Le « Droit à la Ville » de Hambourg : un réseau qui gagne à être connu

Elodie VITTU, 2012

Collection Passerelle

Observé de près par les chercheurs germanophones des mouvements sociaux urbains, le réseau « Recht auf Stadt » (Droit à la Ville) d’Hambourg1 est très médiatisé en Allemagne, mais aussi en Suisse et en Autriche. Cet exemple montre que le terme « droit à la ville » dépasse l’effet d’image et de slogan. A Hambourg, il engendre une véritable dynamique d’appropriation urbaine, avec des formes très diverses. A partir d’une présentation historique et thématique des mouvements sociaux hambourgeois, nous présenterons les succès et limites du réseau et nous nous interrogerons sur le pouvoir de cohésion intrinsèque du « droit à la ville ».

Le boom immobilier

Le 12 avril 2012, le journal Die Zeit constatait avec étonnement qu’à Hambourg la valeur d’une maison avait sextuplé en 30 ans et que les spéculateurs ne semblaient pas s’inquiéter de la crise immobilière mondiale. Cette bulle immobilière s’explique par les taux d’intérêts particulièrement bas, calqués sur les moyennes européennes définies par la Banque centrale européenne pour tous les pays européens, c’est-à-dire autant pour les allemands que pour les italiens ou les espagnols. Donc, on investit à Hambourg, on s’endette, les prix augmentent et les immeubles de bureaux neufs restent vacants. La spéculation immobilière est renforcée par les politiques publiques du Sénat2 qui veut donner une nouvelle identité à cet ancien port industriel, l’image d’une ville-métropole, tournée vers la croissance. Avec Hafen-City, un nouveau quartier de 157 hectares, alliant bureaux, commerces, logements et une salle de concert classique, Hambourg construit le chantier de développement urbain le plus important d’Europe3. Situé sur le front maritime de la ville, ce projet illustre la volonté affichée d’accueillir des populations très aisées. De plus, l’IBA Hambourg 2013 (Internationale Bauausstellung : exposition internationale d’architecture) conduit à la restructuration lourde de certains quartiers comme Wilhelmsburg, une île située au sud du centre-ville, entre les bras nord et sud de l’Elbe. Hambourg, bénéficiant d’une image plutôt tolérante, devient la ville la plus chère d’Allemagne. Mais tous les habitants d’Hambourg ne sont pas devenus plus riches parce que l’immobilier a flambé. Quelle est alors la place pour les classes moyennes et populaires dans ce développement économique ?

La tradition des mouvements sociaux urbains

A Hambourg, comme dans les autres grandes villes allemandes, le début des années 1980 est marqué par les luttes urbaines. San Pauli, le quartier « rouge » connu pour ses réseaux de prostitution de Reeperbahn, devient le centre de résistance, avec des occupations dans la rue Hafenstrasse. A proximité, le squat Rote Flora deviendra emblématique de ces luttes. Dans les années 1990, une nouvelle occupation concerne l’hôpital du port, le Hafenkrankenhaus, menacé d’être fermé, ce qui engendra un conflit plus général autour de la privatisation de la santé. En 2002-2003, l’expulsion d’un camp de caravane Bambule conduit à un mouvement de protestation élargi contre des politiques sociales autoritaires du gouvernement en place.

Ces mobilisations ont, pour un certain temps, empêché la construction de projets immobiliers démesurés, comme au bord du port de San Pauli, les squats ont été tolérés et certains immeubles sont même passés d’une occupation illégale à un statut de coopérative, d’où une certaine période de calme au milieu des années 2000.

Les initiatives du réseau Recht auf Stadt

A partir de 2009, de nouvelles formes de protestation apparaissent. A San Pauli, on porte des T-shirts de l’équipe de football mais l’on se scandalise aussi de l’explosion des loyers et des projets immobiliers de haut standing, restaurants et hôtels, dénaturant le caractère populaire du quartier pour en faire un centre d’attraction touristique. L’interaction entre des militants et des chercheurs en sociologie urbaine donne un cadre de définition à ce mouvement : la lutte contre la gentrification4. A travers des slogans ironiques comme « il pleut du caviar » ou un film documentaire Empire San Pauli, diffusé à l’occasion d’événements divers, l’opinion publique et les médias portent attention à ces mouvements d’opposition qui mettent en lumière le processus de valorisation urbaine et ses effets pervers sur les structures sociales existantes.

Après une manifestation festive en juin 2009, qui réunit 1500 personnes avec le slogan « La ville nous appartient à tous ! », est créé le réseau Recht auf Stadt, en miroir aux idées d’Henri Lefebvre avec un manifeste Not in our name5. Pendant l’été 2009, les actions se développent et se diversifient. Détailler toutes les initiatives participantes au réseau dépasserait le cadre et l’objet de cet article qui cherche plutôt à comprendre pourquoi le terme « droit à la ville » arrive à rassembler et ce qu’il représente dans la réalité. Evoquons donc certaines initiatives qui ont réussi : suite à l’occupation par des artistes de douze maisons anciennes menacées d’être démolies dans le quartier Gänge (Gängeviertel), deux maisons ont été maintenues. Cette action connut une forte résonance de la part de la presse et des politiques. Le contrat du centre de voisinage autonome le Centro Social fut, sous la pression populaire, prolongé.

