Le développement des pratiques de concertation en France
Aperçu de la situation et de quelques enjeux, intérêts d’une mise en réseau des acteurs
Pierre-Yves Guiheneuf, Loïc Blondiaux, 2012
Institut de la Concertation et de la participation citoyenne
Cette fiche s’intéresse au développement de la concertation en France, en termes de facteurs d’évolution (demande sociale, demande des institutions publiques, obligations réglementaires et législatives), de diversité des thématiques et de diversité des pratiques.
Développement des pratiques de concertation
Depuis plusieurs décennies déjà, les pratiques de concertation se développent sous l’effet conjugué de plusieurs facteurs, notamment :
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Du fait de demandes sociales issues de citoyens ou d’organisations collectives soucieuses de renoncer au moins partiellement à une posture revendicative pour prendre une place dans la décision publique, ou cherchant par le dialogue des alternatives à la judiciarisation de leurs conflits ou encore désirant (re)créer du lien social dans des sociétés jugées fragmentées. Cette demande sociale de participation ou de dialogue, observée notamment dans le champ de l’environnement, est elle-même le fruit de tendances lourdes, depuis l’élévation du niveau d’éducation et d’information du citoyen qui incite celui-ci à porter un regard critique sur la gestion des affaires publiques, jusqu’à la montée des préoccupations environnementales qui a favorisé l’investissement des citoyens dans la défense des enjeux locaux ou globaux, en passant par la crise de légitimité des élus et des experts.
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Du fait de demandes des élus et des institutions, désireux de renouveler les modes de prise de décision, soit dans une optique managériale (entrainer l’adhésion des populations en les associant au processus décisionnel, mobiliser l’expertise d’usage des habitants, identifier précocement de possibles résistances, prévenir ou gérer des oppositions, etc.), soit par conviction politique (démocratiser et rendre plus transparente la décision publique, décloisonner l’action des services, etc.) soit encore par calcul stratégique (améliorer l’image d’un élu, créer un contre-pouvoir citoyen pour s’opposer au pouvoir des experts, susciter un débat interne à l’institution sur un sujet donné, etc.).
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Du fait des incitations et des obligations qui s’expriment dans des textes (législation et réglementation nationales, conventions internationales) portant sur la participation du citoyen dans la conception, la mise en œuvre ou le suivi des politiques publiques ou bien portant sur le dialogue entre des parties prenantes qui doivent gérer des ressources communes ou mener des projets collectifs.
Ces « effets poussoirs » dessinent un cadre général qui peut expliquer l’émergence des pratiques de concertation dans de nombreux champs, que ce soit celui de la ville, de l’environnement, des aménagements, du développement local, de la santé, des choix scientifiques et techniques, etc. Ces effets sont puissants car ils résultent de l’agrégation, à un moment particulier de notre histoire, d’objectifs plus ou moins convergents bien que s’enracinant dans des motivations spécifiques.
Ces pratiques sont également inspirées par des référentiels conceptuels et historiques différents, résultant de trajectoires distinctes. Par exemple, l’une de ces trajectoires historiques est née en milieu urbain autour du concept de démocratie participative. Son histoire a fait l’objet d’une fiche rédigée par Simon Wulh. Elle trouve son origine dans les luttes urbaines et dans la politique de la ville, dans la revendication d’un partage du pouvoir décisionnel ou dans l’émergence de contre-pouvoirs, dans la demande d’une plus grande expression des citoyens dans l’espace public et d’un meilleur dialogue entre ceux-ci et les autorités.
Une autre de ces trajectoires est née autour de questions relatives à l’environnement et aux grands aménagements. Elle trouve son origine dans un certain désengagement de l’Etat au profit d’une coordination des acteurs publics et privés, par exemple pour la gestion concertée des ressources collectives. Cette évolution résulte elle-même à la fois du processus de décentralisation et d’un repositionnement des pouvoirs publics autour d’un rôle moins interventionniste et plus stratégique.
D’autres évolutions pourraient être décrites : elles montrent le développement de pratiques de concertation dans des milieux comme celui de la recherche scientifique et technique, ou celui de la santé. L’important tient au fait que, depuis la fin des années quatre-vingt-dix environ, ces trajectoires se croisent et se fertilisent mutuellement, les réflexions méthodologiques et les positionnements théoriques étant désormais échangés entre praticiens et chercheurs. L’institut de la concertation est l’une des manifestations de ce croisement des approches.
Quels sont les effets de ces évolutions ? Sans prétendre être exhaustifs, nous pouvons en identifier dans au moins deux secteurs: celui, déjà ancien, de l’action publique et celui, émergent, d’un nouveau champ professionnel qui est celui du conseil, de la mise en œuvre et de l’accompagnement de la concertation. Ce dernier est traversé depuis plusieurs années par des interrogations autour des questions de méthode.
Les enjeux des questions de méthode
La concertation recouvre, dans le langage courant et même dans la littérature spécialisée, un grand éventail de pratiques. Elle met en scène des échanges multi-acteurs visant à orienter les décisions publiques et parfois également celles des acteurs privés. En principe, elle ne concerne pas la seule communication ni même la consultation (demande d’avis) ; elle ne concerne pas non plus la co-décision ou la négociation ; elle situe donc dans cet entre-deux.
