La monnaie dans les théories

Séquence 1.2 du MOOC

Jérôme Blanc, November 2017

Que dit la théorie sur la monnaie ? La théorie économique hésite entre une vision de la monnaie comme marchandise ou comme actif, et une vision de la monnaie comme une donnée issue de la souveraineté. Les sciences sociales proposent une autre vision de la monnaie, comme « fait social total » dans lequel les fonctions proprement économiques sont encastrées dans des logiques sociales, politiques, culturelles, etc. On peut alors comprendre que la monnaie véhicule des valeurs sociales particulières, et qu’elle n’est jamais neutre de ce point de vue.

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La théorie économique a un problème avec la monnaie

L’économie politique moderne (c’est-à-dire l’économie politique classique) naît en mettant la monnaie en arrière-plan de son analyse et en la neutralisant : on considère que sa présence complexifie inutilement l’analyse ; on raisonne donc sur une économie dite réelle, c’est-à-dire où l’on produit et où l’on échange sans monnaie ; on considère alors que la monnaie est neutre, c’est-à-dire qu’elle ne modifie pas l’analyse quand on la réintègre. C’est ainsi un simple « voile » posé sur l’économie réelle.

Cette vision d’une monnaie voile a été largement partagée et l’est encore dans une certaine mesure, dans les théories économiques de type libéral.

Les « hétérodoxies », c’est-à-dire les pensées économiques qui s’opposent à la pensée dominante actuelle, sont construites au contraire sur une vision de la monnaie comme non pas neutre (c’est-à-dire sans effet sur l’activité économique) mais active (c’est-à-dire avec une influence sur l’évolution de la production de richesses) et d’une économie non réelle mais directement monétaire.

La monnaie comme bien ou actif

Dans une première approche, c’est un bien ou un actif, et donc c’est dans tous les cas une marchandise. C’est un « bien » dans la théorie économique au XIXe siècle : un bien précieux, car on tend à assimiler la monnaie aux métaux précieux qui constituent les espèces. C’est un « actif » dans la théorie économique d’après la seconde guerre mondiale : un actif un peu différent des actifs financiers (titres comme actions et obligations) mais qui relève néanmoins d’une même logique d’arbitrage rentabilité / risque pour son détenteur. Dans tous les cas, on pense la monnaie comme marchandise car elle fait l’objet d’une offre et d’une demande, qui détermine sa valeur. Cette valeur marchande est alors à la fois le taux d’intérêt et le taux de change.

La monnaie comme un bien : une marchandise assimilée aux métaux précieux qui constituent les espèces.

La monnaie comme un actif : C’est une marchandise assimilée aux actifs financiers.

Dans une seconde approche, la monnaie est une donnée issue de la souveraineté : c’est une « fiat money », une monnaie décrétée par l’Etat ou le souverain. A ce titre, elle n’a pas forcément de valeur par elle-même et peut ne porter aucune rentabilité. Elle est juste un signe de souveraineté qui s’impose aux agents économiques, et qui facilite alors leurs transactions.

La monnaie produit de la souveraineté : c’est une « fiat money » ou monnaie fiduciaire, décrétée par l’Etat ou le souverain et dont la valeur repose sur la confiance dans l’autorité souveraine.

On le voit, la monnaie oscille entre l’univers du marché et l’univers de l’Etat, entre bien privé et bien public. Mais en aucun cas la monnaie ne relève, dans la théorie économique, de la société civile ou d’autres types d’organisations comme les municipalités etc.

Or c’est précisément la particularité qui apparaît avec le développement des monnaies associatives depuis les années 1980.

La monnaie comme un « fait social total »

Le « fait social total » est un concept élaboré par Marcel Mauss (années 20) pour décrire des phénomènes qui engagent la totalité de la société et de ses institutions, ou un grand nombre d’entre-elles.

