L’histoire des villes horlogères dans le Jura suisse et français
Remi Dormois, marzo 2013
Dans cette fiche, extraite d’un article de la revue Information Géographique1, le géographe Alexandre Lemoine revient sur l’histoire de l’horlogerie et montre le rôle clef joué par la frontière entre la France et la Suisse dans le développement de ce secteur mais aussi sur les facteurs explicatifs de divergences dans les itinéraires de développement de part et d’autre de cette frontière.
Le secteur de l’horlogerie a été traversé de mutations profondes qu’elles aient été d’ordre technologique (mécanismes à quartz par exemple) ou économique (élargissement des marchés). Dès lors on peut s’interroger sur les raisons explicatives du maintien de cette activité dans le Jura Suisse sur la longue période dans un contexte de forte concurrence. Pourquoi ce territoire a su mieux s’adapter aux évolutions que d’autres (notamment la région bisontine et le Haut Doubs pourtant proches géographiquement) ? Faut-il chercher les raisons explicatives du côté des entreprises, des institutions, des habitants ?
Climat, contraintes naturelles et migrations à l’origine du développement de l’horlogerie
C’est finalement une succession de migrations qui va introduire dans les montagnes des innovations techniques que l’on pensait plutôt réservées aux fabriques des villes.
Du côté Suisse, les catholiques suisses fuient Genève, et l’intolérance de Calvin, apportant avec eux les secrets d’une fabrication plus loin vers les montagnes du Jura. Ainsi au milieu du XVIIIe, l’industrie horlogère suisse gagne les centres de Neuchâtel, du Locle et de La Chaux-de-Fonds, qui éclipseront la production lémanique dès la fin de ce siècle.
Du côté français, en 1793, arrive à Besançon un groupe de 80 horlogers suisses chassés du canton de Neuchâtel par le roi de Prusse en raison de leurs sympathies pour les idées révolutionnaires qui se répandent alors en France. C’est donc dans la mouvance de l’horlogerie suisse et de son organisation que va naître l’industrie horlogère dans les montagnes du Doubs, du Val de Morteau jusqu’à Maîche, puis conjointement, à partir de Besançon, et rayonner sur les campagnes environnantes, notamment vers la montagne.
Mais le développement de l’horlogerie va aussi reposer sur une disponibilité et un savoir faire des populations locales.
Le changement socio-économique endogène (abandon du tissage à domicile, individualisme agraire), l’homogénéité sociale des campagnes montagnardes et une relative surpopulation locale vont favoriser l’adoption d’une activité nouvelle venue des centres du piémont suisse voisin et, dans une moindre mesure, du bas pays français. Ainsi s’étend progressivement l’industrie horlogère par la diffusion locale des savoirs-faire et des connaissances. Les maigres rendements agricoles et la disponibilité de main-d’œuvre durant les longs mois d’hiver, poussent dans un premier temps des paysans-éleveurs vers le double emploi, puis rapidement vers des emplois définitifs dans l’horlogerie. Encore fallait-il qu’ils sachent maîtriser certaines techniques, ce que leur permettait leur pratique ancienne de l’industrie du fer. Ici, réapparaît clairement la continuité naturelle : des conditions géologiques, topographiques, climatiques identiques, qui impliquent des modes de fonctionnement agricoles très proches.
De part et d’autre de la frontière, le système s’organise bientôt autour de multiples fermes ateliers qui sont autant de sous-traitants des établisseurs qui se concentrent progressivement dans les villes horlogères du Locle, de La Chaux-de-Fonds en Suisse, puis de Maîche ou de Morteau en France. En effet, aux premiers artisans horlogers fabriquant tout eux-mêmes, de l’outillage aux composants de la montre, dès le début du XIXe siècle, succède le procédé du fractionnement. L’horlogerie devient alors le fait de «spécialistes» concentrés sur la production d’un composant précis : ébauches, roues, cadrans, pierres, boîtes, etc. L’horlogerie du Doubs est alors une activité rurale. En 1850, l’annuaire du Doubs établit que 79% des ateliers, côté français, sont situés dans la montagne et sur les hauts plateaux. L’impact sur la structuration du territoire est évident : ce système maintient jusqu’à cette époque une répartition de la population relativement homogène, et à partir des années 1850, on observe progressivement un mouvement de concentration autour de certains bourgs, beaucoup plus rapide et important en Suisse qu’en France. Les échanges se multiplient entre les deux pays, mais de manière souvent illicite puisque la frontière se ferme, le système transfrontalier entrant en effet dans une période de concurrence.