Mais, toutes les initiatives n’ont pas connu le même succès : les appartements de la rue Bernhard-Nocht-Straße ont été, par exemple, vendus à la découpe, malgré le mouvement NoBNQ (No Bernhard–Nocht Quartier). A Altona, l’immeuble « Frappant » occupé par des artistes, a été démoli et une filiale d’Ikea y sera prochainement construite. Des initiatives à l’échelle du quartier mènent des actions de sensibilisation sur les questions urbaines. Par exemple, l’AKU- Arbeitskreis Umstrukturierung Wilhelmsburg (groupe de travail sur la restructuration de Wilhelmsburg) critique la restructuration et les grands projets comme l’IBA qui, selon eux, ne prennent pas en compte les habitants, et réalise diverses manifestations publiques d’appropriation urbaine.

L’événement de juin 2009 se reproduisit en juin 2011, avec un congrès international ayant réuni 600 participants, dispersés dans toute la ville. Pendant quelques jours, lors d’ateliers, ils ont échangé leurs expériences, se sont interrogés sur la signification de ce droit à la ville et surtout, se sont bien amusés grâce au caractère festif de la manifestation.

Structures, thématiques et fonctionnement du réseau

Le réseau n’a ni représentant, ni conseil d’administration et se réclame non-hiérarchique. Chacun peut y participer et aucun mouvement n’est représentatif pour l’ensemble. Actuellement, il est autant représenté par des chercheurs militants, universitaires ou non (pour le droit des femmes, le droit à la ville, les droits locatifs, etc.), que par des acteurs associatifs (des associations préexistantes, intégrées au réseau), des militants de base (pour les centres sociaux et les squats) et des habitants de quartier, s’engageant à titre individuel (ex. ESSO). Des rencontres mensuelles sont organisées, mais toutes formes d’échanges et d’action sont possibles : manifestations, concerts, rallyes dans la ville, tractage, etc.

Des groupes de travail réfléchissent à des prises de position communes du réseau sur des thèmes comme les « loyers » ou la « démocratie ». La lutte contre la gentrification, comme forme de valorisation ne respectant pas les caractéristiques sociales du quartier, est une thématique prédominante. Le rôle des créatifs dans la ville, les enjeux écologiques, la vacance locative sont également questionnés. Un des effets pervers retenu est l’instrumentalisation de l’image des artistes pour valoriser de manière accrue des quartiers. Une constatation théorique est qu’un quartier présente un risque d’être gentrifié s’il est :

Le rôle des artistes et des nouvelles classes orientées vers les médias ne s’observe pas uniquement à Hambourg ; Berlin Tacheles ou le projet prestigieux MediaSpree7 sont les exemples de l’action contre-productive des artistes qui, en luttant pour leur espace créatif, créent un potentiel supplémentaire à la valorisation immobilière, du fait justement de leur statut créatif.

La continuité du réseau depuis 2009 et les succès étonnent même ses initiateurs.

Une soixantaine d’initiatives en tout, plus ou moins connues, se retrouvent dans le réseau Recht auf Stadt de Hambourg, défendant des thèmes aussi divers que les politiques du logement ou le « droit à la rue » des prostituées. En se réunissant dans ce réseau, les initiatives obtiennent un soutien collectif à leurs actions et constituent un contre-pouvoir aux politiques urbaines, empêchant dans certains cas des démolitions ou des expulsions. Ce réseau inspire d’autres villes allemandes comme Berlin, Fribourg, ou Bern en Suisse qui organise, en septembre 2012, le prochain congrès Recht auf Stadt.

Criminalisation et conflits d’intérêts

En 2010, l’administration du Land pour la protection de la Constitution déclare le réseau comme influencé par les mouvements d’extrême gauche et observe ces manifestations de près. Cependant, d’autres mouvements ne sont justement pas seulement stigmatisés comme « gauches, alternatifs et autonomes8 », mais plutôt accueillis par les politiques et la presse de manière sympathisante. Ce fut le cas des « squatteurs » artistes du quartier Gängeviertel. Si ces mouvements sont mieux acceptés et bénéficient du soutien d’une large partie de la population, leurs revendications n’arrivent pas pour autant toujours à leurs termes. Alors que ces réseaux se retrouvent sur des thématiques identiques, leur pratique politique n’est pas uniforme.

La mise en réseau permet aussi la création de nouveaux groupements avec, notamment, l’intégration de populations plus précaires et immigrées, qui étaient jusqu’alors sous-représentées dans le réseau. A San Pauli par exemple, des familles turques locataires des grands-ensemble situés au-dessus d’une pompe à essence ont créé l’initiative des maisons « ESSO », pour éviter la démolition de leurs immeubles. Les résultats de cette action sont en cours.

