Squat et urbanisme à Amsterdam : une histoire commune
Ingrid PETIT, 2012
L’histoire du squat à Amsterdam est intimement liée aux luttes urbaines qui ont influencé l’urbanisme et la vie sociale de la ville. Les squatters, « kraakers », ont formé un mouvement qui s’est affirmé dès les années 1960. Aujourd’hui, forte de l’expérience vécue, la municipalité fait de l’initiative civile un outil de développement urbain… A tort ou à raison ?
Origine d’un mouvement d’alliances : la ville compacte
Dans les années 1960, le squat se développe à Amsterdam. Les raisons ? Un contexte européen de révolution culturelle, une crise du logement qui touche alors de nombreuses personnes, des conditions d’accès au logement social conservatrices (être un couple avec enfant et travailler dans la ville) et l’arrivée des baby boomers sur le marché du logement ne nécessitant un habitat que pour une ou deux personnes.
Des projets de rénovation urbaine lient les occupants d’immeubles vides aux habitants des quartiers
Parmi les projets de la décennie 1960, un plan de rénovation de la ville ancienne, dans le quartier de Nieuwmarkt, prévoit des démolitions et reconstructions liées aux conséquences de l’après-guerre et au chantier du métro. Ce plan inclut, en un deuxième temps, le passage d’une autoroute. Des groupes de défense s’organisent contre le projet moderniste de la municipalité. Certains dénoncent la réduction du nombre de logements dans un pays où le manque de surface habitable est un problème récurrent. D’autres, conservateurs, mettent en garde contre la disparition du patrimoine. D’autres encore, contestataires et incarnant la révolution culturelle des années 1960, les Provos, mêlent art et activisme politique par des actions mémorables dans l’espace public1. Enfin, occupant souvent les immeubles vides de l’ancien quartier juif dont aucun habitant ne revint après-guerre, les squatteurs s’engagent pour l’avenir menacé du quartier. Une lutte commune émerge.
Le quartier plus récent de Dapperbuurt, construit à la hâte au XIXe siècle, pour héberger de nombreux travailleurs, subit des projets de démolition–reconstruction similaires. Dans ce quartier comme dans celui de Nieuwmaarkt, des commissions de quartier, saneringsbegeleidingcomites, réunissent habitants, fonctionnaires de la ville et membres de partis politiques. Des principes urbanistiques émergent des revendications et des dialogues à la fin des années 1970. Des logements sociaux sont construits avec des processus participatifs, l’autoroute est annulée, et la « ville compacte2 » portée par le contre-mouvement devient même le modèle de planification. Mais c’est une ultime concession3.
Structuration du mouvement : l’offre en logement social se diversifie
En 1975, le « Décret Van Dam » accorde enfin le droit au logement social aux jeunes, aux personnes seules et couples sans enfants, profils que l’on retrouve dans les squats. La municipalité et les bailleurs de logements sociaux doivent fournir de nouveaux types de logement, tant en construction neuve, qu’en rénovation de meilleure qualité. Une vague de légalisation des squats s’opère : les bailleurs de logement social rachètent les bâtiments occupés contre des loyers très bas et du travail à réaliser par les squatteurs. Moteurs de la rénovation du logement social, les squats gagnent le soutien de la population. Certains de cette époque existent encore aujourd’hui (Tetterode, Van Oostadestraat, etc.).
En 1981, avec la « loi sur la vacance », le squat acquière un statut légal. Un bâtiment inoccupé peut être légalement squatté, s’il est inoccupé depuis au moins un an et si le propriétaire ne peut pas démontrer un projet d’usage dans les mois suivants. Entre 1980 et 1985, le nombre de squatteurs, environ 20 0004, illustre l’ampleur du mouvement, qui se structure et se fait entendre. C’est ainsi que depuis ces années, les kraakspreekuren, dans chaque quartier, conseillent les candidats à l’occupation et encouragent à la cohésion.
