L’expérience des Assemblées de Voisins en Argentine

Pedro Brieger, 2003

Dialogues, propositions, histoires pour une citoyenneté mondiale (DPH)

L’apparition, après les événements insurrectionnels de 2001, des Assemblées formées par des Voisins représente l’un des phénomènes les plus nouveaux et intéressants dans la politique argentine contemporaine. Cette fiche revient sur le développement de ces Assemblées et leur impact sur la vie quotidienne, sociale et politique, des argentins.

La nouveauté, c’est que la formation des Assemblées dans les différents quartiers s’est faite sur une initiative des individus agissant simplement en tant que voisins, alors même que, dans bien des cas ils n’avaient jamais exercé d’activité politique d’aucun type. Ces Assemblées constituent une conséquence directe de la nécessité ressentie par les habitants de rester dans les rues et de récupérer les espaces publics de façon massive après les événements des 19 et 20 décembre 20011. Ce n’est pas par hasard que tous ont commencé à se réunir au coin des rues ou sur des places publiques, assurant une présence symbolique dans les lieux que les habitants s’étaient réappropriés durant les deux journées de mobilisation.

Depuis leur création, fin décembre 2001, les Assemblées ont opéré un changement qualitatif. Elles sont passées d’une étape de mobilisation (qu’elles n’ont pas non plus abandonnée) à une étape de construction d’espaces de pouvoir, légitimés par l’implication des habitants, ce que n’avait jamais pu faire l’État argentin.

Les premières réunions des Assemblées avaient pour objectif de procéder à une refondation politique, culturelle et une redéfinition des espaces. Bien-sûr, il existait déjà des Assemblées dans différents domaines, mais elles se constituaient toujours pour mettre en place une activité ou résoudre un conflit ou un problème ponctuel, comme ce fut le cas dans les Universités, les usines ou même dans certains quartiers. Elles étaient toujours convoquées par une organisation politique ou sociale et disparaissaient en peu de temps.

Toute personne peut participer aux Assemblées de voisins quelles que soient ses convictions politiques ou idéologiques, son appartenance ou non à un parti. Le fait qu’il n’y ait aucune condition permet aux « voisins » d’avoir le sentiment que cette assemblée est vraiment la leur. Tous sont leaders de l’Assemblée et en même temps personne ne l’est. En réaction à la politique traditionnelle, les Assemblées sont en effet nées avec le refus de tout leader et, de ce fait, jusqu’à aujourd’hui, la recherche d’un mode de fonctionnement horizontal est l’une de leurs principales préoccupations.

Suivant un processus logique et devant la démobilisation générale en 2002, les Assemblées ont commencé à se transformer et à passer d’un mouvement de protestation de rue à un mouvement de reconstruction du lien social au sein des quartiers.

En tenant compte des différences et des particularités de chaque quartier, les Assemblées ont organisé des achats communautaires, des cantines populaires pour les plus démunis, des bourses du travail pour les chômeurs, des rencontres culturelles, des marches contre l’augmentation des prix pratiquée par les entreprises de services privés ou pour appuyer l’action des travailleurs qui réquisitionnent leur usine.

« La Trama » (La trame)

« La trama, une rencontre entre la culture et la politique », événement organisée par l’Assemblée de Voisins de Palermo Viejo le week-end du 25 et 26 mai 2002, reflète cette intention de reconstruire les liens sociaux au sein du quartier. Pendant deux jours, se sont déroulées environ 200 activités politiques et culturelles dans tout le quartier.

L’expérience de « La trama » permet de comprendre comment a évolué la pensée des membres de l’Assemblée eux-mêmes. Le quartier de Palermo Viejo s’est beaucoup transformé ces 5 dernières années. Auparavant, il y avait des maisons, des garages et quelques vieilles usines de vin. Aujourd’hui, c’est un quartier « moderne » avec de nombreux bars, restaurants, théâtres et centres culturels.

