Dess(e)ins utopiques
Pierre Christin, 2014
A partir de ses expériences vécues et de ses travaux artistiques, l’auteur dresse un portrait de la ville-bulle qui s’effondre en passant de la théorie à la pratique. Son constat est celui de projets urbains utopiques, nés d’une vision théorique qui ne résistent pas au vécu ni au réel : la ville-rêve ne peut pas être.
Je crois que tout a commencé lors de mes découvertes de jeunesse. Celle du Grand Hornu, site de charbonnage dans le Hainaut belge comportant une cité ouvrière modèle, épatante ellipse alors pratiquement à l’abandon. Celle du Familistère de Guise, fondé sur le modèle du phalanstère de Fourier par l’inventeur des poêles Godin, avec un magnifique Palais Social lui aussi pratiquement tombé en déshérence. Les Salines de Ledoux, à Arc-et-Senans, un miracle d’harmonie également en assez pitoyable état à l’époque. D’autres lieux encore qui m’attirent au fur et à mesure que mon champ d’action s’élargit. Bath en Angleterre, invention de l’architecture touristique aux élégants crescents de style néo-palladien abritant des appartements en location ou à la vente dès le XVIIIe siècle. Coral Gables, au sud de Miami, l’une des premières communautés planifiées de style « méditerranéen », avec une charte esthétique, dans les années vingt…
Le point commun de tous ces ensembles urbains ? Une vision résolument utopique de la ville. Utopie économique, utopie sociale, utopie prolétarienne, utopie aristocratique, utopie bourgeoise et finalement utopie de fin de vie au soleil. Or nous sommes alors dans une période qui se réclame volontiers de l’utopie en marche, qui recherche de nouvelles formes d’organisation sociale et spatiale, qui s’intéresse à des innovations techniques (le « dôme géodésique » de Buckminster Fuller] aux USA) ou spirituelles (la cité expérimentale d’Auroville] près de Pondichéry, vouée à la paix et à l’harmonie).
C’est le moment où je commence, en 1966, à travailler pour la bande dessinée et le livre illustré. Et c’est ainsi que toutes les images de villes-rêves (plutôt que villes de rêve n’est-ce pas, et d’ailleurs beaucoup d’entre elles ont fini en échec, ou en musée, ce qui n’est pas très différent), oui, toutes ces images urbaines éparses voire contradictoires de mes jeunes années, je vais pouvoir les faire vivre à relativement peu de frais. Car, il faut l’avouer, élaborer des cités imaginaires est infiniment moins coûteux avec des moyens graphiques que – disons – au cinéma et, a fortiori, dans la réalité.
J’ai donc été amené à créer diverses villes plus ou moins utopiques en compagnie de plusieurs artistes graphiques. Certaines se situent dans le futur d’une série de science-fiction comme VALERIAN (22 albums avec Jean-Claude Mézières). Galaxity, unique mégapole de la Terre de l’avenir, est à l’image des constructions se voulant avant-gardistes de l’époque, et d’ailleurs on s’ennuie beaucoup dans ses bâtiments d’allure quelque peu soviétique.
De Point Central, formidable planète artificielle en forme de chaos urbain regroupant toutes les grandes civilisations – une sorte d’ONU cosmique – il se dégage en revanche une forme d’énergie foutraque qui fait dire à nos lointains descendants humains que si elle n’existait pas, il aurait fallu l’inventer. C’est une énorme ville-monde métissée, à l’image de la fin du XX° siècle, car l’anticipation est bien entendu toujours plus ou moins tributaire du contexte dans lequel elle est élaborée et la série Valérian évolue au fil du temps de sa production.
Dans une série d’albums au titre générique assez révélateur de l’esprit du temps, Légendes d’aujourd’hui, avec Enki Bilal, on n’est plus dans l’avenir mais dans le monde contemporain. Un monde des années soixante-dix où la vieille civilisation industrielle est en train de s’effondrer. Dans le nord de la France sinistré, quelques idéalistes et quelques syndicalistes vont élaborer La ville qui n’existait pas sur les ruines de l’ordre ancien. Dans cette cité parfaitement sous bulle, tout n’est que luxe, calme et volupté. Mais le droit à la paresse, même après des vies passées à trimer, est-il la recette du bonheur ? On se doute de la réponse, pour le moins nuancée.
Je vais continuer à travailler sur la même thématique avec un autre dessinateur, Philippe Aymond, dans les Voleurs de villes, histoire dans laquelle un scientifique perdu au fin fond de la Sibérie se lance dans l’élaboration d’une sorte de ville-musée éclectique souterraine, pour laquelle il opère en quelque sorte des « prélèvements » de monuments, de bâtiments, de maisons individuelles, un peu partout dans le monde. Une idée pas plus absurde que celle qui préside à l’existence de certains parcs d’attraction urbains en Chine ou ailleurs.
Avec Mourir au paradis, en compagnie d’Alain Mounier, il s’agit d’une fable noire sur Heaven’s Estate, une gated city imaginaire mais inspirée des communautés fermées que j’ai pu visiter aux Etats-Unis et ailleurs. La passion de l’entre-soi, la phobie de l’altérité et la bonne vieille trouille sociale font sortir un peu partout dans le monde des ensembles clos sur eux-mêmes dont le confort, voire le grand luxe, ne font que transformer la bulle parfaite en prison dorée.
Dernier travail en date, cette fois-ci avec Olivier Balez : un reportage sur les dalles à la française (Front de Seine, Mériadeck à Bordeaux, Cergy-Pontoise, etc.). Là encore, il y a eu un dessein, non dépourvu de dimension utopique. Séparer le piétonnier et l’automobile, créer un havre de paix à l’intérieur de la ville, ou encore une matrice de ville nouvelle. Quelques décennies plus tard, hélas, le rêve d’harmonie n’est guère au rendez-vous sur des espaces désolés perdus dans une sorte d’apesanteur battue par les vents.
Comme si la bulle, si séduisante à rêver, assez simple à dessiner, se dérobait toujours à l’aune du vécu. Comme si toujours l’utopie se dissolvait au contact du réel. Car c’est son impureté, son désordre, voire sa monstruosité, qui donnent tout son sens à la vraie ville.
Sources
Pour accéder à la version PDF du numéro de la revue Tous Urbains, n° 6