De l’acceptabilité à l’équité : les tensions liées à la réception sociale de la densification

Anastasia Touati, octubre 2015

Cette fiche aborde la question de la difficile acceptation par la population de la densification dans des zones résidentielles peu denses.

La question des coûts est en général une des premières données évoquées par les constructeurs à propos des conditions de faisabilité d’un projet de densification donné. Mais s’agissant des espaces résidentiels peu denses, ces mêmes acteurs insistent sur le fait que les projets de densification sont généralement peu appréciés des populations résidentes, ce qui fait de l’acceptabilité sociale des opérations une autre difficulté importante.

L’imparable argument de l’acceptabilité sociale

Au niveau local, la densification urbaine se heurte à un obstacle majeur : son acceptation par les résidents et les autorités politiques locales des espaces résidentiels, notamment dans les banlieues pavillonnaires. En effet, les projets de densification résidentielle, peuvent être perçus de manière négative par les habitants propriétaires d’un pavillon qui craignent la dépréciation de leur bien, notamment du fait d’une possible détérioration du cadre et de la qualité de vie dans le quartier (changements de formes urbaines, augmentation du trafic et d’autres types de nuisances, problèmes de stationnement, arrivée de nouvelles populations, etc.). Dans les quartiers résidentiels de type pavillonnaire, les opérations de densification résidentielle peuvent alors être particulièrement sensibles, les élus redoutant avec force les oppositions de type NIMBY1 (Not in My Backyard) qui pourraient leur coûter leur mandat électif.Et plus l’on s’intéresse à des communes périurbaines de grande banlieue, plus cela concerne des communes de petite taille aux logiques très locales. Dans ces communes, les élus sont d’autant plus sensibles aux pressions de leurs électeurs et à leurs aspirations, notamment en ce qui concerne leur « cadre de vie » (Damon 2012).

Les fortes densités résidentielles seraient l’antithèse du mode de vie périurbain, qui a pu faire l’objet de vives critiques. L’idée selon laquelle les habitants des espaces pavillonnaires sont dépendants de l’automobile, repliés sur l’espace privé du logement, porteurs d’idéologies défensives et sécuritaires et assurément pollueurs est défendue par de nombreux analystes. Jacques Levy voit par exemple dans la localisation résidentielle (centrale ou périurbaine) l’expression du système de valeurs des habitants (Levy 2003). Les liens entre mode de vie périurbain et étalement sont ainsi étudiés par différents chercheurs discutant du modèle de la ville étalée (Jaillet 1999; Levy 2003; Ravenel, Buleon et Fourquet 2004). A l’inverse, Martine Berger montre combien en Ile-de-France, le périurbain s’apparente de plus en plus à une mosaïque socio-spatiale, ce qui vient nuancer la vision d’un mode de vie périurbain uniforme (Berger 2004). Pour elle, la déconcentration des emplois et le morcellement communal entretiennent la poursuite de l’étalement, en particulier pour les moins fortunés et pour Eric Charmes, le malthusianisme foncier des communes périurbaines provoque une hausse des prix, accentuant les inégalités existant sur le marché du logement (Charmes 2007a). De la même manière, d’autres auteurs nuancent cette spécificité d’un mode d’habiter dominant en périphérie, en montrant que la société périurbaine présente une fragmentation non négligeable de ses modes d’habiter (Cailly 2008) et ce faisant, il est trop radical d’associer la vie périurbaine à des valeurs anti urbaines (Charmes 2007b).

Des auteurs comme Olivier Piron défendent ainsi le choix d’un mode de vie pavillonnaire et périurbain. Ce dernier préconise de prendre en compte « la préférence des individus » comme par exemple celle des familles élevant de jeunes enfants dont le besoin d’espaces domestiques spacieux et sécurisés comprenant des espaces extérieurs est prégnant (Piron 2006). Par là, Olivier Piron rappelle que la densification n’est pas positive pour tous et peut être vécue comme une altération du cadre de vie, notamment dans les quartiers résidentiels à dominante pavillonnaire dont les faibles densités sont particulièrement recherchées par des ménages en quête de « nature » et de « tranquillité » (Pinson, Thomann et Luxembourg 2006).