Les pratiques de concertation peuvent être distinguées selon plusieurs critères, par exemple :
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L’initiative, qui peut venir des autorités publiques comme elle peut venir des citoyens ; son caractère réglementaire ou non ; les objectifs poursuivis par chacune des parties ;
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Le nombre de personnes concernées, qui peut aller de quelques individus (cas d’une conférence de citoyens) à plusieurs milliers (cas d’un débat public) ; le caractère ouvert (participe qui veut) ou sélectif (les participants sont choisis par les initiateurs) et autres caractéristiques du « dispositif » de concertation, comme sa durée qui peut aller de quelques semaines à plusieurs années ;
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La formalisation du processus et de ses étapes, qui peut être importante dans le cas de démarches standardisées telles qu’elles sont décrites dans les manuels, comme elle peut être faible dans le cas de démarches conçues chemin faisant ;
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La qualité de la délibération, qui peut aller du « dialogue de sourds » jusqu’à la co-construction de propositions ; de l’affrontement d’arguments à la recherche de consensus ;
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L’inscription dans le processus décisionnel, qui peut être très limitée comme elle peut être déterminante, etc.
Le simple énoncé (non limitatif) de ces critères suffit à montrer la diversité des pratiques se réclamant de la concertation. Ce sur quoi s’accorde la grande majorité des spécialistes de la concertation (consultants, élus, agents des services de l’Etat ou des collectivités, formateurs, chercheurs…), c’est qu’en fonction des choix méthodologiques qui sont faits à ces différents niveaux, l’expression des participants change, la délibération (ou la qualité du dialogue) varie et, par voie de conséquence, les résultats de la concertation diffèrent.
Autrement dit, le « cadre » détermine, en partie au moins, le « contenu » des échanges. Chacun a déjà fait le constat que la simple disposition d’une salle de réunion (une tribune ou au contraire des sièges disposés en cercle) interfère sur l’expression des participants. On peut aisément faire le même constat en fonction de la durée d’un processus de concertation (qui joue par exemple sur l’interconnaissance entre participants et donc la qualité de leurs échanges), les objectifs posés (qui vont plus ou moins circonscrire les marges de manœuvre existantes), la confiance des participants envers l’initiateur (qui va inciter chacun à adapter sa stratégie), le nombre de participants et le choix de travailler ou non en petits groupes, etc. On voit donc que l’ingénierie de la concertation, loin de constituer un simple enjeu technique relatif à l’organisation des échanges, conditionne la nature des interactions entre les participants, influe sur les résultats, contribue à la satisfaction de chacun.
En outre, face à la tentation qui consisterait à limiter la concertation à une procédure visant à canaliser les mécontentements, à mieux faire accepter des projets définis à l’avance ou à offrir des espaces d’expression sans prise réelle sur les décisions, les concepteurs et animateurs en charge de l’organisation du processus peuvent avoir, en fonction de leur liberté d’action professionnelle et de leurs propres choix personnels, des marges de manœuvre significatives, y compris la capacité de refuser de donner une caution à des démarches qu’ils jugeraient inadéquates.
L’échange entre spécialistes de la concertation a donc pour intérêt, à partir des enseignements de leurs pratiques, de contribuer à la formation de chacun d’entre eux mais également de rendre plus transparentes leurs options méthodologiques et les présupposés qui les animent.
Il ne s’agit pas pour autant de chercher à normaliser et à définir ce que serait par nature une « bonne » concertation, mais peut-être de tracer collectivement des limites au-delà desquelles il existe des risques de dénaturer l’idée même de concertation, d’identifier des règles déontologiques ou de bonne conduite susceptibles de préserver la qualité des processus participatifs ou d’aider les praticiens à identifier les risques de dénaturation de leur travail et à s’en prémunir.
L’Institut de la Concertation a mené un travail sur la formation et les référentiels professionnels de praticiens de la concertation. Les questions de déontologie professionnelle ont été abordées dans le cadre de deux séminaires organisés par l’Institut de la Concertation. Elles tournent notamment autour du concept de neutralité de l’animateur et de la possibilité d’un « débat sur le débat », c’est-à-dire de promouvoir la construction collective de règles de la concertation par les participants eux-mêmes.
Evolution des pratiques des institutions
De nombreuses institutions publiques expérimentent la mise en place de processus de concertation depuis plusieurs années. Certaines d’entre elles créent des espaces de concertation pérennes (par exemple, des comités regroupant chercheurs et associations de malades dans le domaine de la recherche médicale, des comités de quartier dans le cas de certaines villes, etc. ) ou accompagnent leurs projets d’une phase de participation des acteurs locaux (par exemple, en mettant en place des réunions publiques ou des conférences de citoyens, etc.). Quelques-unes, notamment des collectivités territoriales, ont créé des services spécialisés, ont adopté des chartes de la concertation qui les engagent durablement ou ont formé leurs agents à l’ingénierie de la concertation.
En quoi ces pratiques modifient-elles fondamentalement la pratique des institutions ? En quoi l’irruption de groupes d’intérêts particuliers ou de citoyens change-t-elle le fonctionnement des services, les processus décisionnels ou la pratique des élus ? Il est difficile pour le moment de répondre à cette question, mais l’Institut de la concertation dialogue à ce sujet avec des agents et des élus de collectivités territoriales.
Sortir du local
Les pratiques de concertation ont généralement été expérimentées sur des périmètres circonscrits même si ceux-ci sont parfois relativement vastes (une intercommunalité, un bassin versant…). Au point que le principe de proximité est parfois apparu comme un constituant de leur légitimité1.
Cependant, le passage à un échelon supérieur est en cours. Des collectivités régionales, par exemple, font appel à la concertation dans l’élaboration de leurs politiques publique d’ampleur régionale. Comment dans ce cas mobiliser les principes et les méthodes de la concertation ?
1 Rosanvallon P., 2008, La légitimité démocratique, Seuil. Note de lecture sur Comédie
Para ir más allá
Article sur le site de l’Institut de la concertation