Les propriétés du foncier

2002

Cette fiche dresse la synthèse de nombreuses contributions intéressantes sur l’évolution du droit de propriété, tant au plan de la doctrine que des pratiques juridiques et sociales

De quoi est-on propriétaire lorsqu’on est propriétaire d’un terrain ? Cette question qui peut sembler saugrenue à un juriste est pourtant la première que doit résoudre l’économiste qui cherche à comprendre la valeur d’un bien foncier. Et elle est plus complexe qu’elle en a l’air car un terrain n’est pas un objet mais un espace. La propriété foncière n’est que la propriété d’un droit sur un espace en concurrence avec d’autres droits que celui du propriétaire. Cette superposition de droits sur l’espace est à géométrie variable selon le lieu et le temps comme vient encore de le montrer la loi SRU en train de se mettre en œuvre.

Un terrain n’est pas un morceau de tissu

De tous temps et en tous lieux, la propriété d’un morceau de tissu ou d’un outil a été comprise de la même manière sans poser aucun problème conceptuel. Il n’en va pas de même de la propriété du sol. Il suffit actuellement de se rendre dans les pays de l’Est ou du Sud pour constater à quel point la propriété foncière qui constitue pour nous quelque chose que nous croyons très simple, est un concept plein d’embûches.

Ces incompréhensions proviennent ordinairement du fait que les pays qui n’ont qu’une pratique encore fragile de l’appropriation privative des sols ont tendance à prendre au pied de la lettre ce droit de propriété des terrains, en pensant qu’il s’agit d’un droit de propriété comme un autre. C’est alors que tout se bloque. Et ce n’est pas en apportant une assistance technique à ces pays pour les aider à constituer leur cadastre qu’on les aide car le blocage est juridique.

Tant que, dans ces pays, le terrain est abordé comme un morceau de tissu dont il s’agit seulement d’améliorer le mesurage, on ne progresse guère dans l’instauration de la propriété. On découvre alors, a contrario, que si la propriété foncière fonctionne si bien dans nos sociétés, c’est parce qu’elle n’est pas le seul droit qui régisse l’espace. Tous les droits sur le rouleau de tissu sont entre les mains de son propriétaire alors que le droit du propriétaire sur son terrain est en concurrence avec ceux de la commune, des voisins, du fermier, du fisc, des compagnies de gaz, d’eau, d’électricité, des associations de défense de l’environnement, des chasseurs, des archéologues, etc.

Un droit si absolu qu’il est inconsistant

Si l’institution de la propriété foncière fonctionne bien en France, c’est que nous avons réussi, sans nous en rendre compte, à intégrer un double langage. D’un côté nous avons une représentation abstraite du propriétaire qui possède une chose qui peut être aussi bien un terrain qu’un parapluie.

Mais d’un autre côté, nous savons bien que, si c’est un parapluie, il pourra l’ouvrir et le fermer quand il veut, mais que si c’est un terrain, il n’aura le droit ni de le cultiver (s’il n’est pas agriculteur), ni de le laisser en friche, qu’il n’aura le droit ni d’y laisser des ordures, ni de les brûler, qu’il devra peut-être payer une taxe s’il ne construit pas, mais que s’il construit, il devra en payer une autre. Etc.

Les juristes toujours aimé porter au pinacle le droit de propriété : «La propriété est le droit le plus complet que l’on puisse détenir et exercer sur une chose, le propriétaire peut tout faire de son bien, il jouit à son égard d’un pouvoir absolu. ». Cela est sans doute exact s’agissant de la propriété d’un parapluie, mais cela ne correspond en rien à la réalité s’agissant de la propriété d’un terrain qui est pourtant présentée comme la propriété par excellence.

Il est d’ailleurs amusant de voir comment est définie la propriété dans le code civil : «le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue… pourvu qu’on en fasse pas un usage prohibé par les lois et règlements ». La propriété est un droit si absolu que c’est tout simplement le droit de faire ce que les règlements n’interdisent pas ! La chosification moderne du foncier Quand on est propriétaire d’un terrain, est-on le maître d’un territoire ou le propriétaire d’un objet ? Pour les Romains, c’était clairement la première hypothèse qui était la bonne, de même qu’au Moyen Age la « propriété directe » du seigneur foncier était un droit sur un territoire, avec cette seule différence que d’autres droits concurrents pouvaient aussi s’y exercer. Puis c’est pour se débarrasser du droit féodal que les juristes de la bourgeoisie ascendante entreprendront de chosifier le foncier.

