Un urbain régulé, filtré, où la photographie était interdite

François Arnal, 2014

Monde pluriel

Cet article présente un nouveau modèle de non-lieu (espace standardisé, sans lien social) : la non-ville. L’auteur prend l’exemple de Val d’Europe (département du Val-de-Marne), centre commercial (espace privé) déguisé en ville (espace public) où les libertés sont très réduites et l’ « habiter » réduit au « consommer ».

En 2004 je fis l’expérience de la « non ville », ou encore du village artificiel où flâner dans la rue ne se fait pas en toute liberté. Alors que j’étais à Disneyland Paris, un collègue historien-géographe et moi-même décidions de nous échapper du parc d’attractions pour visiter et comprendre l’émergence d’une sorte de « ville nouvelle » : le Val d’Europe. Après avoir traversé un quartier entièrement neuf dont les rues finissaient dans les champs de blé et où l’horizon était barré par des grues ou des panneaux de promotion immobilière, nous arrivâmes devant un portail en fer forgé qui s’ouvrait devant nous, à 9h30 du matin. Un imposant vigile ouvrait les portes de ce qui nous semblait être une rue dans un village ou du moins dans une petite ville. Dans ce contexte urbain de déambulation sans autre mobile que de découvrir les lieux, nous souhaitions, obsession du géographe, comprendre l’espace dans lequel des humains habitent.

Nous arrivâmes dans une large rue très propre où les derniers balayeurs enlevaient un hypothétique détritus. Les façades étaient uniformes, quelques lanternes du XIXe siècle rythmaient la rue rectiligne. Nous n’avions pas encore repéré la caméra blanche cylindrique de la vidéosurveillance qui nous observait attentivement puisque nous étions à cette heure incongrue pour le magasinage, les seuls visiteurs. Les stores brise-soleil portant indication des différentes marques de vêtements étaient repliés, et à la perpendiculaire des façades pendaient au même format les enseignes des grandes marques commerciales. Au bout d’une des rues une horloge indiquait 9h39 sur une maison à l’architecture néo-haussmannienne, néo-villageoise ou du moins post-moderne et pastiche des maisons de la Brie voisine. Un discret nom de marque (Armani) apparaissait dans l’entrée principale de ce qui n’était pas une maison mais un magasin. Les fenêtres à l’étage étaient factices comme la totalité de ce village briard créé ex-nihilo six mois auparavant. Des topiaires de buis, des potées fleuries et un pavage complétaient le décor. Quelques bancs en fer forgé rappelant ceux des parcs publics parisiens complétaient le mobilier urbain. Les magasins ouvrant à 10 heures la rue était vide, aucun véhicule ne circulant dans cet espace fermé.

Quand soudain apparurent deux vigiles me demandant ce que l’on faisait ici. Je leur répondis que nous errions librement pour découvrir ce lieu et prendre quelques photos. Ce fut trop. On me demanda fermement alors d’effacer sur le champ les photographies prises sans autorisation dans un espace privé (Outlet Valley Shopping : La Vallée, c’est son nom), car oui, la chose était interdite. Nous étions dans une ville — ou du moins dans une rue reconstituée — qui n’en était pas une, mais un décor dont la mise en scène est théâtralisée, un artefact idéalisé d’architecture villageoise en vue de développer une forme de commerce.

L’Outlet Valley représente la troisième génération des magasins de marque ou magasins d’usine (ventes à prix réduits de produits de grandes marques). Il en existe plus de 113 à travers l’Europe. Celui-ci dépend de la société Value Retail1 qui en a créé 9 en Europe occidentale et d’autres en Chine (dont le fameux Suzhou Village dans la région urbaine de Shanghai) proches des grandes métropoles. Situés dans des régions culturelles et historiques de renom, les Villages sont devenus des destinations touristiques à part entière.

En vérifiant aujourd’hui sur le site Internet, il semble que l’interdiction de prendre des photographies ait été levée. A l’heure d’Instagram, des « selfies » et des téléphones intelligents, cette mesure stupide semblait être contre-productive pour le développement du « shopping de marque ». Le Wi-Fi gratuit est disponible dans le Village, les photos mises en scène avec des mannequins sur le site officiel montrent deux amies devant leur tablette. Il semble difficile pour les vigiles désormais de contrôler les prises de vue devenues si banales. Cependant, j’ai retrouvé le même type d’interdiction dans un autre type de village factice à « Arc 1950 » en Savoie. Et en tout état de cause, ces bulles de chalandises, filtrées et régulées, promeuvent une urbanité neutralisée et contrôlée, ou seul le désir d’achat trouve à s’exprimer.

1 Fondée en 1992, Value Retail a créé et gère Chic Outlet Shopping®, un concept unique dans l’univers du shopping outlet (magasins d’usines).

Sources

Pour accéder à la version PDF du numéro de la revue Tous Urbains, n° 6