Le propre et l’impropre

Olivier Mongin, 2013

Monde pluriel

Cette fiche (issue du numéro 4 de la revue Tous urbains) propose une réflexion sur l’informalité dans les projets urbains. Par-delà les clivages entre puissance publique et acteurs privés, l’auteur invite à considérer plus seulement la dichotomie mais plutôt le triptyque public/privé/informel qui façonne les villes actuelles.

Dans un article récent (Cf. Pour une approche plurielle de l’urbain), j’insistais sur la nécessité de scruter les évolutions complexes et mondialisées de l’urbanisation en cours à travers trois prismes : celui du projet urbain (il n’existe pas toujours), celui de l’imaginaire (les habitants en sont-ils encore le porteur où assiste-t-on une esthétisation de l’urbain qui leur échappe ?), et celui de la politique urbaine à laquelle on a substitué le terme de gouvernance pour mieux faire oublier les ressorts du pouvoir au nom de la complexité de l’action urbaine. S’arrêter sur ce troisième prisme n’a pas pour but de vitupérer une fois encore contre l’étatisme urbain à la française, contre la conception de villes longtemps conçues comme des satellites, pour ne pas dire des spadassins de l’Etat, ou comme des petits Etats dans l’Etat. L’intérêt de se focaliser sur la gouvernance n’est pas de répéter qu’elle est mise sous le boisseau par des « pros » « sous tutelle » alors qu’elle occupe une place majeure (en tout cas en France), et qu’elle exige d’être jugée au cas par cas (Sao Paulo n’est pas gouvernée comme Singapour et Shangaï ou Dubaï ne peuvent pas être comparées à Johannesburg ou Mumbaï). Plus essentiel est que ce prisme incite à examiner ce qui n’en relève pas, à savoir le marché (indissociable dans l’univers de l’urbain de la rente foncière et immobilière) mais aussi l’informel que l’on peut définir comme ce qui est hors marché et hors puissance publique. Mais il faut également rappeler que « Le grand bouleversement1 » de la mondialisation urbaine se traduit à peu près partout par une méfiance envers une puissance publique considérée comme peu vertueuse, corrompue, proche des grands groupes privés, affairiste et lobbyiste (le président Lula n’a fait aucune réforme politique importante au Brésil quand il en tenait les rênes par incapacité de faire bouger partis et lobbys omniprésents dans le foncier et l’immobilier). La puissance publique n’est pas valorisée partout comme en France où elle demeure synonyme de défense de l’intérêt général (en tout cas pour un temps si l’on en juge par les méfaits de la privatisation des grands projets).

Force est de reconnaître que l’informel, ce qui ne relève ni du privé ni du public, représente sur la carte de l’urbanisation mondiale entre 60 et 70 % des territoires. Qu’est-ce à dire ? Que l’informel à la marge, « l’impropre » de ces villes qui doivent être « propres » (au sens d’une certaine conception de la propriété !). Certainement pas. L’informel invite en retour, comme par un effet de catapulte, à regarder autrement les « formes » de gouvernance. On peut retenir trois cas de figure parmi d’autres de ces liens ambigus entre le formel et l’informel. Tout d’abord celui des Etats forts qui peuvent donner lieu à deux exemples contrastée : celui d‘une France démocratique qui ne sait pas voir ses franges, ses lieux blanc, ses territoires délaissés, ses invisibles volontaires, ses périphéries oubliées, comme si elles étaient « à la marge » de l’Etat/Ville (alors même que le périurbain portugais de l’entre-deux guerres, celui des pavillons auto-construits, relevaient de l’informel). Ou celui d’une Chine non démocratique qui organise le contrôle et la stigmatisation de ses populations migrantes de l’intérieur par le biais d’une « ruche de statuts » dont le hukou, la carte de résidence urbaine créée dès 1958, est le pivot2. Parallèlement à cet informel contrôlé ou volontairement oublié par l’Etat (celui qui ne sait pas et ne veut pas le voir… à moins de voir à la marge) il y a un informel qui est à côté (ce qui ne signifie pas qu’il cohabite ou coexiste) d’un territoire protégé et sécurisé par la puissance publique : l’exemple qui frise la caricature est la juxtaposition des mails/condomiminiums/lotissements fermés et des favelas de Rio ou de Sao Paulo (des favelas généralement oubliées sur les cadastres des mairies pendant toute une période). Reste un troisième scénario, peut-être le plus significatif pour l’urbanisation en cours, celui où les territoires de l’informel tentent de pénétrer dans les espaces urbains formels et légaux en élaborant des quartiers-tremplins, des transitions, en s’appuyant sur des actions de tous ordres. C’est par exemple le cas des quartiers gecekundu (ce qui signifie construit la nuit) à Istanbul. Tenir compte de ces trois scénarios qui soulignent la diversité des liens du privé, du public et de l’informel incite à ces deux réflexions finales : le propre ne va jamais sans de l’impropre, comme l’affirmait Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien ; et il ne suffit pas d’être « propre » («global, vert, connecté», selon la formule évoquant Singapour qui est le slogan contestable de toute politique urbaine mondialisée aujourd’hui) pour être démocratique. On en conclut que l’avenir de la démocratie exige, ce n’est pas une nouveauté, à maintenir les liens du propre et de l’impropre !

1 Titre d’un remarquable livre d’Olivier Ray et J.M. Severino, Le grand bouleversement, Odile Jacob

2 Voir Chloé Froissart, La Chine et ses migrants. La conquête d’une citoyenneté, Presses Universitaires de Rennes, 2013.

Sources

Pour consulter le PDF du du numéro 4 de la revue Tous Urbains