Comment fabriquer la propriété ?

1995

Cette fiche propose une analyse diachronique et critique du principe de propriété et cherche à définir ce qu’est la propriété d’un espace et comment peut-on envisager des politiques foncières pérennes et efficaces qui sécurisent les personnes et leurs droits.

A la fabrication de la propriété « par le haut » grâce à l’attribution de titres de propriété par l’administration qui est le vieux système colonial qui continue de s’appliquer dans la plupart des pays du Sud, il est possible d’opposer la fabrication « par le bas » qui correspond à l’expérience historique de l’Europe de l’Ouest.

La fabrication (ou la « sécurisation ») de la propriété demeure une question lancinante dans beaucoup de pays du Sud. Mais en voulant la créer « par le haut », à travers des procédures administratives, plutôt que de la laisser s’établir « par le bas » en permettant aux situations de fait de se transformer en situations de droit, les pouvoirs politiques confortent leurs prérogatives et maintiennent dans l’insécurité juridique la majeure partie de la population.

Sur la plus grande partie de la planète, aussi bien dans les pays de l’ancien bloc soviétique qu’en Chine et dans la plupart des pays du Sud dits « en voie de développement », l’instauration d’un régime de propriété privé des sols est une question à l’ordre du jour. D’après l’opinion la plus largement répandue dans ces pays, l’instauration de la propriété doit passer par la création d’un cadastre. On croit, ou l’on fait semblant de croire, qu’il est indispensable que les limites des terrains soient parfaitement définies et que chaque nouveau propriétaire dispose d’un certificat officiel qui matérialise sa nouvelle qualité et garantisse ses droits.

Le but de cette réflexion est d’abord de montrer qu’une telle opinion ne correspond nullement à l’expérience historique : la borne n’a jamais créé le propriétaire et la propriété n’a pas toujours éprouvé le besoin de s’entourer de bornes. Il faut ensuite de mettre en évidence qu’elle ne correspond pas non plus à l’expérience contemporaine puisqu’on ne compte plus les pays où les tentatives successives de fabrication de la propriété à partir du cadastre se sont soldées par des échecs. Il est enfin nécessaire de comprendre pourquoi une telle opinion peut demeurer la thèse dominante alors même qu’elle est régulièrement contredite par les faits.

Dans beaucoup de pays, en particulier africain, mais aussi en Amérique latine, il faut bien admettre qu’après de nombreuses années d’efforts, et en dépit de l’aide internationale qui, dans ce domaine, est relativement importante et ancienne, la réalisation de ces fameux cadastres n’avance pas. Il faudrait aussi parler des nombreux pays où elle recule parce qu’une partie des mutations n’est jamais enregistrée et que les mises à jour ne sont pas faites. La « dérégulation foncière », c’est-à-dire le décalage entre la réalité et le droit, y progresse bientôt plus vite que la « régulation foncière » que l’on soutient par ailleurs à grand renfort « d’opérations pilotes » qui bénéficient d’une coûteuse assistance technique et monopolisent bien inutilement l’attention1. A force de vouloir en faire le préalable obligé à l’instauration d’une propriété sans tache, ce cadastre parfait et irréel a fini par devenir, dans de nombreux pays, le principal obstacle à la création pratique de ladite propriété.

Le scénario est partout à peu près le même. Sous prétexte de garantir parfaitement les droits du futur propriétaire, ces anciennes colonies et/ou anciens pays socialistes subordonnent l’instauration de la propriété privée au levé topographique et au bornage de chaque terrain, puis à l’enregistrement précis des droits de chaque nouvel attributaire, à la suite d’une procédure bureaucratique, destinée à vérifier qu’il n’existe pas d’autres droits concurrents, que ce terrain est ou va être bien utilisé et « mis en valeur » par son bénéficiaire, que ce dernier a bien les qualités requises pour être consacré « propriétaire », etc. Toutes les expériences montrent que ces dispositifs théoriquement destinés à contrôler la transformation de la propriété publique en propriétés privées ne font que renforcer les pouvoirs bureaucratiques sur le sol, à alimenter les clientélismes, à multiplier les passe-droits et, finalement, à entretenir dans l’insécurité juridique la grande masse des utilisateurs du sol.

Un espace n’est pas un objet

Pour discuter valablement de la manière d’établir la propriété privée du sol, sans doute est-il nécessaire d’avoir une idée claire de ce dont il s’agit. En France, nous sommes si bien habitués à l’idée que le sol soit un objet de propriété, qu’il s’agisse d’une propriété publique ou d’une propriété privée, que nous avons du mal à comprendre comment les choses se passent dans les pays où ce n’est pas le cas. Pourtant, autant la propriété d’un objet (une table, une chaise) est une idée simple et quasi universelle, autant la propriété d’un espace pose problème. Précisément parce que l’espace n’est pas un objet. On ne peut ni le prendre, ni l’emporter, ni le détruire. La fameuse définition pseudo-romaine de la propriété comme « usus, fructus et abusus » ne s’applique pas à un terrain. Les exemples qu’utilise Pothier (Pothier, juriste français « Traité du droit de domaine » 1777) pour illustrer sa notion d’ « abusus » (le propriétaire d’un tableau qui le barbouille ou d’un livre qui le déchire), montrent bien qu’ils ne sauraient s’appliquer à un terrain qui, lui, survivra toujours à son propriétaire. Personne n’est en mesure de posséder un terrain comme il possède un tabouret.