La monnaie comme fait social :

  • engage toute la société et ses institutions

  • ne naît pas du besoin des marchés

  • peut avoir des fonctions non-marchandes

Appliqué à la monnaie (Aglietta, Orléan, Théret, Servet), cela signifie plusieurs choses. La monnaie n’est pas inventée pour briser les inconvénients du troc. Dans cette vision, en effet, qui remonte au dernier tiers du XVIIIe siècle, la monnaie naît du besoin des marchés. D’autres hypothèses sont avancées, en effet, pour expliquer l’apparition et l’usage des pièces, en particulier, au 7e siècle avant JC : (1) fiscalité (la monnaie est émise pour payer des dépenses du souverain et elle revient dans ses caisses par l’impôt), (2) action religieuse (de paiement des sacrifiants aux prêtres qui exécutent les sacrifices pour leur compte). On a donc d’autres explications à l’émergence des pièces et il y a un consensus pour penser que l’explication marchande de l’origine des pièces et de la monnaie n’est pas pertinente.

Au-delà de la question de l’origine de la monnaie, le point crucial de cette conception de la monnaie comme fait social total, est que la monnaie n’est pas consubstantiellement liée au marché et aux échanges marchands. La monnaie qui est employée pour la protection sociale (la sécu, les retraites etc.) n’est pas employée dans une logique de marché mais dans une logique de redistribution. Par ailleurs, il existe aujourd’hui des monnaies qui véhiculent des usages non marchands, comme les banques de temps ou les systèmes d’échange local (formes de monnaies associatives) (comme on le verra dans les séances suivantes de ce MOOC) : on met alors davantage l’accent sur la réciprocité que sur l’échange marchand.

La monnaie et les systèmes de valeurs sociales et morales

On peut d’abord déduire de ce qui précède, que les usages marchands ne sont que l’un des aspects des usages de la monnaie : la monnaie sert aussi à réaliser des dons, des paiements d’impôts et d’obligations diverses, des paiements de cotisation et d’allocations redistributives, etc.

En conséquence, on peut comprendre que la monnaie véhicule non seulement des pratiques particulières (pas toutes marchandes), mais aussi des valeurs morales particulières. La monnaie n’est donc pas neutre au plan des valeurs, et rien n’oblige que ces valeurs soient celles d’un individualisme marchand.

Michel Aglietta et André Orléan ont théorisé ce point en considérant une dimension « éthique » de la confiance dans la monnaie : c’est ce qui relève d’une adhésion des usagers à un système de valeurs ou à un projet politique porté par le système monétaire.

On peut ainsi lire la monnaie sous l’angle de systèmes de valeurs et par conséquent de son « encastrement » dans un système d’idées (qui est le « politique » au sens le plus large du terme). L’euro, par exemple, a été construit dans un système d’idées néolibéral (avec un accent sur la concurrence, l’idée d’une efficience du marché supérieure à tout autre organisation de l’économie, etc.). Et de ce point de vue le bitcoin porte un projet qui est un approfondissement libéral, via le refus des frontières, des règles étatiques et du système bancaire. A l’inverse, des monnaies associatives sont construites sur d’autres bases, notamment des systèmes d’idées qui valorisent un développement soutenable à l’échelle locale.

Conclusion

Il nous semble que la vision que l’économie dominante a de la monnaie est restrictive et ne permet pas de voir l’étendue des usages non marchands de la monnaie, et qu’elle nie le fait que la monnaie porte des valeurs particulières. On peut comprendre par là qu’une pluralité de monnaies peut servir une pluralité de valeurs.

Sources

Alary Pierre, Blanc Jérôme, Desmedt Ludovic, Théret Bruno (dir.), Théories françaises de la monnaie : une anthologie, Paris, PUF, 2016, 330 p.

Alary Pierre, « La genèse de la monnaie : les théories économiques face aux enseignements de l’anthropologie et de l’histoire », Cahiers d’économie Politique / Papers in Political Economy, 11 mai 2009, no 56, p. 129 149. Accès à l’article