Le service public de l’eau en France
Fanny Petit, 2006
A travers l’exemple de la gestion de l’eau en France, cette fiche revient sur les enjeux et les problèmes posés par les délégations de services publics. Criant haro sur les monopoles d’Etat et sous couvert d’efficacité et de rentabilité, de grands groupes privés se sont vus octroyer des parts de marché dans les services publics. Le bilan à l’heure actuelle n’est pas en leur faveur : ceux-ci sont rarement aussi compétitifs en termes de prix et d’efficacité que les services publics non délégués. Par ailleurs, généralement l’usager se transforme en client captif à ses dépens. Tant et si bien que certaines collectivités locales comme Grenoble sont revenues à un mode de gestion public après des procès et des condamnations.
Les services publics locaux
En France, l’eau ainsi que l’assainissement, la collecte des ordures ménagères, le service des pompes funèbres, le chauffage urbain, les transports collectifs de voyageurs, sont des services publics locaux. La gestion des services publics locaux relève de la compétence des communes (ou de regroupements de communes). Les départements ne sont pas compétents, sauf pour les transports interurbains et les transports scolaires. Le choix du mode d’organisation en gestion directe (la régie) ou la gestion déléguée sur la base d’appels d’offres ouverts à la concurrence relève de la décision des élus.
La gestion déléguée peut prendre deux formes, revêtant toutes deux le caractère d’un contrat de droit public :
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la concession ou l’affermage, dans lesquels le titulaire du contrat est rémunéré par le prix du service payé par l’usager.
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le marché public, dans lequel le titulaire du contrat est rémunéré directement par la collectivité qui lui a confié l’exploitation.
Dans tous les cas, le gestionnaire du service (qu’il soit personne publique, privée ou mixte) dispose d’un monopole territorial sur une zone donnée et pendant une période de temps déterminée (entre 7 et 25 ans).
En France, il n’y a pas de gestion globale de l’eau et, depuis une trentaine d’années, les communes ont délégué progressivement la gestion de leurs services d’eau et d’assainissement. Le mouvement, commencé dans les grandes villes, s’est accéléré et la part du secteur privé est passé de 30 % dans les années 50 à environ 75 % aujourd’hui.
Les grands groupes privés
Trois grands groupes se partagent l’essentiel de la gestion déléguée de l’eau en France : Vivendi, Suez et, pour une part moindre, Bouygues-Saur.
Ces trois groupes offrent aux élus locaux la totalité des prestations nécessaires pour les services existants (de l’ingénierie financière et des études à la réalisation et à la gestion des équipements) et ils peuvent aussi satisfaire, à la demande de nouveaux besoins (maison de retraite médicalisée, télévision par câble, téléphonie mobile, etc.).
Ces groupes sont des multinationales qui étendent leurs activités dans chaque secteur libéralisé (télécommunications, énergie, transports), au secteur de la communication (télévision, presse, etc.), et interviennent partout à travers le monde et en Europe.
La gestion déléguée offre de nombreux avantages
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elle offre la possibilité d’une intégration de la conception, de la réalisation et de la maintenance d’une infrastructure ou d’un service.
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elle permet de faire des investissements coûteux en recourant à l’investissement privé, sans pour autant relever d’une « privatisation » (puisque l’infrastructure reste propriété de la collectivité).
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elle permet de substituer une logique d’entreprise aux contraintes de la gestion administrative.
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elle permet aux élus d’éviter d’assumer la responsabilité de l’augmentation du prix de l’eau et plus généralement de la gestion du service.
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elle est censée conjuguer les avantages du monopole et de la concurrence, puisque celle-ci est de mise lors de chaque renouvellement de contrat.
Mais la gestion déléguée est aussi marquée par de profonds déséquilibres
Tous les rapports le disent, les prix pratiqués par les opérateurs privés sont plus élevés que ceux pratiqués par les régies publiques : 28 % en moyenne en 1996, pour une qualité souvent moindre.
L’inégalité est très forte entre, d’un côté, trois groupes très puissants et, de l’autre, 36 000 communes à la capacité de négociation et de contrôle souvent réduite. Plus que dans tout autre secteur, il est légitime de parler ici de « capture » du régulateur par l’opérateur.
La concurrence entre les opérateurs est souvent une pseudo-concurrence oligopolistique puisque environ 90 % des contrats sont renouvelés au même concessionnaire, et les opérateurs constituent des monopoles locaux quasi inexpugnables.
Les grands groupes peuvent jouer de la diversité de leurs champs d’intervention (local, national et international) pour échapper à la transparence et utiliser les bénéfices dégagés par l’eau pour financer d’autres activités.
Les usagers-clients sont le type même de la clientèle captive : ils n’ont pas le choix du prestataire de service, ils n’ont qu’une capacité très restreinte pour négocier le prix du service et ils se voient souvent imposer des clauses abusives.
Certaines associations ont cependant développé des actions juridiques qui ont conduit à des condamnations ou à l’annulation de contrat (ex. à Grenoble où la ville a repris la gestion du service et où le maire a été condamné à la prison).
A terme la gestion déléguée élimine les entreprises communales car il est très difficile de les recréer par la suite, c’est donc bien souvent un voyage sans retour possible.
De plus, la gestion déléguée a été utilisée en France pendant de nombreuses années comme un moyen important de financer des activités politiques et des campagnes électorales, ce qui a entraîné le développement des pratiques de corruption. Diverses lois pour moraliser le secteur ne sont pas parvenues à faire disparaître toute suspicion dans l’opinion à l’égard des élus et des entreprises.
Comment pourrait-on rétablir un équilibre et redonner aux collectivités locales et aux usagers toute leur place dans le contrôle de leurs services publics ?
Ce sujet est peu développé en France car la gestion déléguée permet de faire des investissements, elle offre une réelle souplesse de gestion, elle dispose d’un vrai savoir-faire et d’une grande capacité de recherche. De surcroît c’est une tradition française, la Banque mondiale parle de « French tradition ». Néanmoins, la gestion déléguée n’a ces vertus que si elle est bien contrôlée. Il faudrait donc pouvoir, notamment :
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préserver la possibilité de choix entre gestion publique et gestion privée ;
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procéder régulièrement à des évaluations des services fournis sur la base de normes communes définies à l’avance ;
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sauvegarder la possibilité de revenir au mode de gestion directe : ex. Grenoble ;
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être en mesure de maintenir à des niveaux raisonnables la rémunération du capital des entreprises : ex. Lyon ;
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limiter le nombre de services que pourrait rendre une même entreprise sur un territoire donné pour éviter qu’une collectivité ne tombe sous la coupe d’un groupe ;
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imposer la transparence aux gestionnaires de services afin que l’eau ne serve qu’au financement de l’eau.
To go further
Pour un récapitulatif de la re-municipalisation de la gestion de l’eau à Grenoble