Etant donnée la diversité des thèmes sur lesquels elles agissent, les associations du réseau sont confrontées au cercle vicieux des conflits d’intérêts. Par exemple, les défenseurs du logement sont en désaccord avec les protecteurs de la nature pour un projet qui, certes, mettrait en danger une espèce de chauve-souris mais qui, en contrepartie, permettrait de construire des logements à bon marché. Les intérêts des acteurs eux-mêmes ne sont pas non plus uniformes, entre l’urgence individuelle due à la pauvreté urbaine et le lobbying politique à plus long terme. Certaines initiatives n’ont pas de succès car elles sont peu médiatisées, ce qui peut créer, avec le temps, un sentiment de désolidarisation au sein de membres du réseau, entre les gagnants et les perdants.

La politique urbaine néolibérale continue et se renforce

En dépit des succès des mouvements du « Droit à la Ville » d’Hambourg, des projets d’envergure continuent à pousser. Le chantier de l’orchestre philharmonique Elbphilharmonie, l’exposition IBA, la construction d’Ikea, les bureaux vides de San Pauli mettent dans l’ombre les quelques résultats positifs du mouvement. La tendance est de continuer d’investir, en prenant peu compte des politiques sociales, ce qui peut inquiéter sur le résultat à long terme des actions fructueuses à court terme.

Cet exemple venu de l’Allemagne du Nord est atypique, car il a su faire parler de lui mais aussi car il connaît une continuité dans l’action. Le nom « Droit à la Ville » est venu un peu par hasard et n’explique pas à lui-seul la mobilisation. Cependant, ce terme est assez fort pour permettre à des groupes différents de se réunir et de lutter ensemble, dans une situation de disparités sociales et de polarisation économique et spatiale sans doute la plus brutale d’Allemagne.

1 Voir blog du réseau

2 Hambourg étant une Ville-Land, comme Berlin et Brème, elle est régie par l’administration du Land, c’est-à-dire le Sénat, ainsi que la Mairie.

3 D’après le site du projet Hafencity

4 En Allemagne, les auteurs de sociologie urbaine faisant référence sur la gentrification sont Jens S. Dengschat, Jürgen Friedrichs (1988), Harmut Häußermann (2000), ainsi que le berlinois Andrej Holm (2011). Grâce à ses contacts avec les milieux militants et universitaires, ce dernier participe activement à la diffusion de cette terminologie (Cf. site sur la gentrification) et de celle du « droit à la ville » à travers une publication qu’il a codirigée (Holm, Gebhardt : 2011).

5 Le site NOION

6 Il s’agit des conclusions de Peter Birke, militant du réseau, lors de la conférence de la société de sociologie allemande (DGS), organisée à Hambourg les 20 et 21 avril 2012. Cette position est partagée par les chercheurs urbains critiques anglophones Neil Brenner, Peter Marcuse et Margit Mayer (2012). Voir notamment en contrepied aux théories de Richard Florida (2005), l’article de Stefan Krätke (2012) qui donne des exemples berlinois.

7 Voir les articles de Lucie Lechevalier-Hurard sur les mouvements sociaux pour le droit à la ville à Berlin, notamment « Sabordons Media Spree ! »

8 Cette problématique de la réception et de la criminalisation est discutée par Jonas Füllner et David Templin dans leur article Stadtplanung von unten (in Holm, Gebhardt 2011), l’urbanisme par en–bas.

Referencias

  • Dangschat Jens S. (1988), Gentrification: Der Wandel innenstadtnaher Nachbarschaften in Friedrichs Jürgen, soziologische Stadtforschung, Kölner Zeitchrift für Soziologie und Sozialpsychologie, Sonderheft 29/1988, Köln, 272–292.

  • Friedrichs Jürgen (2000), Gentrification, in HÄUSZERMANN Hartmut, Großstadt. Soziologische Stichworte“, Leske + Budrich, Opladen, 57–66.

  • Füllner Jonas, TEMPLIN David (2011), Stadtplanung von unten. Die „Recht auf Stadt“–Bewegung in Hamburg in HOLM Andrej, GEBHARDT Dirk, Initiativen für ein Recht auf Stadt. Theorie und Praxis städtischer Aneignungen“, VS Verlag, Hamburg, 79–104.

  • Holm Andrej (2011), Gentrification in Berlin in HERMANN Heike; KELLER Carsten; NEEF Rainer; RUHNE Renate: “Die Besonderheit des Städtischen. Entwicklungslinien der Stadt(soziologie)“, VS Verlag, Wiesbaden, 213–232.

  • Krätke Stefan (2012), The new urban growth ideology of „creative cities, in BRENNER Neil ; MARCUSE Peter ; MAYER Margit. “Cities for people, not for profit: Critical Urban Theory and the Right to the City”. Routledge, New York/ London, 138–149.

Pour consulter le PDF du numéro 7 de la collection Passerelle