Lorsque Jacques Pottier, le juriste français du XVIIIe siècle, a l’idée d’ériger les trois attributs du doit de propriété (l’usus, le fructus et l’abusus), il explique sans difficulté qu’est l’usus (droit d’utiliser) et le fructus (droit de retirer des fruits, ou du profit), en utilisant des exemples tirés de la propriété foncière, mais il se garde bien de rester dans le domaine foncier pour expliquer ce qu’est l’abusus. Il préfère prendre l’exemple du propriétaire qui peut décider de brûler un meuble ou du propriétaire d’un tableau qui est libre de détruire la peinture si l’envie le prend de récupérer le cadre.

Bien sûr, mais comment faire pour détruire un terrain ? L’idée de vouloir faire du terrain une chose, et même l’objet par excellence de la propriété, est donc relativement moderne, même si elle a pu s’appuyer sur une vieille confusion sémantique : quel bien peut-il y avoir de plus « réel » que la terre (« réa » en latin) ? Alors que pour le juriste, il n’y a pas de bien plus « réel » que le terrain, pour l’économiste, le terrain n’existe (presque) pas. L’économiste ne connaît que l’espace. Et s’il est statisticien il sait qu’il n’y a pas plus volatile que le marché des terrains à bâtir dont les variations de valeur amplifient considérablement celles enregistrées sur les marchés de l’immobilier.

La valeur du terrain ne réside jamais dans le terrain. Même dans le domaine de l’agriculture, la valeur de la terre ne réside pas dans les qualités de cette terre. Existe-t-il terrain moins fertile qu’un coteau crayeux de Champagne ? Sa valeur, pourtant la plus élevée de toutes les terres agricoles, ne réside que dans la valeur d’un produit commerciale et dans la délimitation administrative de l’appellation.

Un terrain est une représentation ou une potentialité

Le terrain n’est pas un objet. On ne peut ni le prendre, ni le transporter, ni le détruire. Un terrain n’est qu’un espace. Mais un espace sur lequel on peut exercer des droits. Etre propriétaire d’un terrain, c’est être propriétaire d’un droit, ou plutôt d’un ensemble de droits sur un espace. Acheter un terrain c’est acheter le droit d’y faire quelque chose, c’est une projection dans un avenir que l’on se représente. La valeur du droit de propriété dépendra donc de la définition des droits qui y sont attachés et des droits qui lui sont concurrents car il existe d’autres droits sur l’espace que le droit dit « de propriété ». Or cette définition est éminemment variable d’un lieu à l’autre et d’une année à l’autre.

La propriété par excellence semble être la propriété foncière. Dans le langage courant, « avoir une propriété » ne signifie-t-il pas « être propriétaire d’un terrain » ? Inversement, on ne dit pas « avoir une propriété » pour désigner la simple propriété d’un appartement et encore moins la propriété d’une voiture, fut-elle luxueuse.

Le droit positif lui-même accorde un statut privilégié et une protection particulière à la propriété foncière qu’il ne traite pas de la même manière que n’importe quelle autre propriété. Il est beaucoup plus difficile de voler un terrain qu’un diamant.

Lorsqu’on est propriétaire d’un terrain, on croît posséder un objet, mais l’on n’est propriétaire que des potentialités qu’il offre. Le terrain est une représentation. Pour parler moderne, c’est un objet virtuel.

Des droits, même non reconnus par la loi, existent et peuvent trouver leur contre valeur monétaire qui viennent alors en déduction de la valeur du droit de propriété proprement dit. Le code rural a beau nier explicitement le droit qu’aurait le fermier de vendre son bail, chacun sait qu’il existe différentes façon de négocier des pas de porte en agriculture, que des statistiques quasi officielles sont établies quant à leurs montants, et que des aides publiques sont d’ailleurs délivrées au jeunes agriculteurs pour en régler l’acquisition. La valeur du bail rural n’est d’ailleurs rien d’autre que la différence mesurable entre la valeur de la terre « libre » et « occupée ». Il en va de même de tous les autres droits, publics ou privés, qui peuvent se mesurer à la valeur dont ils amputent le droit de propriété.

Existe-t-il un autre bien que le sol dont la valeur puisse passer du simple au double à la suite d’un simple vote du conseil municipal ou de l’interprétation d’un règlement par un fonctionnaire ? Evaluer un terrain ce n’est donc pas tant savoir s’il fait 1201 ou 1209 mètres carrés, que de savoir s’il est ou non frappé d’un droit de passage, si la fenêtre du voisin apparemment ouverte sans autorisation dans le mur pignon l’a été depuis plus ou moins de trente ans, ou s’il est plausible de penser que la prochaine municipalité risque de supprimer le « plafond légal de densité ».