Sauf à confondre terrain et territoire, la propriété d’un terrain est finalement une notion juridique très abstraite. Quand on est propriétaire d’un terrain, on n’est pas propriétaire d’une chose, on est seulement propriétaire des droits qui peuvent s’exercer sur ce terrain. Définir la propriété foncière revient donc à définir les droits que l’on peut exercer sur le sol. Car il n’existe pas un seul pays au monde où le propriétaire a la faculté d’exercer tous les droits sur le sol (construire, chasser, déboiser, ouvrir une carrière, entreposer, pourquoi pas, des déchets atomiques, etc.). En France, il est même possible d’être condamné lourdement par un tribunal pour avoir cueilli des fleurs sur un terrain dont personne ne conteste par ailleurs que vous soyez le seul et légitime propriétaire, comme cela est arrivé à cet instituteur condamné à verser 13000 francs après avoir été surpris à cueillir chez lui des chardons bleus pour sa femme, fleuriste à Briançon 2.

A chaque pays sa définition

La propriété foncière n’est nulle part absolue. Cette propriété individuelle absolue sur laquelle les révolutionnaires français avaient fantasmé en 1789, pour faire contrepoids à la royauté absolue, a vite dû composer avec les contraintes de la vie en commun. Des lois successives ne tardèrent pas à réintroduire toute une série de règles limitant d’autant les marges de liberté du propriétaire. Aujourd’hui encore plus qu’hier, le développement des techniques et la capacité de nuisance qu’elles recèlent ont rendu partout nécessaire une limitation de plus en plus rigoureuse des possibilités d’usage d’un terrain par son propriétaire.

A l’origine, la propriété foncière n’a été que le droit de récolter ce que l’on avait semé. C’était un droit saisonnier, comme on en voit encore la trace dans nos anciennes coutumes où, passée la récolte, les terrains privés reviennent se fondre dans le territoire commun du village pour la vaine pâture. Actuellement, chaque pays a sa propre définition de la propriété. Il existe par exemple des pays où la propriété du sol comprend le droit de s’enclore et d’autres où la propriété ne comporte même pas le droit d’interdire la circulation d’autrui sur son terrain. Que l’on pense, en France, au droit de chasse qui peut être exercé par des tiers en dépit de l’opposition formelle des propriétaires des terrains.

Dans les pays industrialisés, il n’existe plus guère d’utilisation du sol qui ne soit subordonnée à une autorisation. L’autorisation de construire est exigée partout depuis longtemps. Mais c’est, par exemple, aujourd’hui le droit de cultiver qui tend lui-même à ne plus être automatiquement inclus dans le droit de propriété. Dans la communauté européenne, depuis cinq ans, il ne suffit plus d’être propriétaire d’une prairie pour pouvoir y élever une vache et produire du lait ; il est aussi nécessaire de disposer d’un quota laitier. Une prairie disposant d’un quota n’a plus du tout la même valeur vénale qu’une prairie sans quota.

Par ailleurs, les droits constitutifs de la propriété du sol peuvent, selon les cas, être répartis entre plusieurs titulaires. La propriété peut être partielle, plusieurs propriétaires ayant des droits différents sur le même espace, l’un ayant par exemple le droit de chasser, l’autre le droit de cultiver, un troisième le droit d’amener un troupeau lorsque la récolte est ramassée. Mais ce qui distingue radicalement les droits de propriété, qu’ils soient plus ou moins absolus ou relatifs, partiels ou globaux, d’avec un simple droit d’usage, le critère qui fait que l’on est « propriétaire » de son terrain et non pas simplement occupant, c’est qu’on dispose de la capacité de le céder. Je suis propriétaire d’un droit dès lors que je dispose de la possibilité de vendre ou de louer ce droit au plus offrant, ou d’en faire cadeau sans avoir à demander une autorisation à un tiers.

Ainsi, l’instauration dans certains pays d’une « propriété commerciale » au bénéfice du commerçant qui loue son magasin au propriétaire de l’immeuble dans lequel il se trouve, a débuté à partir du moment où une loi a autorisé le commerçant à vendre son droit de location sans avoir à en demander l’autorisation au propriétaire de l’immeuble, lequel ne possède plus que le droit de percevoir un certain loyer. On voit alors apparaître la superposition sur le même espace du propriétaire du commerce et du « propriétaire des murs ».

Un terrain, deux propriétés

Une autre décomposition de la propriété semble en train de s’opérer en France, bien qu’elle soit encore théoriquement illégale, celle de la propriété agricole. Une série de lois, depuis celle sur le statut du fermage en 1945, a si bien protégé le fermier contre le propriétaire de la terre (reconduction automatique des baux arrivant à leur terme, blocage et indexation de leurs montants) que, dans les régions de grande culture (Nord et Bassin parisien) où la petite propriété foncière contraste avec la grande taille des exploitations agricoles, le fermier est en train de devenir le quasi propriétaire et que les propriétaires fonciers dont il tient les terres qu’il exploite ne possèdent plus, en pratique, que le droit de percevoir un fermage dont le montant dépend d’arrêtés préfectoraux, sans qu’ils puissent songer à jamais récupérer les terres. Le fermier vend son exploitation à son successeur avec les baux qui y sont attachés et, même si ces « pas de porte » sont théoriquement illégaux, ils font l’objet de statistiques3, l’aide à l’installation des jeunes agriculteurs inclue leur financement et, en cas d’expropriation, ce sont bien deux indemnisations et non pas une qu’il faut verser, comme s’il y avait, désormais, deux propriétés superposées sur le même espace. Mutatis mutandis, on se dirige à nouveau vers une superposition de droit de même nature que celle qui existait sous l’ancien régime entre la « propriété directe » du seigneur foncier (qui ne lui donnait que le droit de percevoir des redevances) et la « propriété utile » du paysans, ces deux propriétés pouvant se vendre et se transmettre indépendamment l’une de l’autre.