En ce qui concerne le cas nord-américain, Robert Bruegmann indique que l’habitat en maison individuelle constitue le souhait de la majorité de la population. Il s’agirait selon l’auteur, d’une aspiration qui fait partie de la culture populaire, par opposition aux desiderata des tenants de la régulation du développement urbain qui exprimeraient davantage le point de vue d’une élite. Imposer des processus de densification reviendrait ainsi à édicter un mode de vie élitiste à une majorité populaire (Bruegmann 2005). Dans la même perspective, Michael Breheny remet en cause le bien fondé des politiques de villes compactes du seul point de vue de leur acceptabilité (Breheny 1997a). Il met en évidence le résultat de nombreuses études britanniques selon lesquelles les populations vivant dans des zones rurales ou périurbaines sont beaucoup plus satisfaites de leurs conditions de vie environnantes et de manière générale plus heureuses que les populations vivant dans les centres urbains. Selon ce chercheur, ces études soulignent combien les localisations résidentielles dans des espaces urbains denses, promues par les tenants de la ville compacte, sont celles qui sont les moins populaires chez les résidents (Breheny 1997b). Au-delà de la seule forme urbaine, aux Etats-Unis, c’est aussi l’environnement suburbain qui est recherché par une grande majorité de la population qui peut fréquemment associer l’habitat résidentiel peu dense avec une panoplie de caractéristiques désirables telles que de bonnes écoles, un faible taux de délinquance et des taxes modérées (Farris 2001). Et lorsqu’un projet de densification est prévu dans un tel quartier résidentiel, son annonce peut provoquer une forte opposition de la population locale, car les résidents sont généralement peu enclins à voir des projets résidentiels de plus forte densité localisés près de leur logement.

On pourra néanmoins nuancer ce débat en rappelant que les fortes densités urbaines ne sont pas systématiquement rejetées, comme en témoignent les prix immobilier élevés au centre de Paris. Ces prix traduisent l’intensité de la demande dans les centres urbains denses, qui offrent en contreparties, les attributs de la centralité (accessibilité, mixité fonctionnelle, présence d’équipements structurants, de services et de commerces).

L’équité sociale de la densification en question

Au-delà de la question de l’acceptabilité sociale, les opposants à la ville compacte font aussi valoir ce que les politiques de densification impliquent en matière d’équité urbaine. Supposée être prise en compte de la même manière que les dimensions environnementale et économique, la dimension sociale n’est souvent pas la priorité des politiques urbaines menées au nom du développement durable (Béal, Gauthier et Pinson 2011). En effet, ces politiques peuvent avoir des effets très inégaux en fonction des groupes sociaux, souvent néfastes pour les plus vulnérables. Pour différents auteurs, les politiques de densification n’échappent pas à cette règle (Dubois et Van Criekingen 2006; Béal 2011) et posent donc question en matière de justice sociale.

Différents chercheurs se sont intéressés à l’idéologie sous-jacente au développement urbain durable (Béal, Gauthier et Pinson 2011) : en étudiant, par exemple, dans quelle mesure les objectifs et solutions préconisées par les politiques menées en son nom peuvent concourir à une accentuation des processus de ségrégation sociale, de relégation spatiale ou de gentrification déjà existants (Cary et Fol 2012). Par là, ils rejoignent les analystes soutenant le fait que les politiques urbaines menées au nom de la durabilité urbaine ne sont pas des politiques socialement neutres : elles marginalisent ou ignorent certains acteurs ou encore certains intérêts comme ceux des populations vulnérables (Dubois et Van Criekingen 2006) ce qui invite à davantage mettre en relief les dimensions politiques et sociales dans les analyses relatives au développement urbain durable. Qu’en est-il des politiques de densification ?