Les deux dimensions de la propriété du sol : le terrain et le territoire

Dire que la propriété foncière est la propriété d’un ensemble de droits, que ces droits ne sont pas tous des « droits de propriété », au sens juridique du terme, mais que la valeur du terrain est égal à la somme de la valeur de tous ces droits, voilà qui est exacte du point de vue de l’économiste, mais qui ne suffit pourtant pas à épuiser le contenu de la propriété du sol.

La propriété du sol, c’est aussi la possession d’un territoire, quoi qu’en dise le code de l’urbanisme qui voudrait que le territoire français soit le patrimoine commun de la Nation et que les collectivités publiques en soient les gestionnaires. Cette dimension passionnelle de la propriété foncière ne participe guère de la rationalité économique, même si elle peut à l’occasion rechercher des compensations monétaires. Elle est éminemment variable d’un pays à l’autre et même d’une région à l’autre (par exemple l’individualisme du rapport à l’espace est beaucoup plus fort dans le Sud de la France et de l’Europe que dans le Nord).

Les superpositions et conflits de légitimité entre les droits de la sphère publique et privée sur le territoire aboutissent à des compromis évolutifs qui sont comme une projection sur l’espace d’une société qui évolue.

Les impacts de la loi SRU sur la propriété foncière

Chaque nouvelle loi d’urbanisme exerce des impacts positifs et négatifs sur la valeur des terrains. La loi dite « Solidarité et Renouvellement Urbain » du 20 décembre 2000 présente cependant un caractère particulier à cet égard. Elle ne se contente pas en effet, comme les autres lois d’urbanisme d’adopter ou de modifier tels ou tels dispositifs dont certains pourront avoir par surcroît des effets indirects sur les valeurs foncières. La loi SRU est plus ambitieuse en la matière puisqu’elle poursuit explicitement l’objectif d’agir directement sur la structuration des valeurs de l’espace à l’intérieur des agglomérations.

L’ambition socio-urbanistique affichée par cette loi est double : d’une part favoriser la reconstruction de la ville sur elle-même et freiner la périurbanisation, d’autre part réduire les phénomènes de ségrégation sociale entre quartier. Or chacun de ces deux objectifs, s’il est réellement mis en œuvre, passe par une modification de la structuration des valeurs foncières.

Revaloriser le foncier pour réurbaniser

Le premier objectif, celui de la ré-urbanisation implique une augmentation des valeurs foncières dans le tissu urbain existant. Sauf à la subventionner, le déclenchement d’une opération immobilière suppose en effet que la valeur du terrain nu devienne plus forte que la valeur des constructions qui l’occupent et justifie ainsi leur démolition. Et s’il s’agit d’une « friche urbaine », c’est un processus de revalorisation foncière du quartier qu’il faut alors conduire.

Différentes mesures incluses dans la loi portent sur la densification des tissus existant ? Celle qui fait le plus parler d’elle est paradoxalement celle qui avait pu passer au parlement sans que les parlementaires ne paraissent avoir compris ce qu’ils votaient : la possibilité de détacher la partie non bâtie d’un terrain pour lui faire retrouver une nouvelle constructibilité. La méthode adoptée est un peu tordue mais efficace pour glisser des constructions nouvelles dans le tissu existant.

Elle suppose toutefois rempli une condition que la transformation du jardin de la construction existante en terrain à bâtir ne provoque pas une baisse de la valeur de cette construction supérieure à la création de valeur foncière provenant du terrain à bâtir. Cela ne sera sans doute le cas que dans les secteurs où les valeurs foncières sont déjà les plus fortes et non dans les quartiers en déclin qui sont pourtant ceux que les auteurs de la loi voulaient re-dynamiser.

La suppression du versement pour dépassement de PLD aurait certainement eu un effet puissant de relance de la construction dans les tissus urbains les plus denses puisque, a contrario, sa création en 1975 avait précisément eu pour objectif de freiner ces opérations de rénovation et y étaient parvenus avec une grande efficacité. Cependant les parlementaires (qui sont souvent aussi des maires) ne se sont pas laissés convaincre de renoncer à une telle ressource fiscale. La loi a donc du se contenter d’interdire que ne soit institués de nouveaux PLD dans les communes qui n’en ont pas encore. Seule reste du dispositif la suppression du versement pour dépassement de COS qui agira lui aussi dans le sens d’une forte revalorisation de certains terrains mais dans un nombre de cas plus réduit.