De cette première approche conceptuelle de la propriété, retenons déjà deux conséquences.

L’expérience historique prouve que la création de la propriété n’a eu nul besoin d’un cadastre dans aucun des vieux pays européens. On peut même citer les cas de l’Angleterre qui ne possède toujours pas d’enregistrement cadastral des propriétés, à proprement parler, ou de pays comme la Grèce dont la majeure partie du territoire ne possède pas non plus de cadastre sans que cela empêche la propriété d’y exercer tous ses droits.

L’expérience française

Mais c’est peut-être l’expérience française qui montre de la manière la plus frappante que le cadastre n’a rien à faire avec la propriété. Dans ce pays où la propriété a été érigée en « droit de l’homme », au même titre que l’égalité, que la sûreté et que la résistance à l’oppression4, la sécurité des mutations avait été assurée dès 1771 par la création d’un « registre des Hypothèques », où devaient être enregistrées, pour leur donner date certaine, toutes les ventes, échanges ou créations de droits immobiliers, alors qu’à cette époque, le droit de propriété était lui-même fractionné, comme nous l’évoquions plus haut, entre les droits seigneuriaux (ou « propriété directe ») et les droits d’usage du sol (ou « propriété utile »).

Les révolutionnaires de 1789 n’ont pas eu besoin d’un cadastre pour instaurer le régime de propriété le plus absolu qui ait jamais existé. Il a suffi d’adopter une série de lois qui ont conforté les droits de l’usager du sol en supprimant les unes après les autres, en l’espace de deux ans, les contraintes, les redevances, les charges qui pesaient sur lui.

Jusqu’à faire de l’ancien usager du sol le citoyen-propriétaire, petit monarque de son terrain, sur le modèle fantasmé du monarque absolu que l’on était en train de renverser.

Tout au contraire, le processus révolutionnaire s’est accompagné de la destruction des cadastres privés qui existaient (il n’y en avait pas de publics), ceux qui avaient été établis par les principaux « seigneurs fonciers » pour mieux asseoir le calcul et la perception de leurs loyers. Ce fut d’abord un mouvement spontané, lors de mises à sac des archives des châteaux, repris ensuite par la loi elle-même qui ordonna, sous la contrainte de peines extrêmement sévères (mise au fer des contrevenants), que tous les cadastres subsistants fussent remis aux autorités pour être brûlés en place publique.

Ce n’est qu’une vingtaine d’années plus tard, à partir de 1807, que Napoléon ordonna la confection d’un cadastre général pour mieux asseoir la répartition des impôts fonciers. Il fallut plus de quarante ans pour réaliser le travail avec les moyens de l’époque… Sauf dans la ville de Paris où il ne fut même pas entrepris, et où il fallut attendre cent cinquante ans pour qu’il soit réalisé, dans les années 1980. L’absence de cadastre n’a pas non plus empêché que depuis une période immémoriale, les impôts fonciers (beaucoup plus lourds autrefois qu’aujourd’hui) soient levés régulièrement sur les utilisateurs et/ou propriétaires du sol. Mais ils étaient répartis sur des bases incertaines si bien que dans chaque commune, l’arrivée des géomètres et l’achèvement du cadastre était attendu comme le moyen d’assurer une meilleure justice fiscale entre les contribuables.

Fabrication par le bas

Il existe en définitive deux conceptions fort différentes de la propriété qui reposent sur deux modes de création distincts. Celui de la propriété fabriquée « par le bas » et celui de la propriété fabriquée « par le haut ».

1 - Le premier mode de fabrication de la propriété repose sur la loi et la prescription

Il consiste à conforter les droits des occupants du sol, à les affranchir des servitudes qu’ils subissent ou à leur reconnaître de nouvelles prérogatives. La loi (ou des lois successives) décide que tous les occupants de terrain dans telle ou telle situation disposent de tels ou tels droits, ou sont affranchis de telles redevances, ou de telles contraintes d’usage, ou de telle restriction à la cession de leurs droits. Puis, en cas de contestation, mais en cas de contestation seulement, c’est à chacun de s’appuyer sur des documents ou sur le témoignage des voisins pour faire confirmer devant un tribunal son droit d’occupant sur tel terrain particulier. Mais le juge n’acceptera d’entendre le plaignant que s’il apporte des preuves dont l’ancienneté ne doit pas excéder une certaine période. C’est le principe de la prescription.

La philosophie de la prescription est la pacification des rapports sociaux. Toute propriété repose à l’origine sur l’éviction, la force, la ruse, l’invasion, le passe-droit.

