Vers de nouvelles donnes socio-politiques dans les villes?
Discussions, confrontations et négociations entre acteurs publics et privés
Claude Jacquier, 2010
Les recherches sur la gouvernance ne font pas explicitement de la question de la démocratie un thème majeur de leurs analyses alors que cette thématique est au cœur des débats urbains contemporains. Et pourtant, en bousculant le champ où opèrent des autorités publiques et en introduisant des possibilités de discussions, de confrontations et de négociations entre acteurs publics et privés, la gouvernance offre la possibilité de nouvelles donnes socio-politiques dans les villes. Peut-on dire, cependant, que l’on a pris la pleine mesure de ces transformations et qu’on les a suffisamment examinées dans toutes leurs conséquences et leurs dérives possibles. En s’édulcorant quelque peu, en passant du gouvernement à la gouvernance, le pouvoir politique et ses manifestations n’ont pas pour autant disparu. L’assouplissement des frontières et des contraintes ne signifie pas en effet, et pour autant, l’émergence d’un monde moins autoritaire, moins discriminant et plus civilisé. En revanche, on peut se demander si la multiplication et la généralisation de ces diverses formes de gouvernance ne signifient pas une complication accrue des procédures et une perte de contrôle plus grande de la part des citoyens sur la sphère politico-administrative ?
Dans les formules contractuelles qui associent l’Etat aux collectivités territoriales et les instances publiques aux acteurs privés, où se situent désormais les vraies responsabilités politiques ? N’y a-t-il pas là une dissolution dommageable des responsabilités, déjà perceptible en de nombreux domaines, notamment avec la multiplication des formes contractuelles ? Que deviennent, dans ces conditions, les principes d’imputabilité et d’évaluation (accountability) ? Finalement, le gain par rapport à un pouvoir moins monolithique dans le domaine de l’élaboration des décisions et la flexibilité dans l’application des règles ne se paie-t-il pas d’une perte pour les citoyens en matière d’accès aux services et aux voies de recours possibles ?
En fait, les approches de la gouvernance ont tendance à expulser la question de la conflictualité des acteurs au profit de logiques plutôt consensuelles comme le laisse entendre la notion de partenariat. C’est ce que souligne Rob Atkinson : « Une gouvernance couronnée de succès suppose l’existence d’un accord intersubjectif poussé assez loin, ainsi que la marginalisation sinon l’exclusion d’intérêts et de groupes potentiellement perturbateurs, ou bien que ces intérêts et ces groupes soient convaincus d’accepter les limites et les buts de cette gouvernance, tels que les déterminent les groupes dominants1».
Vieille question propre aux débats sur la souveraineté, à savoir le consentement des sujets. En mettant en avant la négociation entre acteurs, la gouvernance ne met pas véritablement en évidence le fait que cette rencontre des intérêts ne va pas de soi et que, lorsqu’elle aboutit à un accord, compte tenu de son mode d’élaboration (exclusion de certains intérêts), elle ne participe pas nécessairement à la construction d’un «intérêt général». Par ailleurs, élargie à d’autres entités que le seul pouvoir politique légitime, la gouvernance est détentrice d’un pouvoir politique renforcé (légitimation partielle par les acteurs participants au tour de table) qui s’impose aux acteurs exclus sans possibilité pour ceux-ci d’en limiter les prérogatives, sauf à constituer des partenariats alternatifs et concurrentiels. Or, peut-il en être vraiment ainsi, compte tenu de l’asymétrie des forces en présence ? Dans certains cas (partenariats construits aux frontières de la puissance publique), les mécanismes de la gouvernance peuvent même confier à des acteurs organisés en lobby des prérogatives de puissance publique alors que ceux-ci n’ont aucun titre pour y prétendre.
Portée en partie par la vague économique néo-libérale, cette conception renouvelée du gouvernement local n’a guère laissé de place aux principes de base prônés, eux, par la doctrine politique libérale, à savoir la protection des intérêts particuliers face à la toute puissance des pouvoirs publics ou privés qui dès lors peuvent se révéler proliférant. Elle ne l’a fait, ni par la voie de la limitation des domaines d’intervention, une des voies possibles tracée par la doctrine politique libérale car ce mode de «gouvernement» ignore, par nature, les frontières, ni par la seconde voie, celle de l’équilibre des pouvoirs et des contre-pouvoirs. Là encore, en favorisant la construction de partenariats entre les acteurs publics et les acteurs privés, la gouvernance interdit, semble-t-il, d’opposer «l’ambition à l’ambition», un principe cardinal mis en avant par les pères fondateurs de la doctrine libérale.