La ségrégation sociale mesurée par le foncier

La seconde ambition affichée par les auteurs de la loi SRU était de lutter contre la ségrégation socio-spatiale des grandes agglomérations. Ici le facteur foncier n’est pas premier. Il vient plutôt comme le reflet d’une situation sociale dont il mesure l’intensité. En effet, ce n’est pas parce qu’un quartier est cher que seuls les ménages les plus riches y habitent ; s’il est cher, c’est parce que les ménages qui peuvent en payer le prix sont disposés à surenchérir pour habiter avec les autres ménages aisés, quitte à se localiser plus loin de leur lieu de travail.

Toutes les études montrent que le facteur de l’accessibilité qui était autrefois le premier des facteurs explicatifs des différences de valeur des espaces urbains est aujourd’hui devenu un facteur presque marginal par rapport au facteur du « marquage social ». Cela signifie que, si j’en ai les moyens financiers, je ne vais pas nécessairement chercher à habiter près de mon lieu de travail mais que je vais avant tout rechercher le voisinage des autres ménages aisés, quitte à payer beaucoup plus cher pour un logement plus petit et à passer davantage de temps dans les transports. La réduction du temps de travail d’une part, la progression des investissements publics dans les transports urbains d’autre part, ne peuvent que faciliter de tels choix résidentiels ségrégatifs, nourris par la montée de l’aspiration sécuritaire.

La carte des valeurs foncières d’une grande agglomération devient alors une sorte d’écran sur lequel viennent se projeter les demandes de ségrégation sociale.

Une loi peut-elle entraver une demande sociale ? Certainement pas, mais elle peut sans doute modifier le contexte dans lequel elle s’exprime. Le moyen utilisé par la loi SRU qui est de jouer sur une localisation des logements sociaux plus équitablement répartie entre les différentes communes d’une agglomération part d’une idée juste : la concentration résidentielle des ménages pauvres dans un quartier (ou une commune, la commune pouvant être assimilé au quartier d’une grande agglomération) y provoque, du fait du marquage social, des baisses de valeur immobilière qui finissent par placer le quartier « hors marché » par rapport à la promotion immobilière. Seules les opérations sociales subventionnées peuvent encore s’y implanter et le cercle vicieux se referme.

Deux réserves cependant. La première est l’identification implicite qui est faite dans ce raisonnement entre implantation de logements sociaux et localisation résidentiel de ménages pauvres. Or non seulement les statistiques indiquent que les ménages les plus pauvres ont moins accès au logement social que les ménages « moyennement pauvres », mais l’expérience montre que les programmes sociaux implantés dans les localisations les plus recherchées sont rarement attribués aux mêmes types de bénéficiaires que les programmes mal situés.

La seconde réserve est le rythme homéopathique de l’application du remède puisqu’il est prévu dans la loi un échelonnement sur vingt ans des obligations de rattrapage imposées aux communes en déficit de logements sociaux. Mais il reste que le cap ainsi fixé est cohérent.

La croisade contre l’habitat individuel

Le dernier volet foncier de la loi SRU, sans doute le plus contestable, concerne la lutte qu’elle semble vouloir entreprendre contre l’étalement de l’habitat individuel afin de favoriser la reconstruction de la ville sur elle-même.

Tout d’abord parce que l’assimilation entre habitat individuel et faible densité est un peu rapide. Non seulement la densité résidentielle de l’habitat individuel sur petites parcelles (maisons de ville) est équivalent à la densité de certains quartiers de collectifs, mais surtout on semble oublier que la moitié des surfaces de bâtiments construites chaque année ne sont pas des logements mais des entrepôts, des hypermarchés, des garages, etc. qui apparaissent en fait comme les premiers responsables de l’étalement urbain.

Ensuite parce que le risque est grand de rejeter plus loin, en deuxième couronne des grandes villes, les constructions de maisons individuelles que l’on aura refusé d’organiser en première couronne.

L’idée que c’est en verrouillant les extensions urbaines que l’on parviendra à redonner de la valeur aux espaces délaissés dans le tissu urbain existant est un peu simpliste. La valeur du foncier mesure l’appétence des acteurs économiques pour une localisation. Ce n’est pas en interdisant les localisations centrifuges attractives que l’on peut créer une nouvelle attraction pour la ville mais en en changeant l’image.