Chacun sait qu’avec les guerres, les déplacements de population, les exactions de toutes sortes, il n’y a pas un terrain dont le possesseur actuel ne risquerait de voir surgir le descendant proche ou lointain d’un ancien propriétaire injustement évincé. Le cas est particulièrement patent dans la plupart des pays où se pose le problème de la fabrication de la propriété. Mais la loi décide de refuser de le savoir et d’interdire au juge d’en connaître, pour ne regarder que la situation actuelle, pourvu qu’elle n’ait pas été contestée depuis un certain temps. Ce « certain temps » est le délai de la prescription. Il a beaucoup varié selon les pays et les époques. Dans la Rome ancienne, sous la République, il n’était que de deux ans pour les citoyens romains ; il suffisait d’avoir réalisé paisiblement deux récoltes sur un terrain pour en être reconnu propriétaire légitime. Au Moyen-Age, au contraire, il pouvait atteindre quarante ans ou même jusqu’à cent cinquante ans dans certaines provinces. Depuis le code civil, il est en France de trente ans pour tout ce qui concerne la propriété immobilière.

2 - L’autre mode de fabrication de la propriété est l’attribution d’un titre par l’Etat ou par toute autre autorité désignée par lui

C’est le mode qui a été utilisé de tout temps par les vainqueurs pour se partager les meilleures terres des vaincus. Sous l’Empire romain, c’était le système applicable dans les pays conquis. Encore aujourd’hui, on trouve des traces topographiques d’anciens cadastres romains en Espagne, en France ou au Maghreb alors qu’il n’y en a guère en Italie.

Création par le haut

A l’époque moderne, c’est le système qui a été mis en place dans toutes les colonies de peuplement où, après avoir effacé plus ou moins brutalement les droits des populations autochtones sous prétexte qu’ils n’étaient enregistrés nulle part, on enregistrait en bonne et due forme les droits que l’on attribuait aux nouveaux colons en commençant par les terres les plus faciles à exploiter. A quelques déguisements près, c’est encore le système qui sévit toujours dans un certain nombre de pays politiquement instables où chaque nouveau pouvoir partage les dépouilles du précédent en attribuant des terres pour nourrir un nouveau clientélisme sur les décombres de l’ancien.

A ces deux fondements de la propriété correspondent deux conceptions du cadastre.

Le cas particulier du livre foncier germanique est une variante du premier type dans la mesure où il n’est pas créateur de droits mais seulement fournisseur de preuves. Il correspond à une organisation administrative dans laquelle les services du Cadastre sont regroupés avec les services de l’Enregistrement des mutations et des hypothèques, tandis que dans le système français la preuve juridique d’une mutation est détenue en dehors du Cadastre, au service des Hypothèques. Il dépend aussi de l’existence ou non de l’obligation de borner les terrains.

Les anciennes puissances coloniales comme l’Espagne, le Portugal, la France, l’Angleterre, ou la Russie tsariste (cette dernière, de manière encore incomplète) avaient donc deux systèmes de législation foncière. L’un pour elles-mêmes, l’autre pour leurs colonies. Le système techniquement le mieux élaboré qui allait bientôt servir de modèle à tous les autres, fut le système Torrens, du nom de son auteur. Il n’est pas inutile d’examiner le contexte dans lequel il fut conçu en 1845 puisqu’il continue à être présenté comme modèle aux pays qui confondent cadastre et propriété. C’est en effet pour l’Australie que le colonel Torrens mis au point son système. Dans un tel pays, il était particulièrement facile pour l’armée coloniale britannique de faire table rase de tous droits d’occupation antérieure. Les aborigènes australiens, peu nombreux, n’avaient même aucune existence légale, pourrait-on dire, puisqu’ils ne sont devenus citoyens australiens que depuis 1967, et que la Cour suprême a attendu le 31 décembre 1993 pour les reconnaître « premiers occupants » de l’Australie.

Découpage sur plan

Dans l’esprit du colonisateur du XIXe siècle, il s’agissait donc de découper une terre inoccupée et vierge de droits et de la distribuer aux nouveaux arrivants. Le découpage était le travail du cadastre, l’autorité coloniale présidait aux attributions à chaque arrivage d’immigrants et l’inscription au livre foncier du nouveau colon valait titre de propriété. Lorsque la terre changeait de main, il suffisait alors de faire porter la mutation dans le registre qui demeurait ainsi la preuve juridique de la propriété dont le nouveau propriétaire recevait une copie. Il s’agissait là de la rationalisation d’une pratique déjà utilisée ailleurs, en particuliers aux Etats-Unis. Les terres débarrassées des indiens avaient été découpées et attribuées, sur plan, à leurs nouveaux propriétaires, d’où cette topographie rectiligne semblant sortir tout droit de la table à dessin qui surprend tant le visiteur européen. Mais la répartition des lots ne s’était pas faite sans désordre ni violences, comme nous le montrent des centaines de westerns et, aujourd’hui encore, la sécurité juridique des propriétés n’y est pas complètement assurée. Le système Torrens venait donc utilement mettre de l’ordre dans les pratiques coloniales.

A de faibles variantes près, le système du colonel Torrens fut adopté aussi dans les colonies comme le Maroc, où subsistait une ancienne propriété indigène antérieure à la conquête coloniale, car il permettait de remettre tous les compteurs à zéro au bénéfice du nouveau pouvoir qui avait ainsi toute latitude pour décider au cas par cas de ceux des anciens droits qu’il allait reconnaître ou au contraire réduire à néant. Méthode très efficace pour s’attacher l’appui d’une partie de la population et s’en servir pour contrôler l’autre.

