Gazra et Kebba : deux désignations de l’habitat populaire “informel”
Nouakchott, MAURITANIE
Philippe TANGUY, 2014
Centre Sud - Situations Urbaines de Développement
Cette fiche propose un aperçu des deux types de production urbaine périphérique à Nouakchott : d’une part, la relégation d’habitat précaire en périphérie et, d’autre part, l’appropriation illégale de terrains.
Durant les premières années d’existence de Nouakchott, la capitale mauritanienne, la distinction ville légale-ville illégale ne peut absolument pas faire sens pour des nomades récemment sédentarisés ; et les autorités, n’ayant pratiquement aucune conscience de l’ampleur du débordement urbain et de ses conséquences, ne peuvent alors se référer à une telle dichotomie. De ce fait, l’origine des quartiers irréguliers à Nouakchott ne réside ni dans la transgression d’une norme, ni dans son détournement. Mais, du fait des évictions récurrentes conduites par les autorités, des revendications, formulées par les habitants pour bénéficier des attributions ou des opérations de régularisation, émergent peu à peu. Ainsi, à l’indifférence originelle éprouvée par les Mauritaniens à l’égard du foncier en général - et des quartiers irréguliers en particulier –, succède l’instrumentalisation quasi-généralisée.
Deux termes sont employés par la population pour désigner les “quartiers périphériques” marqués par un mode d’appropriation spécifique, distinct de l’urbanisation légale.
Le premier est celui de kebba ; le second, gazra est plus récent et traduit un rapport à l’espace différent.
La forme première : la kebba
Le terme kebba est formé à partir du verbe kebb, qui signifie “verser” ou “jeter” - comme on jette les ordures. Trois temps peuvent être distingués dans l’émergence et l’évolution de ce terme. La première phase peut être qualifiée de “temps mythique” : les kebba en tant que forme et occupation urbaines n’existent pas encore en tant que zones habitées. Avant même d’être occupées par des tentes et des baraques en bois, ces zones périphériques étaient déjà identifiées par le terme de kebba, entendu ici au sens de dépotoir.
Dans un second temps, le mot kebba - en tant que mode d’occupation - émerge véritablement sur la scène sociale après que les autorités, en 1971, eurent interdit et “déguerpi” les campements interstitiels de la zone urbanisée, pour les rejeter en dehors, là où, précisément, sont déversées les ordures. Rien ne distingue ainsi, à cette époque – si ce n’est une densité d’occupation plus forte -, une kebba d’un immense campement, puisque deux tiers de ses habitants résident sous la tente.
Dans un troisième et dernier temps, le terme de kebba exprime, pour les Nouakchottois dans leur ensemble, des connotations négatives. En effet les opérations de “déguerpissements” ainsi que les destructions manu militari des embryons de constructions en dur dans les kebba étant réitérées au fil des ans, le terme kebba a progressivement acquis une connotation stigmatisante. Le terme est désormais utilisé pour désigner d’anciens quartiers périphériques, d’ « émanation populaire » (Deboulet, 1991), non planifiés (illégaux), marqués par la précarité du bâti (tentes ou baraques de bois et tôle), de fortes densités d’occupation, l’absence d’infrastructures et de plans réglementaires.
Régulation et production des gazra
Les quartiers irréguliers croissent tellement vite qu’ils regroupent en 1973 plus de 50 % de la population de la capitale mauritanienne. Les Nouakchottois des quartiers irréguliers représentent encore, en 1983, 40 % de la population totale. Ils forment une véritable ceinture de tentes, baraques et campements autour de la ville “légale”. Prenant acte de l’ampleur de l’inflation de l’urbanisation irrégulière et désireuses de limiter l’extension de ces quartiers, les autorités rompent avec l’attitude de laisser-faire qui était jusqu’à présent la leur. Les pouvoirs publics tentent sans cesse, dès lors, de juguler la prolifération et la densification de ces quartiers périphériques en réitérant des campagnes massives d’attribution de parcelles. Mais cela se traduit par l’émergence, à côté de la kebba, d’une nouvelle forme d’occupation du sol, emblématique d’une séquence suivante dans la production urbaine de la capitale mauritanienne : la gazra, que l’on peut traduire par « pris de force ».
En effet, les stratégies de l’État, visant à réguler et juguler l’appropriation irrégulière du sol à la périphérie de la ville et à limiter l’extension périurbaine, ne semblent que produire l’effet inverse de leurs objectifs. Elles accentuent les comportements individualistes de la part d’une population pour laquelle une terre inoccupée n’appartient à personne et est donc appropriable et monnayable. La multiplication en quelques années de grandes opérations d’éviction et de recasement suscite, après une période notable de désintérêt de la part de la population, des reventes massives, par les bénéficiaires, des lots attribués par l’État ; lesquels bénéficiaires repartent aussitôt « faire gazra » dans l’espoir de nouvelles campagnes d’attribution de parcelles. Ces cycles spéculatifs conduisent à un pic, en 1987-88 : les pratiques de gazra, deviennent massives et se généralisent à toutes les strates sociales de la population. Depuis 1999 jusqu’à nos jours, de vastes opérations (lotissement, percement de routes, etc.) visent à régulariser progressivement ces zones de gazra.
Referencias
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P. Tanguy, « L‛urbanisation irrégulière à Nouakchott : 1960-2000. L‛institution de la norme légal/illégal », Insaniyat, n° 22, p. 7-35.
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P. Tanguy et B. Destremau, “Politiques urbaines et rapports de force à Nouakchott : convergences d‛intérêts et accroissement de la fragmentation sociospatiale” in Navez-Bouchanine F.(dir), Effets sociaux des politiques urbaines, Paris, Karthala, 2012.
Para ir más allá
Choplin Armelle, « Le foncier urbain en Afrique: entre informel et rationnel, l’exemple de Nouakchott (Mauritanie) », Annales de géographie, 2006/1 (n° 647), p. 69-91.