Au lieu d’apporter au quartier une proposition « toute faite et fermée » relative à l’organisation des journées, les membres de l’Assemblée ont parcouru les rues pour que les habitants puissent participer à la conception de ce projet et ils se sont rendus-compte que beaucoup souhaitaient le faire. Ce qui avait commencé avec une vingtaine d’activités au départ s’est terminé avec quelques 200 activités. Les bars et restaurants ont proposé de faire des menus promotionnels pour le week-end et d’exposer des tableaux, les théâtres d’ouvrir leur porte et de programmer des pièces gratuites, de nombreux espaces culturels d’organiser des tables rondes politiques, etc. Le fait qu’ils acceptent d’ouvrir leur porte pour que soient organisés des débats politiques ou des marchés artisanaux était totalement nouveau. « la trama » fût une modeste expérience d’auto-gestion, parce que c’est l’Assemblée qui a réalisé l’articulation entre les différents secteurs sociaux du quartier.

Ce que montre cette expérience, c’est que l’une des caractéristiques développée par les Assemblées est de combiner un processus de revendication envers l’État et l’organisation des habitants à la marge de l’État en le supplantant, notamment dans les domaines où il n’intervient plus suite au processus de privatisation des services sociaux.

La récupération des espaces publics

L’investissement des espaces publics (et d’autres privés) abandonnés, récupérés par les Assemblées est l’un des points fondamentaux de cette expérience collective. Ce qui est né d’un besoin « physique » au départ, résultant de la nécessité de bénéficier d’un espace pour se réunir pendant l’hiver, s’est terminé en expériences d’auto-gestion : les assemblées se sont appropriées des terrains vagues, des espaces à côté des voies de chemin de fer, des cliniques abandonnées, des bars et des restaurants fermés, des marchés municipaux délaissés depuis des années, avec à chaque fois pour objectif de leur donner une utilité communautaire.

L’Assemblée de Palermo Viejo a ainsi récupéré les rues autour d’un vieux marché municipal, à moitié abandonné, et y a mis en place un projet productif permettant à des dizaines de personnes sans travail d’avoir recours à la fabrication artisanale comme moyen de subsistance.

Ce lieu récupéré bénéficie d’une légitimité sociale parce que tous les voisins connaissaient ce lieu abandonné depuis près de 20 ans jusqu’à ce que l’Assemblée décide d’y pénétrer et de le récupérer pour l’utilité de tous. La mobilisation des voisins a donc imposé de fait au gouverneur de la ville une nouvelle réalité : les voisins pourraient prendre en charge un lieu délaissé par L’État depuis des années. De plus, pour ne pas rester définitivement en marge de la loi, les voisins ont obligé les autorités municipales à signer un accord légal selon lequel ils avaient la charge du lieu pour une période initiale d’un an.

Les voisins revendiquent ici leur droit à être « les maîtres » d’un lieu qui avait été abandonné

Les lieux ainsi récupérés, qui n’avaient jusque là aucune utilité pour le quartier, furent transformés en espace de participation collective. Au lieu de lutter simplement pour la prise révolutionnaire du pouvoir, qui aboutirait à un changement radical, beaucoup d’Assemblées ont préféré constituer des formes embryonnaires d’un pouvoir alternatif, légitimées par les voisins et les autorités locales. Cela montre qu’il existe une articulation entre la mobilisation des voisins et l’utilisation des mécanismes formels du droit. Ceux-ci permettent en effet aux voisins de renforcer leur l’action en neutralisant le pouvoir d’intervention du gouvernement qui se retrouve dans l’incapacité de les déloger lorsqu’ils ont pu recourir à la légalité formelle. De cette manière, les autorités n’ont pas eu d’autre choix que de légitimer ces actions de mobilisation collective.

Dans la plupart des cas, les Assemblées n’espèrent plus que l’État prenne en charge certaines tâches ; elles prennent l’initiative et réalisent elle-même les actions, comme dans le cas de l’occupation d’immeubles abandonnés. Il n’est pas demandé à l’État de les entretenir mais aux Assemblées de les récupérer, non seulement pour les mettre à disposition de la communauté, mais aussi comme une démonstration de pouvoir et comme une forme d’articulation entre la contestation et l’action concrète.

1 Les 19 et 20 décembre 2001, en réaction à la grave crise économique et financière, au gel des comptes courants bancaires et à l’inaction de l’État, les argentins descendent spontanément dans les rues pour demander la démission du gouvernement en place.

Sources

Contribution de Pedro Brieger, Forum « Le droit, ça dit quoi, on en fait quoi !", Juristes-Solidarités

Assemblée de voisins de Palermo viejo

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