Lors de l’accession de ces pays à l’indépendance, les nouveaux pouvoirs nationaux conservèrent le système en le faisant fonctionner très rapidement à leur profit, ce qui est facile à comprendre.

Il est plus surprenant de constater que non seulement la situation n’a pas évolué depuis les indépendances, mais que les experts internationaux s’accordent généralement à préconiser la généralisation du système dans tous les pays où l’appropriation privative des sols est peu ou mal assurée. Alors même que certains de ces pays offrent l’exemple de situations où depuis trente ou quarante ans, on est théoriquement en train de créer un cadastre destiné à instituer la sécurité juridique de la propriété, à grand renfort d’aides internationales, sans que le système semble véritablement implanté en dehors des beaux quartiers des capitales, sinon de manière sporadique dans les quartiers « recasés » où l’on déplace les habitants d’un ancien quartier « informel », selon les expressions qui prévalent en Afrique, souvent avec une aide internationale.

L’expert et le politique

La survivance d’un tel aveuglement repose sur la convergence fortuite des points de vue de deux catégories d’acteur en cause. D’une part les techniciens des organismes de coopération internationale qui pensent, à juste titre (croyons-nous), qu’une meilleure assise de la propriété privée serait favorable au développement économique du pays, lorsqu’ils sont confrontés à ce type de problème, ne peuvent pour autant proposer que des solutions techniques. Ils ne veulent ni ne peuvent s’immiscer dans les affaires (combien sensibles !) de politique intérieure du pays où ils travaillent. Or le cadastre est, par excellence, une solution technique, qui peut passer pour politiquement neutre. Il est difficile à un expert de suggérer un changement radical du régime de propriété. Par contre, lorsqu’il préconise l’implantation d’un cadastre, il lui est facile de calculer le nombre d’ordinateurs nécessaires, de lister les matériels à importer, les missions de photographier aérienne à prévoir, d’établir un calendrier avec des variantes, de concevoir un programme de formation des futurs techniciens, de proposer un organigramme, d’imaginer des montages financiers. Bref, il peut produire un bon rapport qui sera la preuve de son savoir-faire, avec des chiffres et des échéances. Et ce n’est pas son problème si quasiment le même rapport a déjà été produit quelques années avant par une précédente mission d’étude dont plus personne ne se souvient.

D’autre part, les administrations en place comprennent vite tout le profit qu’elles peuvent tirer d’un processus d’instauration de la propriété par leurs soins. Le pouvoir ainsi conféré de décider qui sera enregistré comme propriétaire, dans quels délais, et qui ne le sera pas, est considérable. Il procure à ceux qui l’exercent une prérogative qui trouve généralement sa traduction pécuniaire. Mais cette prérogative risque de leur échapper dès que la propriété devient irrévocable. Elles agissent donc, comme instinctivement, pour que le processus soit interminable. Sous prétexte (dans le meilleur des cas) de mieux vérifier les éventuels droits des tiers, de mieux contrôler les justifications de chaque demandeur à l’obtention d’un titre de propriété, de faire respecter une meilleure égalité de traitement entre les citoyens, de calculer la surface exacte du terrain en cause, on inventera au fil des ans toute une procédure, généralement fort coûteuse, avec même souvent une période de mise à l’épreuve destinée à s’assurer que le candidat propriétaire fait bien de son terrain (qualité de la construction ou mise en valeur agricole) ce pour quoi il avait demandé un titre de propriété.

Il arrive que le parcours d’obstacle soit si bien organisé que pratiquement aucun candidat ne puisse l’effectuer avec succès sans obtenir un passe-droit. Solution qu’avec un peu de cynisme, l’observateur extérieur est d’ailleurs tenté de considérer comme un moindre mal, par où il faut passer pour en finir avec l’insécurité juridique. Jusqu’à ce que, pour « moraliser » la situation et mettre un terme aux « abus », un nouveau pouvoir ne vienne remettre en cause les droits attribués par le pouvoir précédent, et que le l’interminable processus d’attribution de la propriété ne reparte pour un tour.

Paralysie africaine

Prenons l’exemple du Gabon. A l’indépendance, le jeune Etat hérite de la propriété du « domaine » colonial, c’est-à-dire 99 % du territoire où vit, sans droits reconnus, 99 % de la population. Il dispose, a priori, de multiples atouts par rapport aux autres pays de la région pour établir plus rapidement qu’ailleurs la propriété privée du sol, c’est-à-dire pour mener à bien son processus de « régularisation foncière » selon l’expression consacrée qui sous-entend que le gros de la population vit en situation irrégulière sur son propre sol :

Cependant, lorsqu’on examine la situation, on découvre que, dans ce pays d’un million d’habitants dont 400.000 se concentrent dans la capitale (Libreville), il n’existe encore que 10 500 titres fonciers. Le premier a été attribué en 1902 ; il y en avait un millier au moment de l’indépendance et, depuis, après une période de légère accélération, le rythme de fabrication de la propriété est retombé à moins de 100 titres fonciers par an.

Les cent cinquante fonctionnaires du cadastre n’ont pourtant pas d’autre mission que de contribuer à ce processus, le cadastre ne servant ni à lever un impôt, ni même à entretenir la connaissance des changements d’appropriation du sol (les mutations ne sont pas reportées au Cadastre mais seulement enregistrées auprès de la Conservation foncière).

Population condamnée à l’illégalité

On aurait pourtant tort de mettre en cause l’inactivité ou l’incapacité des fonctionnaires gabonais. La cause de la paralysie est à rechercher ailleurs, dans le système foncier lui-même.

