France-Domaine, ou le sacre de la rente
Frédéric Bonnet, 2014
Cette fiche (issue du numéro 5 de la revue Tous urbains) présente France-domaine, acteur du ministère des finances qui a pour rôle d’évaluer et de donner un prix de référence lorsqu’une collectivité territoriale veut acheter une parcelle à un propriétaire privé. Cependant, loin d’être un régulateur de la spéculation foncière, France Domaine ne fait qu’entériner le principe de la rente, en donnant seul crédit au marché, au détriment des problématiques environnementales ou sociales.
25 euros le mètre carré de cressonnière au pays basque, 30 euros le mètre carré de marais dans la vallée de l’Oise, 4 euros le mètre carré de terre agricole sur la côte d’azur, 600 euros le mètre carré pollué à Lyon-Gerland, 5 euros le mètre carré de terre cultivable et inondable en Touraine. Voici quelques valeurs foncières rencontrées à l’occasion de cinq projets différents.
Dans tous les cas, les collectivités porteuses de projets territoriaux regrettent le prix très élevé de ces terrains, la plupart étant non constructibles, ou difficilement viabilisables. Ces valeurs élevées alourdissent leur bilan, et peuvent aller jusqu’à empêcher les politiques d’aménagement.
Ceci, dans tous les cas… A Lyon, le prix trop élevé des sols n’autorise pas la collectivité à les acquérir (son budget est limité à 75€/m2), et seule une négociation aléatoire et quelque peu déséquilibrée avec les investisseurs, fonds de pension et banques maintient un minimum de cohérence dans le renouvellement urbain. Ailleurs, le prix exorbitant de tourbières et de roselières, qui pourraient être utilisées comme mesure compensatoire de constructions nécessaire au développement économique et à l’emploi fragilise notablement les intentions par ailleurs louables des élus; on doit acheter une fortune des dizaines d’hectares destinées aux oiseaux et aux batraciens. Plus loin encore, les sommes invraisemblables mobilisées pour acquérir le moindre hectare de terre maraîchère obèrent les projets agricoles, la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) ne parvenant plus à rassembler les surfaces pour l’installation de jeunes agriculteurs, le déploiement de nouvelles cultures. Les besoins existent à proximité des agglomérations, et le marché serait là : agriculture bio, circuits courts maraîchers. Encore faut-il pouvoir acheter ces terrains qui, parce qu’ils sont proches des villes et bien qu’inconstructibles, sont soumis à spéculation. L’action publique, même volontaire et engagée, n’est pas favorisée par cette hausse.
Toutes ces valeurs de référence ont été établies avec l’aval de France Domaine, un service public du ministère des Finances. Sous l’autorité du Préfet, pilotée par le Trésorier-Payeur-Général, la première mission de France-Domaine est de gérer les transactions des biens publics (de l’état, des collectivités). Mais au-delà, la loi impose à toutes les collectivités, au-delà d’un seuil, d’ailleurs fort bas1 , de solliciter l’avis de ce service pour estimer les biens qu’elles souhaitent acquérir ou louer, soit directement, soit par l’intermédiaire de leurs établissements publics. En cas de litige, l’estimation établie par France Domaine fait figure de référence, pour le juge, s’il s’agit d’arbitrer entre un propriétaire qui s’estime lésé et une collectivité. Dans presque tous les cas, le jugement est rendu en faveur du vendeur, et prend acte des effets spéculatifs. La mouillère est certes inaccessible, inconstructible, elle ne sera jamais valorisée. Certes, mais elle est à proximité d’une agglomération dynamique. Si la collectivité achetait ce terrain trop peu cher, le propriétaire, qui n’a pas eu la chance de disposer d’un terrain sec en face de la gare, s’estime floué. Que cela soit considéré ainsi ne résulte d’aucune évidence. On pourrait tout aussi bien considérer que ce terrain sans valeur urbaine, mais qui participe pourtant d’un écosystème plus vaste, soit cédé beaucoup moins cher. Ce n’est pas l’option choisie… Nous sommes dans le monde de la rente, de la promesse des plus-values, de leur réalisation, quoiqu’il en coûte à l’intérêt général.
C’est un paradoxe : l’Etat fixe des politiques publiques, portées par les collectivités dans l’intérêt général. Ces politiques sont d’autant plus « obligatoires » qu’elles sont souvent la retranscription de directives européennes (pour l’inondation, pour les milieux naturels, par exemple). Ces orientations correspondent donc à une volonté politique assumée. Leur mise en œuvre conduit pourtant, dans le contexte français, à des coûts très élevés pour les territoires. Et c’est un service public, dépendant du Ministère des Finances, qui est l’outil principal de ce renchérissement et de manière très explicite : France Domaine doit notamment veiller à ce que les transactions effectuées par les collectivités locales ne perturbent pas le marché local. C’est le sacre du marché, selon des critères exclusivement financiers, sans qu’aucune autre valeur ne soit prise en compte (écologique, sociale, humaine, culturelle…). Le sacre de la rente, avec la bénédiction de l’état. Contre les projets de ses propres territoires. Saturne dévorant ses enfants…
Ces phénomènes haussiers favorables à la plus-value foncière posaient déjà problème pour le renouvellement des quartiers urbains, sur des sols constructibles dont la valeur a beaucoup augmenté depuis vingt ans. C’est encore plus grave aujourd’hui, où les communautés de communes, mais aussi les métropoles, récupèrent dans leur périmètre des terrains naturels, des zones humides, des bords de rivière, des terrains agricoles.
Un jour il faudra choisir: favoriser encore et toujours la spéculation et les valeurs financières, ou bien s’intéresser au reste, vraiment. Et se donner les moyens pour maintenir les milieux naturels et se nourrir à proximité. En attendant, on se demande pourquoi, envers et contre tout, retranché derrière le logo de Bercy, France Domaine est l’acteur invisible, sournois et jamais exposé, dans tous les projets urbains. Il y aurait une belle réforme à faire. En toute responsabilité…
1 Le seuil est de 75.000 euros
Sources
Pour consulter le PDF du du numéro 5 de la revue Tous Urbains