Enfin, le phénomène squat et surtout la loi de 1981, ont entraîné celui, encore toujours très répandu, de l’anti-krak : pour éviter l’occupation de leurs biens, certains propriétaires proposent un petit loyer contre protection. Des associations intermédiaires gèrent la relation locataires/propriétaires. Ainsi, de nombreuses familles ou étudiants en ont fait leur stratégie de logement.
Squatter : se loger et travailler, quel support de développement pour les nouveaux quartiers ?
Dès les années 1970, avec le grand nombre d’étudiants en art et le peu d’activités économiques alternatives, de nombreux squats avaient associé aux espaces d’habitation, des espaces d’activités culturelles et sociales et des espaces de travail individuels. Ils jouaient un rôle central dans les quartiers populaires. L’histoire plus récente du site portuaire Oostelijkehavengebied (îles de Bornéo, Java et Spoorenburg) illustre cette production spontanée de mixité et l’intérêt qui y fut peu à peu porté par les autorités en charge de la planification urbaine.
A la fin des années 1970, le déplacement des activités portuaires vers l’ouest de la ville, laisse des territoires et des bâtiments vacants à quelques pas du centre-ville. Le site est largement squatté au début des années 1980 : aux côtés des espaces de logement, s’y développe une production artistique et culturelle intense. Dans les années 1990, des gouvernements de droite se succèdent, dopés par des booms de la finance, et y prévoient un vaste quartier de logement faisant table rase de l’existant. Après des années de lutte et de dialogue entre les groupes d’occupants accompagnés d’architectes, la municipalité et les investisseurs, dont des bailleurs de logements sociaux, certains bâtiments squattés, sont préservés par un processus de légalisation et rénovation (Levantkade 10, SBS Gebouw, etc.).
Ces bâtiments, habités, de vie et de travail, woonwerkpanden à bas loyer, disséminés sur le site, équilibrèrent l’offre résidentielle, et contribuèrent à l’attractivité du quartier. Et si l’on s’aperçut que le squat n’est pas incompatible avec le développement immobilier et le développement urbain, le constat fut dressé par tous – y compris les autorités locales – que cette urbanisation causa la perte de trop nombreux mètres carrés bon marchés, au désavantage d’une production locale artistique et économique. Ainsi, l’expérience d’Oostelijkehavengebied fut une source d’inspiration pour une politique municipale transversale croisant développement artistique, urbain et économique, mise en œuvre dans les années 2000…
Pendant ce temps, dans les années 1990, le mouvement des squats se perpétue appuyé par une loi assez souple. En effet, aux Pays-Bas, elle ne se place pas, par défaut, en faveur du propriétaire. En 1993, la loi cadre sur l’habitat Huiswestingwet contraint quelque peu le squat.
Plus récemment, de nombreux jeunes squatteurs affluent d’Europe du sud. Le mythe d’Amsterdam attire toujours. Mais, moins politisés que leurs anciens, ils mettent parfois en péril une forme d’accord entre le mouvement des krakers et le support public obtenu bien des années plus tôt. Parallèlement, suivant la tendance générale européenne, la loi et la gouvernance politique de centre droit, se sont durcies ces dernières années. C’est ainsi qu’en octobre 2010, une loi anti-squat a été votée faisant passer le squat du droit civil au droit pénal, fragilisant notamment les quelques 200 squats actuellement en cours à Amsterdam et rendant toute nouvelle action difficile.
En héritage : l’initiative civile comme méthode de projet urbain
Si l’activisme est aujourd’hui moins fervent, c’est la ville d’Amsterdam qui fait des espaces occupés, sa culture, son programme. Sa dynamique promotionnelle est celle de la « ville créative ». Une ville, donc, compacte et créative, où se côtoient habitat, travail et culture de proximité.