A force de « perfectionner » la procédure d’attribution des terrains, celle-ci est en effet devenue proprement impraticable. Elle se décompose au total en 134 opérations administratives élémentaires à en croire un ancien rapport sur l’informatisation du cadastre. Celui-ci ayant été amené à décomposer l’ensemble du processus, n’y voyait d’ailleurs qu’un argument supplémentaire justifiant un besoin d’informatisation, sans commencer par se demander si une telle procédure était bien raisonnable.

Après avoir jeté son dévolu sur un terrain qui lui semble « libre » d’occupation (ou payer ce qu’il faut pour le libérer), le requérant s’adresse à l’administration qui doit faire la reconnaissance du terrain désigné, en dresser un plan au 1/500e et le borner, mettre en œuvre une procédure « d’attribution provisoire » avec affichage sur le terrain de la demande d’attribution, délivrance d’un certificat d’affichage, rédaction d’un procès-verbal de non-opposition après un nouveau transport sur les lieux, réunion d’une commission d’attribution, etc. Au terme de cette première procédure, le requérant dispose de deux ans (prorogeable une année en payant une taxe supplémentaire) pour « mettre en valeur » le terrain, c’est-à-dire, s’agissant d’un terrain urbain, le construire en dur. Une simple viabilisation du terrain ou une construction avec des matériaux légers ou traditionnels ne sont pas considérées comme des « mises en valeur » suffisantes pour justifier l’attribution de la propriété.

Lorsque la construction est achevée, l’administration doit procéder à la vérification de la mise en valeur et engager une seconde procédure dite « d’attribution définitive » qui inclura en particulier un second bornage rectificatif (au cas où le premier aurait été perturbé lors des travaux de construction) et le recours à un décret en conseil des ministres. Une troisième procédure peut alors aussitôt commencer, de nature judiciaire cette fois, pour transformer l’attribution définitive en immatriculation à la Conservation foncière avec délivrance d’un titre foncier. Tant que ce document n’est pas obtenu, l’attributaire ne peut pas vendre légalement son terrain puisqu’il ne dispose que d’un droit personnel d’occupation d’un terrain censé être la propriété inaliénable de l’Etat.

Cette construction juridique sophistiquée et sourcilleuse a pour premier effet pratique de condamner les neuf dixièmes de la population à l’illégalité. Un citoyen de base, même un peu fortuné, ne dispose d’aucun moyen légal pour acheter régulièrement un terrain libre et investir sans crainte ses économies dans la construction d’une maison. En entretenant une insécurité juridique qui ne profite en définitive à personne, on détourne les capitaux disponibles de l’immobilier.

Qui possède le sol russe ?

Une situation à l’africaine menace à son tour la Russie, tous les ingrédients du scénario étant en train de se mettre en place : nouveaux pouvoirs politiques locaux s’érigeant tout d’un coup en gardiens de l’ancienne propriété socialiste et créant des procédures pour la distribuer en demandant pour ce faire l’assistance technique internationale à la création d’un cadastre moderne. Dire que la Russie doit faire de la réalisation d’un cadastre le préalable à la privatisation des sols, c’est accepter la perspective d’une longue période de confusion. Dans le meilleur des cas, une quinzaine d’années seront nécessaire à son établissement et vraisemblablement bien davantage. C’est surtout faire semblant de croire qu’il n’y existe aujourd’hui aucun droit sur le sol et que la propriété de l’Etat soviétique n’était pas une fiction juridique mais bien une réalité.

La Russie n’est pourtant pas l’Australie, peuplée de rares bandes d’aborigènes chasseurs et cueilleurs. L’espace russe est depuis longtemps morcelé, cultivé, occupé et mis en valeur par toute une population qui dispose, de fait, de multiples droits d’usage, au bénéfice d’individus ou de groupes d’individus. Déjà sous le régime soviétique, ces droits d’usage (occupation à vie d’un logement dont le loyer était inférieur aux charges, disposition définitive d’un jardin, participation à un collectif d’exploitation d’une terre), même s’ils ne s’appelaient pas « propriété » procuraient des avantages bien réels à des bénéficiaires qui avaient eu beaucoup de mal à l’obtenir. Même si théoriquement le sol relevait depuis 1928 de l’unique propriété de l’Etat, cette propriété fictive n’empêchait nullement que ce soit tel individu plutôt que tel autre qui dispose de tel jardin familial, de telle petite datcha de vacance, avec sur les terrains environnant des « servitudes d’usage éternel », selon l’expression russe, qui n’avaient de différence avec la véritable propriété que l’impossibilité de la vendre. Il existait aussi de plus vastes domaines que certain « coopérateurs » avaient pu se faire attribuer dans la période de la pérestroïka, ces « coopératives » ne cachant qu’un entrepreneur actif et des prêtes noms.