Une discontinuité lourde de conséquences : le poids des influences extérieures et l’adaptation des acteurs locaux
On peut ensuite identifier deux points de rupture technologique entre la partie française et la partie suisse.
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Suite à l’exposition universelle de Philadelphie en 1877, on constate que les horlogers américains ont réussi à automatiser une partie de la production. Les Suisses tout d’abord comprennent vite qu’il faut suivre cette orientation. Dès la fin du XIXe siècle, il apparaît une petite mécanique de précision. La dynamique de mécanisation est soutenue par la suite grâce à la disponibilité de capitaux liée à la mise en place d’une contribution obligatoire au début du XXe siècle. Les Franc-comtois, quant à eux, prennent du retard et conservent le système des «établisseurs».
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Le deuxième point de rupture se situe entre la fin des années 60 et la fin des années 70. Les deux systèmes réagissent différemment à la généralisation du quartz et à la montée en puissance de la concurrence asiatique et américaine.
Côté français, une partie de l’industrie horlogère disparaît par manque de cohésion face à de nécessaires restructurations afin d’intégrer le mouvement électrique tout d’abord, puis la technique du quartz. C’est la montre mécanique qui est d’abord préconisée pour lutter contre la concurrence, le revirement tardif vers le quartz place l’horlogerie française en situation de dépendance par rapport à ses principaux concurrents, alors qu’entre-temps les marques françaises prestigieuses ont disparu (Jaz, Yema). Le caractère conflictuel des relations interprofessionnelles, l’individualisme des stratégies de multiples entreprises disséminées et faiblement fédérées, nuit à la mise en place d’une démarche concertée. Par ailleurs, les micro-techniques émergent, mais dans un cadre de sous-traitance et de dépendance vis-à-vis de grands groupes nationaux ou internationaux, comme cela est le cas pour l’horlogerie.
Côté suisse, par contre, les dispositions cartellaires précoces, issues de la dépression du début des années 30, confèrent une cohésion remarquable aux entreprises, limitant la concurrence interne, rationalisant la production et permettant une réponse coordonnée face à la montée de la concurrence extérieure. La mise en place de la montre électrique puis du quartz déclenchent de profondes restructurations, que soutiennent les banques et qu’organise admirablement la Société Suisse de Micro-électronique et d’Horlogerie (SMH), qui a pris le relais du Laboratoire de Recherches Horlogères créé dès 1930.
Une continuité fonctionnelle autour de multiples flux
Il résulte de cette évolution, un espace transfrontalier largement dissymétrique au sein duquel apparaissent de multiples flux. On a ainsi perçu les points d’ancrage, finalement communs aux deux pays (relief, climat, isolement, savoirs-faire), les points d’entrée de l’innovation en relation avec les aléas politiques internationaux, et enfin les points de rupture dans leurs trajectoires.
Notons que les Français sont aujourd’hui de retour dans l’horlogerie, mais en Suisse, et sous l’angle des grands groupes. En effet, Cartier s’apprête à créer 700 emplois en Suisse, à 5 km de la frontière (crêt du Locle) pour plus de 24 millions d’euros. LVMH ensuite, qui s’empare de Tag Heuer, d’Ebel et de Zenith pour un peu moins de 1 milliards d’euros. Les emplois continuent donc de se concentrer en Suisse, où la production horlogère bénéficie d’une image de marque à son plus haut, tandis que la France est contrainte à la sous-traitance. L’industrie horlogère du Haut-Doubs qui ne cesse de s’effilocher (- 4,4 % en 1997 ; - 5,7 % en 1998 et – 0,5 % en 1999), voit donc, à deux pas, proliférer les investissements français, alors que l’usine Cattin de Morteau, vouée à la friche, est municipalisée faute de repreneur. On peut d’ailleurs à ce titre s’interroger sur la pérennité de cette situation. En effet, tant que l’image est très porteuse, elle compense largement le surcoût induit par l’implantation en Suisse (main-d’œuvre, prix du foncier), mais jusqu’à quand ? D’adaptations en innovations, les deux versants industriels d’une frontière pourtant organisés durant un temps sur des modèles proches, ont donc fortement divergé, tout en restant intimement liés.
1 LEMOINE A. 2003. Évolution d’un espace transfrontalier: le territoire horloger franco-suisse de l’arc jurassien, In L’information Géographique, vol 67, n°1, p.21-34
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