L’un des présupposés de la ville compacte est qu’elle participe à une plus grande cohésion urbaine et contribue à réduire les risques de fragmentation rencontrés dans les espaces périurbains (Nelson et al. 2004). De ce point de vue, elle constitue le contre-pied de la ville diffuse. Un des arguments des tenants de la ville compacte est de dire que la compacité contribue à réduire les processus de ségrégation socio-spatiale propres au périurbain et serait plus favorable aux populations les plus pauvres pour de nombreux aspects tels qu’une meilleure utilisation des transports en commun ou encore un accès plus facile aux équipements (Burton 2000), notamment en contribuant à réduire les distances entre le lieu de travail, les équipements, les aménités urbaine et le lieu de résidence des ménages. En effet, les ménages modestes étant les plus sensibles à l’augmentation des coûts de déplacements automobiles (Fol, Dupuy et Coutard 2007), on peut penser qu’une plus grande accessibilité aux emplois et aux équipements soit bénéfique aux populations socialement fragiles.

Mais les arguments contradictoires sont également nombreux sur ce point. En effet, les divisions socio-spatiales liées aux dynamiques foncières et immobilières, en lien avec les évolutions des parcs de logements, dépendent fortement des stratégies des acteurs collectifs, qu’ils soient publics ou privés (Cary et Fol 2012 : 120). Les processus de densification résidentielle, qui dépendent des politiques de densification, participent alors de cette dynamique. Par ailleurs, on peut supposer que les actions de densification peuvent produire des effets multiples et parfois diamétralement opposés selon qu’elles sont pensées ou non avec un ensemble de mesures qui permettent les « corrélats » de la densité (Charmes 2010). Pour Eric Charmes, la densification seule du bâti n’a pas les mêmes effets pour l’ensemble de la population selon qu’elle est mise en place ou non avec un ensemble de mesures complémentaires, comme l’aménagement de l’espace concerné en termes de déplacements et d’équipements collectifs ou de l’encadrement public des projets résidentiels. La densification peut ainsi avoir des effets inégaux en fonction des groupes sociaux, bénéfiques pour certains, néfastes pour d’autres, selon le projet dans lequel elle s’insère. Concernant les aspects négatifs de la ville compacte en termes de justice sociale, certains observateurs avancent le fait que les politiques de compacité, par les actions de restriction foncière et de concentration dans les centres urbains qu’elles supposent, entrainent le plus souvent une flambée des prix immobiliers (Gordon et Richardson 1997). Ceci pose alors le problème du manque de logements disponibles à des prix abordables pour les ménages modestes, dans les centres urbains (Cheshire et Sheppard 2002) et laisse penser que les processus de densification pourraient renforcer ou provoquer une éviction des populations les plus pauvres (Dubois et Van Criekingen 2006).

Enfin, les politiques de densification vont souvent de pair avec des mesures visant à accroître la mixité fonctionnelle et sociale de certains quartiers, dans l’esprit des attributs de la ville compacte que nous avons évoqués. De telles injonctions se traduisent parfois par la mise en place de projets de requalification urbaine qui ont pour conséquence la démolition de certains immeubles conduisant au relogement des habitants dont les plus en difficulté peuvent perdre leurs ressources fondées sur les réseaux sociaux de quartier (Fol 2009; Touati 2008). Tout ceci peut remettre en cause les bienfaits supposés de la ville compacte du point de vue des ses impacts en termes de justice sociale (Thomann & Bonard 2009).

1 « Le concept décrit sous le terme du « syndrome NIMBY » est simple : l’implantation de tout équipement collectif crée des nuisances pour les riverains proches de l’équipement alors qu’ils n’en tirent pas d’avantages directs. Ceux-ci auront donc pour réaction « naturelle » et égoïste de refuser le projet et de réclamer qu’il se fasse ailleurs (« Not In My Backyard » = « Pas dans mon jardin » (…). Cette « théorie »/ acronyme vient des Etats-Unis où les professionnels de l’aménagement (planners) multiplient depuis la fin des années 1970 ce type de raccourcis pour décrire les oppositions auxquelles ils se confrontent » (Jobert 1998).

Referencias

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