Arbitraire et passe-droit

Les logements eux-mêmes, attribués pour un loyer tout symbolique, constituaient de facto des rémunérations en nature, ni mieux ni moins bien acquises que n’importe quelle rémunération en numéraire, avec des différences de qualité et de localisation reflétant les différences de revenus… Imagine-t-on, sous prétexte que leurs occupants n’ont pas le titre de « propriétaire », une seconde fois, « du passé faire table rase » comme disait la chanson ? Ne s’agit-il pas au contraire de transformer, le plus rapidement possible, les situations acquises « de fait » en situations « de droit » afin de mettre en route une économie de marché sur des bases claires, plutôt que de maintenir tout le monde dans l’incertitude et le trafic des influences ? Par la seule vertu d’une loi, autorisant la vente libre des droits d’occupation actuels, il est possible de transformer tous ces occupants en propriétaires. Il est tout au moins possible de les rendre propriétaires de leurs baux (concept anglais de leasehold) si l’on souhaite préserver l’idée que la collectivité en garde la nue-propriété (concept anglais de freelhold). Pourquoi vouloir procéder à la délivrance à chacun d’un certificat de propriété à la suite d’une enquête administrative qui ne peut, en réalité, qu’introduire une marge d’arbitraire et de passe-droit supplémentaire. D’autant que tous ces logements de l’Etat, toutes ces « servitudes d’usage éternel », faisaient déjà l’objet de descriptions précises dans les « Bureaux Techniques de l’Inventaire » avec des petits plans jaune au 1/500e lorsqu’il s’agissait de terrains, plans très semblables aux petits plans que reçoivent au Gabon les bénéficiaires d’une « attribution définitive », avec dans les deux cas l’interdiction de vendre pour empêcher l’apparition d’un marché libre qui ruinerait le pouvoir de l’administration.

Au lieu de quoi différentes « commissions » de la réforme foncière, émanant parfois d’administrations concurrentes, se sont mise en place pour procéder souverainement à la répartition de la « propriété de l’Etat » et font appel à l’aide internationale pour obtenir les fameux ordinateurs sans lesquels l’établissement de la propriété privé leur semble impossible à mener. Va-t-il falloir numériser la Sibérie ? Le marché est prometteur pourvu que quelqu’un accepte de payer et beaucoup de marchands de cadastres sont sur les rangs.

Faut-il numériser la Sibérie

A Saint-Pétersbourg, les premiers titres de propriété attribués « selon le système Torrens », avec l’aide d’ordinateurs suédois, ont commencé à être distribués il y a un an. Mais lorsqu’on examine de plus près les terrains dont il s’agit, on découvre malheureusement que les premiers privatisés sont, pour la plupart, ceux qui faisaient l’objet de contentieux. Des constructions individuelles avaient en effet été édifiées il y a déjà un certain temps, sur un site boisé en bordure d’étangs, contre l’avis du service de l’urbanisme qui voulait obtenir leur démolition pour aménager un parc périurbain. Les occupants avaient donc hâte de consolider leur situation encore précaire en obtenant une privatisation. Comme nous le disait un géomètre de Riazan, une ville à 200 km à l’Est de Moscou, « la Russie est grande mais le monde est petit ».

Alors que la Russie s’engageait dans une sorte de privatisation hors marché5, la Chine avait adopté depuis plusieurs années une voie diamétralement opposée, celle du marché sans privatisation. Quelle différence y a-t-il en effet, entre un pays où les terres appartiennent à l’Etat qui les loue à ceux qui les utilisent, et un pays où les terres appartiennent à des particuliers qui paient un impôt à l’Etat ? Aucune, pourvu que les locataires des sols aient le droit de vendre librement leurs titres de location.

Les Chinois l’ont bien compris et, après avoir payé très cher le prix de l’idéologie, ils ont adopté ce compromis pragmatique. Tout en faisant semblant de respecter le sacrosaint principe « marxiste »de la propriété publique des sols, le gouvernement chinois a engagé une politique de mise à bail des terrains urbains.

Pragmatisme Chinois

La première expérience a commencé en 1982 à Shenzhen, près de Hong-Kong et a été progressivement étendue. Depuis 1991, le système est général. La durée des baux, d’abord de 20 ans, est passée à 40 ans pour la réalisation d’immeubles de bureaux et commerces, à 50 ans pour les usages industriels et à 70 ans pour l’usage résidentiel. Le projet de construction doit en effet être défini très précisément dès la signature du bail ce qui constitue apparemment une contrainte pour l’investisseur, mais aussi surtout une garantie, toutes les autorisations étant ainsi obtenues par avance. Un super certificat d’urbanisme en quelques sortes. En fin de bail, la collectivité récupère le terrain ainsi que la construction qui est dessus. Le système est donc extrêmement proche du « bail à construction » qui avait été introduit dans notre législation en 1964. D’abord accordé par négociation au coup par coup, les baux tendent maintenant à être mis en adjudication, et ils font ensuite l’objet d’un marché actif, très spéculatif.

Bien que la sécurité juridique soit encore loin d’être assurée (certains investisseurs étrangers risquent d’avoir de mauvaises surprises), le dynamisme du marché immobilier, rendu possible par ces baux négociables est extraordinaire. Rien à voir avec la Russie où l’on a voulu créer la pleine propriété tout en interdisant la vente des terrains. Dans toutes les villes, l’activité de la construction bat son plein. Et les employeurs sont invités à y participer à travers un système de « 1 % » patronal qui ressemble à son cousin français, avec cette petite différence près qu’il n’est pas de 0,5 % mais de 8 %.