Ainsi, depuis 1999, la municipalité via le service BureauBroedPlaatsen facilite l’occupation de vastes espaces et de bâtiments patrimoniaux, en encourageant les propriétaires à mettre leurs bâtiments à disposition d’artistes, de petits entrepreneurs culturels, d’associations, temporairement et contre des petits loyers. Des organisations de la société civile5, organisent la dynamique de groupe, l’économie et la gestion des lieux avec les participants volontaires. A ce jour, 55 lieux ont été créés ou renforcés par des montages de projets et des partenariats solides.
On évoque parfois à propos de cette dynamique, une institutionnalisation de la culture à des fins économiques et immobilières. Mais ces espaces, laboratoires de travail et parfois de vie, sont de plus en plus nombreux et répondent à de réels besoins. Et le peu d’ingérence de la municipalité dans leur fonctionnement permet de faire perdurer les capacités d’initiative, de proposition, d’auto-organisation des groupes. Parallèlement, de nombreux espaces autogérés restent indépendants de ces mécanismes et continuent à mener leurs activités. Ils se regroupent sous l’entité De vrijruimte6.
Par ailleurs, concernant l’accès au logement social, les initiatives de groupes sont d’une actualité manifeste dans le contexte national et européen libéral actuel. En effet, si les Pays-Bas possèdent le plus grand parc de logement social d’Europe7, les bailleurs (Woningcorporaties) opèrent actuellement un changement de tradition : la crise financière a réduit leurs crédits, ils procèdent à de nombreuses opérations de revente de leurs logements. Forcés par l’Union européenne8 depuis 2011, ils doivent drastiquement limiter l’accès au logement jusque-là ouvert à tous et ayant favorisé la mixité sociale. Laissant une grande partie de la population face au marché privé, proposant des prix de location – ou éventuellement d’acquisition – soudain démesurés et peu abordables.
Ainsi les initiatives civiles groupées, reconnues et nommées CPO (Collectieve Particulier Opdrachtgeverschap, en français : Maîtrise d’ouvrage privée collective) permettent à un groupe de particuliers, organisé en association ou en fondation, de penser, réaliser, gérer en commun les lieux d’habitation. Le partage des coûts et la réduction des intermédiaires facilitent la construction sous les prix du marché. Un bailleur social peut être invité. L’indépendance du groupe permet de définir librement les usages du bâtiment selon les besoins (logements, espaces de travail, équipements de proximité), et leur mode de gestion (collective, externe).
Et la municipalité d’Amsterdam sait qu’elle peut compter sur ces remèdes privés et collectifs ! Des remèdes qui facilitent l’accès au logement pour tous et une bonne programmation urbaine. A la manière des municipalités allemandes de Fribourg ou de Tübingen, elle réserve depuis dix ans, et avec une volonté de plus en plus affirmée, des terrains libres pour les projets d’habitat CPO (notamment dans le nouveau quartier d’Ijburg en 2001, et d’Houthavens en 2012).
1 Il s’agit de formes théâtrales d’actions collectives qui visaient à dénoncer et à ridiculiser. Par exemple, happenings contre l’industrie du tabac, la guerre au Vietnam ou le mariage de la reine. Les Provos sont également connus pour leur Plans Blancs qui ont servit de base à leur entrée sérieuse en politique : « White Bicycle Plan for communal bicycles » ou « White Houses Plan for promoting squatting ».
2 Une certaine densité spatiale et une proximité des activités quotidiennes pourraient constituer la ville « compacte ».
3 Voir les recherches de Hans Pruijt, notamment The impact of citizens’protest on City planning in Amsterdam, 2002 et Squatters in the creative city: rejoinder to Justus Uitermark, dans International Journal of Urban and Regional Research, vol 28.3, septembre 2004.
4 Selon le chercheur Eric Van Duivenvoorden.
5 Voir par exemple l’actualité de l’association Urban Resort.
7 Il est géré par de très nombreuses associations (woningcorporaties) auto–financées depuis 1993. En 2010, 34 % de la population bénéficie d’un logement social.
8 En juin 2010, la Commission européenne a enjoint les Pays–Bas à limiter l’accès au logement social au nom d’une offre qualifiée de « surabondante » et concurrentielle au secteur privé.
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