Par ailleurs, la gouvernance urbaine et ses multiples configurations d’acteurs ne prend guère en compte la question de la démocratie dans trois domaines où, dans les villes, elle a tendance à souffrir d’insuffisances chroniques dommageables pour le dynamisme européen : la sous-représentation politique des urbains (la démocratie participative apparaissant comme le palliatif d’un problème que les partis politiques ne veulent ou ne peuvent pas aborder), la sous-représentation des femmes et la sous-représentation ou la non représentation des étrangers non communautaires. La gouvernance urbaine ne peut guère apporter de réponses à ces défaillances qu’elle n’a pas engendrées mais à l’heure des débats sur une possible relance d’une Europe politique la gouvernance n’est-elle pas une opportunité pour tenter d’innover en ces domaines. En premier lieu, ne conviendrait-il pas de réformer les mécanismes de la démocratie représentative ou de délégation en rétablissant l’équilibre en faveur des territoires urbains, en faveur des femmes qui jouent un rôle de plus en plus important dans les territoires les plus touchés par les mécanismes de fragmentation urbaine, et en faveur des populations étrangères non communautaires qui y résident principalement et dont l’Europe et sa démographie vieillissante aura de plus en plus besoin. De manière analogue, ne conviendrait-il pas de rétablir la transparence dans les affaires publiques et les mécanismes de contrôle des processus de décision en renforçant la séparation des pouvoirs au niveau local et leur équilibre ainsi qu’en simplifiant et en clarifiant les responsabilités entre les échelons politiques (subsidiarité).
Cela étant dit, on peut cependant se demander si les formes de gouvernance dans le cadre d’une évolution vers des économies de services et de l’immatériel n’offrent pas une voie possible à l’émergence de pratiques de démocratie participative d’une autre nature. La démocratie participative pose problème en ce qu’elle n’est plus tellement aujourd’hui l’objet de revendications comme ce fût le cas, il y a quelques décennies où le thème de la participation (l’empowerment) en tant qu’accès et partage du pouvoir politique était plus porté en étendard qu’un objet concédé, voire octroyé et instrumentalisé pour d’autres fins par les pouvoirs en place. Compte tenu des mécanismes de fragmentation sociale et spatiale à l’œuvre dans toutes les métropoles et régions urbaines, cette offre participative embraie mal sur des populations et des groupes sociaux qui s’organisent d’une autre manière, à travers un certain nombre de réseaux en voie d’expansion souvent stigmatisés (réseaux communautaires, religieux, intégristes ou encore mafieux ce que je qualifie d’économie de braconnage) mais des réseaux qui reposent aussi sur des mécanismes de solidarité primaire, des liens de solidarité de proximité qu’il faudrait un peu mieux prendre en compte (Peter Marden).
Il semble nécessaire d’aller plus loin en réfléchissant à cette généralisation de la co-production des biens et des services, des activités et des informations dans les sociétés contemporaines. Aujourd’hui, la plupart des services dits aux usagers, aux clients, aux ayant-droits, aux consommateurs sont des services qui nécessitent la participation active de ceux-ci pour exister. Si l’on parle de «gouvernance», c’est précisément parce que l’acteur «gouvernement» qu’il soit étatique ou local n’est plus en mesure de gouverner seul (s’il l’a été un jour) et qu’il doit composer et coproduire avec d’autres acteurs et partenaires. Cela suppose bien évidemment la conduite de processus et de procédures capables d’intégrer des actions (en associant nécessairement une grande diversité d’acteurs) et de gouverner les interfaces. En quelque sorte, il s’agit de gouverner des réseaux.
Nul doute qu’en la matière, la démocratie représentative seule, compte tenu des insuffisances soulignées plus haut, est d’une efficacité limitée. Plutôt que de recourir à la notion de démocratie participative, il faut examiner ce que pourrait être une démocratie qu’à défaut de qualificatifs plus appropriés on appellera… démocratie contractuelle. Il ne s’agit pas ici de substituer les formules conventionnelles aux principes d’élaboration démocratique des décisions mais bien de voir comment ces formules peuvent féconder les approches démocratiques à un moment privilégié où, à l’échelle européenne et mondiale, on assiste à une modification profonde des frontières entre les champs de compétence et de pouvoir. Il s’agit de trouver une forme démocratique adéquate et efficace capable aussi d’inscrire les transformations qui ont cours dans nos sociétés pour donner toute leur place aux acteurs qui occupent ce territoire des frontières où s’invente la ville.
1 ATKINSON Rob. Les aléas de la participation des habitants à la gouvernance urbaine en Europe, Les Annales de la recherche urbainen° 80-81, 1998 pp. 75-83, p. 75.
Sources
Communication de Claude Jacquier présentée lors du colloque « Vers une Nouvelle Gouvernance des Territoires » organisé le 15 septembre 2008 à Reims par J-M Beaupuy, président de l’intergroupe Urban-Logement au Parlement européen.
To go further
Un article sur le pouvoir des acteurs de Léa Sébastien