La valeur du sol se mesure plus à ses droits qu’à sa surface Une attention particulière doit en effet être apportée à cette même volonté technicienne qui sévit dans tous les pays, de pousser toujours plus loin le degré d’exactitude de la connaissance des limites d’un terrain, au fur et à mesure que le développement des moyens de mesure le permet, sans se demander si ce qu’il en coûte est en rapport avec l’utilité supplémentaire que cela présente. Une simple règle de bon sens devrait être, par exemple, de ne pas chercher une exactitude supérieure, à partir du moment où le coût de la mesure dépasse la valeur de la surface litigieuse. Il est pourtant fréquent de voir proposer dans des pays à faibles ressources, des systèmes sophistiqués de repérage satellite des mesures topographiques, de numérisation des plans cadastraux et de superposition de multiples bases de données géographiques qui ne sont même pas en usage dans les pays qui fabriquent le matériel nécessaire, alors que le terrain qui y est pourtant considérablement plus cher, devrait justifier qu’on prenne plus de soin à le mesurer.

Une définition claire des droits

Beaucoup plus que par une exacte définition des limites d’un terrain, la sécurité juridique du droit de propriété passe, dans nos sociétés modernes, par une claire définition des droits d’utilisation attachés à chaque espace. Il n’est vraiment pas très grave de découvrir, après avoir acheté un terrain, qu’il ne faisait pas exactement les 5012 m2 que l’on croyait, mais qu’il en a seulement 4900 m2. La vente ne doit pas pouvoir être annulée pour un tel motif. Par contre, si ce même terrain a été acheté en croyant y disposer d’un droit à bâtir une construction de 10000 m2 de plancher, puis que l’autorité municipale change d’avis et refuse d’accorder un droit de construire de plus de 5000 m2, c’est toute l’économie du projet et la raison d’être de l’acquisition qui se trouve brutalement remise en cause. Aujourd’hui, la valeur économique d’un terrain dépend beaucoup plus de la définition précise des droits qui lui sont attachés que de la géométrie de son exacte délimitation au centimètre près.

Depuis l’Egypte des pharaons, les géomètres ont été de précieux auxiliaires pour la levée de l’impôt, mais la création ou même la conservation de la propriété ne relève nullement de la géométrie ni de la topographie. C’est une affaire politique et juridique.

Dans un pays sortant d’une propriété administrative des sols, pour raison soit de colonialisme, soit de socialisme, soit les deux à la fois, on peut certes rêver de distribuer à chaque citoyen une part égale du démembrement de l’ancienne propriété étatique, une même valeur de logement et une égale surface de terrain. Mais l’expérience prouve que ce n’est là qu’un prétexte pour maintenir les contrôles bureaucratiques, interdire toute relation économique en dehors d’un contrôle de l’administration qui cherche à sauver son pouvoir.

Vouloir remettre à une administration de l’Etat le soin de créer la propriété privée en distribuant la propriété de l’Etat est illusoire. Un tel système n’a jamais bien fonctionné que dans les « pays neufs », c’est-à-dire dans les anciennes colonies de peuplement (Etats-Unis, Australie, etc.) où il s’agissait de répartir les terres entre les nouveaux arrivants, après en avoir refoulé la population indigène.

Il faut admettre, parce que c’est vrai, que, dans un premier temps, la propriété est essentiellement injuste et brutale. Mais la répartition des droits d’usage existant de fait sur les terrains ou les logements dans un pays sans propriétaire, est aussi injuste. La transformation des situations de fait en situations de droit maintiendra donc l’injustice, ni plus, ni moins.

Mais alors, à quoi sert la propriété ? La réponse est évidente, même si elle semble paradoxale, lorsqu’on compare de l’intérieur des pays avec et sans propriété. La propriété est tout simplement une machine à faire produire les propriétaires. Son seul mérite est d’être efficace en termes économiques, en sécurisant l’investissement, pas tant l’investissement financier (qui supposerait l’existence de capitaux), que l’investissement de sa propre énergie. Mais la propriété, avec ses inégalités, n’est pas le fin mot de la vie en société. La fiscalité est là pour faire payer les mieux lotis au profit des mal lotis et rétablir pour partie l’équilibre.

La fiscalité conforte la propriété

Dans la période de fabrication et de consolidation de la propriété, en dehors de cette fonction d’équité, la fiscalité foncière a deux autres grands mérites. Elle a d’abord une utilité d’ordre juridique car elle solidifie les preuves de la propriété (« je suis bien moi le propriétaire du terrain puisque je paie l’impôt ») et l’histoire montre que ce sont souvent les redevances foncières qui ont fabriqué les nouveaux propriétaires à partir des anciens redevables. Elle a ensuite un mérite d’ordre économique car elle provoque une meilleure allocation des terrains (« je ne peux pas rester longtemps propriétaire d’un terrain dont je n’ai rien à faire s’il me coûte de l’argent chaque année »). Il n’y a pas de propriétés à l’abandon dans les pays à forte fiscalité foncière.

1 Voir par exemple les deux articles de Michel Prouzet sur l’opération Dalifor en périphérie de Dakar in Etudes Foncières numéros de septembre 1992 et juin 1994.

2 Joseph Comby, « L’impossible propriété absolue » in « Un droit inviolable et sacré » (ADEF, 360p., 1991

3 Cf Denis Barthélemy, « Les pas de porte en agriculture », in Etudes foncières numéros 8 et 32.

4 Article 2 de la déclaration des droits de l’homme, à ne pas confondre avec l’article 17, plus souvent cité, pour exalter la propriété, bien que sa fonction soit d’instituer le droit de l’expropriation.

5 (Cf. « privatisations hors marché » in Etudes foncières, juin 1992)