes les administrations.
Cette démarche est pourtant contredite par les lois récentes qui imposent de traiter les projets d’aménagement de l’espace au coup par coup, et par des administrations différentes. Par exemple, le moindre défrichement dans un secteur extrêmement boisé, pourtant prévu dans le plan de paysage, devient un vrai parcours du combattant : les lois s’y bousculent, exigeant des acteurs de terrain des procédures qui s’accumulent, avec des contraintes administratives énormes qui les découragent : loi sur l’eau, loi sur la biodiversité, loi sur la protection de la forêt, Natura 2000, etc.
De tels dispositifs induisent une vision parcellisée de l’espace, contraire à la bonne gestion durable. Les techniciens chargés de mettre en oeuvre les lois récentes le font souvent aspect par aspect et sans s’intéresser au projet global de terrain. Les élus du massif vosgien et les techniciens des parcs et communautés de communes ont récemment organisé une rencontre à ce sujet pour mettre en évidence la crise de confiance induite par une application rigide des lois de protection.
A l’inverse, le projet d’éco-paysage cohérent, porté par toute une communauté rurale et discuté avec les administrations concernées, doit devenir la base de l’analyse des projets locaux.
Notes
1 Ager est un mot latin signifiant champ cultivé dans les paysages ruraux européens.
2 L’initiative internationale “4 pour 1000”, lancée par la France le 1er décembre 2015 lors de la Cop 21, consiste à fédérer tous les acteurs volontaires du public et du privé (états, collectivités, entreprises, organisations professionnelles, ONG, établissements de recherche…) dans le cadre du plan d’action Lima-Paris. L’initiative vise à montrer que l’agriculture, et en particulier les sols agricoles, peuvent jouer un rôle crucial pour la sécurité alimentaire et le changement climatique. www.4p1000.org/fr.
3 Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture. www.fao.org/home/fr.
4 Le saltus est pour les Romains et les Gallo-Romains une terre non cultivée ou sauvage (espaces plus ou moins boisés), éventuellement vouée à l’élevage ou plus précisément au pacage.
5 Silva est un mot latin signifiant forêt.