La notion de justice spatiale ne sert pas à considérer la justice entre les lieux, mais plutôt la dimension spatiale de la justice entre les hommes. On s’intéresse donc à travers elle à l’action du social sur le spatial.
Le milieu urbain a, le premier, attiré l’attention d’une géographie critique dans les pays anglo-saxons. La ségrégation sociale dans les villes, les inégalités dans l’usage des espaces urbains, la spéculation foncière et immobilière ont été dénoncées comme des injustices. En France, c’est dans la même inspiration que le philosophe marxiste Henri Lefebvre analysait la ville comme un terrain et un enjeu de la lutte des classes (Bret, 2015).
Sans se rattacher à cette école de pensée, certains géographes de langue française ont intégré la notion de justice dans leurs analyses, et c’est en 1981 qu’Alain Reynaud a publié un ouvrage associant les trois mots de Société, Espace et Justice, où, sans se limiter à l’espace urbain, il donnait une interprétation pluri-scalaire du modèle centre-périphérie:
De fait, c’est à toutes les échelles géographiques que la notion de justice spatiale est pertinente, du local (ségrégation socio-spatiale, conflits fonciers) au global (contraste entre les Nords et les Suds), en passant par l’échelle nationale (disparités des régions) et donc régionale (inégalités internes à l’espace régional).
La justice spatiale n’est pourtant qu’une composante de la justice. Il ne faut pas l’exonérer des arbitrages nécessaires entre les priorités à établir et les choix à faire. Agir sur l’organisation de l’espace est utile, mais agir directement sur le social peut être encore plus efficace : l’important est de coordonner les différents registres de l’intervention publique en vue des objectifs visés.
Les inégalités constituent-elles des injustices ?
Les réponses données à cette question divergent selon la théorie à laquelle on se réfère. L’intuition spontanée fait souvent considérer que la justice se confond avec l’égalité. Mais, il est d’autres façons de voir et, s’agissant de la justice spatiale, il est impossible d’imaginer une organisation de l’espace qui garantirait à tous d’une façon identique l’accès à tous les services. C’est la raison pour laquelle la théorie du philosophe John Rawls mérite une mention particulière (Bret, 2015).
La justice spatiale consiste alors en plusieurs points. C’est d’abord l’organisation de l’espace politique la plus adéquate pour le respect effectif de l’égalité des droits et pour la démocratie : le maillage politico-administratif du territoire, en particulier le découpage des circonscriptions électorales, est ici en cause. Ce maillage peut en outre servir ou desservir la justice selon la répartition qu’il induit des prélèvements fiscaux et de la dépense publique. À cela s’ajoute le problème de l’accès aux services publics, à l’emploi et à la mobilité. La stricte égalité n’étant pas possible, l’approche rawlsienne de cette difficulté dit qu’il faut porter au niveau le plus élevé possible la part de ceux qui sont le moins bien pourvus. C’est le principe de la maximisation du minimum, le maximin, utile pour penser la répartition géographique des services publics. Cela conduit à l’idée de l’aménagement du territoire comme outil de justice spatiale en application du principe rawlsien de réparation : remédier aux injustices, c’est-à-dire aux inégalités qui contreviennent au principe du maximin. En d’autres termes, la justice spatiale consiste aussi à corriger les injustices spatiales, à mettre en cohérence l’organisation du territoire avec un projet de société plus juste, à agir directement sur les lieux pour agir indirectement sur les hommes.
De la justice spatiale à la géoéthique
Bien qu’il ne parle pas d’espace, John Rawls énonce des principes efficaces pour qualifier les configurations géographiques sur le plan de l’éthique. La justice, dans cette perspective, ne se confond pas avec l’égalitarisme, mais combine l’égalité de la valeur intrinsèque des personnes et donc l’égalité de leurs droits, avec l’optimisation des inégalités au bénéfice des plus modestes sur le plan des biens matériels et des positions sociales.
Selon Michel Lussault (Cf. Introduction au dossier « Justice spatiale ») , il existe une aspiration des individus à la différence spatiale. C’est de ce constat et non de la mythologie de l’égalité qu’il importe de partir si l’on veut aborder la justice spatiale. Par ce concept, on cherche à définir les conditions d’une organisation optimale de l’espace d’une société qui assurerait que les individus et les groupes soient en position d’équité en matière de satisfaction de leurs besoins d’habitation.
Ville et justice spatiale
Les différenciations sociales se traduisent « par des hiérarchies de statut et de pouvoir, par des modèles diversifiés d’appropriation de l’espace et par des préférences en matière de voisinage » et s’inscrivent dans l’espace — et notamment dans l’espace urbain —, comme l’affirmait Henri Lefèbvre dans La production de l’espace (1976). Cette division de l’espace est « à la fois le produit, le reflet et l’un des enjeux de la différenciation sociale » (Grafmeyer, 1994, p. 93-94). Les relations entre société et espace (et plus précisément ici entre différenciations sociales et divisions spatiales dans la ville) étant très étroites, il convient de réfléchir aux liens entre ségrégation socio-spatiale et justice dans la ville (Dirsuweit, 2009). Si le discours dominant affirme que toute ségrégation est injuste, il tient à l’inverse que la ville juste repose sur la notion de mixité. Mais est-ce aussi simple que cela ? La question, au fond, est celle de l’organisation socio-spatiale de la ville juste. La « ville juste » serait celle qui aurait des institutions démocratiques, dans laquelle les différences seraient nombreuses et acceptées et au sein de laquelle les solidarités et les liens entre les citadins « différents » seraient intégrées dans la vie politique autant que quotidienne. Ces éléments, complémentaires de la justice redistributice, sont les conditions au développement d’un sentiment de citoyenneté urbaine et de la justice spatiale (Lehman-Frisch, 2009).
Conclusion
Sous tous ces aspects, y compris immatériels, il n’existe aucun territoire qui soit pleinement juste parce qu’il n’existe aucune formation sociale qui soit elle-même juste. Néanmoins, certains territoires sont plus justes que d’autres, ce qui valide la notion de justice spatiale pour comprendre le fonctionnement social et pour faire évoluer les sociétés.
1 Note de l’auteur : Ce serait tomber dans le déterminisme le plus grossier que de considérer telle zone bioclimatique comme supérieure ou inférieure à telle autre, sans même aborder les dérives dangereuses qu’alimenterait une telle confusion appliquée à la diversité humaine.