Défis et problèmes de l’éducation populaire au développement durable

Jean-Louis Martinand, January 2016

« Éducation à » ou « enseignement du » développement durable (EDD), en d’autre termes « programme ou curriculum » ?

Dans les pays de tradition scolaire française, on pense habituellement en termes de « programmes » imposés et nationaux (Ratio Studiorum des collèges jésuites au xviie siècle ; plans d’étude des écoles primaires de la IIIe République). Dans ce cas, les questions de la mise en œuvre sont souvent occultées : activités des apprenants et des enseignants, instruments et dispositifs, orientations didactiques, méthodes et démarches pédagogiques, modalités d’évaluation, de contrôle et de certification.

Sans programmes imposés aux écoles, mais pas sans contrôle ni certification, les écoles primaires et secondaires des pays de tradition anglaise devaient élaborer elles-mêmes le curriculum global et les curriculums des matières enseignées ; d’où une attention beaucoup plus accentuée qu’en France au travail local de conception et de mise en œuvre, y compris pour les questions de gestion de moyens et de compétences. C’est pour poser à propos de l’éducation au développement durable les questions de la conception et de la mise en œuvre éducatives que nous utilisons ici une notion de curriculum qui introduit trois idées fortes : distinguer le prescrit et le « produit » – c’est-à-dire les activités éducatives et leurs effets, « coproduits » par éducateurs et éduqués –, penser le possible et le réel en matière de curriculum, ne pas s’enfermer dans une des formes curriculaires possibles, celle de l’enseignement de disciplines, scolaires, ou professionnelles.

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Développement durable : enseigner ou éduquer ?

À première vue, les actions d’éducation au développement durable conduites par les organisations d’éducation populaire et de défense de l’environnement devraient échapper facilement aux défis et problèmes que rencontrent les établissements d’éducation nationale lorsqu’ils doivent élaborer, organiser et mettre en œuvre l’éducation au développement durable (EDD) que leur imposent les orientations nationales (stratégie de développement durable) et les textes de leur tutelle ministérielle. Les organisations restent en effet dans leur rôle et s’investissent dans une mission revendiquée, alors que s’agissant des établissements, la mission qui leur est imposée bouscule aussi bien les modes de conception et de programmation, anciens ou modernistes, des activités d’enseignement et d’apprentissage que les « contenus » et « dispositifs » éducatifs de l’éducation générale pour tous, comme des diverses formations secondaires et supérieures « généralistes », technologiques ou professionnelles.

Mais si, au-delà des affirmations identitaires de différences irréductibles, l’on prend en compte la longue histoire des influences réciproques et de la circulation des hommes et des idées pédagogiques entre institutions d’éducation nationale et organisations d’éducation populaire, il est légitime de s’interroger sur les défis que doit aussi rencontrer l’éducation populaire au développement durable. Du point de vue « éducatif », établissements d’enseignement et organisations d’éducation populaire paraissent en effet devoir faire face à des problèmes assez analogues. Et d’abord à la tâche, décentralisée dans les deux cas, de construction d’une forme curriculaire pour les activités de ce qui est dans les deux cas aussi une « éducation à » et pas un « enseignement de ».

Bien que, sous l’effet de diverses suggestions ou prescriptions pédagogiques, les curriculums éducatifs soient de plus en plus définis par des compétences à former et de moins en moins par des savoirs, pas seulement conceptuels et discursifs, à s’approprier, il reste difficile aux prescripteurs comme aux éducateurs et aux « formateurs » de s’abstraire des cadres de pensée et d’action que sont les disciplines « académiques » (recherche et formations supérieures), les disciplines de l’enseignement secondaire et les disciplines de métiers, bien peu préparées à la prise en compte des enjeux de développement durable. Réciproquement, les conceptions et mises au point pédagogiques et didactiques de projets d’éducation ou de formations au développement durable révèlent les hésitations et les incohérences des conceptions politiques et des principes stratégiques de l’éducation et des formations au développement durable, et aussi des orientations politiques du développement durable lui-même.

Si l’idée de développement durable était « scientifique », elle serait « enseignable » et on trouverait les manières de l’approcher et de la développer de l’école primaire à l’enseignement supérieur : on rencontrerait des problèmes pédagogiques et didactiques relativement familiers. Par contraste, elle serait alors plus difficile à construire dans les modalités de l’éducation populaire, à cause de la complexité des objets, phénomènes, actions auxquels elle référerait alors.

C’est ce qui aurait pu être le cas pour l’éducation relative à l’environnement, s’il avait été choisi d’enseigner des « sciences de l’environnement », en « scientifisant » l’idée d’environnement comme cœur d’une nouvelle discipline, et donc en supprimant les sciences physiques, les sciences de la vie et de la terre, la géographie…, au moins dans l’enseignement général obligatoire. Or, partout dans le monde, on a maintenu ces disciplines scolaires et essayé de placer à côté d’elles, et en articulation avec elles, une « éducation à l’environnement » scolaire dont le contenu ne peut plus être mis en forme de discipline ; ce n’était pas inconcevable mais, de fait, l’éducation à l’environnement n’a jamais accédé à l’état de généralisation, et n’a peut-être jamais été pensée en ce sens, pour le collège en particulier. Au moins cela a-t-il maintenu ouvert un espace d’intervention largement occupé par des organisations d’éducation populaire.

Esquisse problématique (pédagogique et didactique) pour l’EDD

C’est avec un cadre stratégique tel que celui évoqué précédemment qu’il apparaît possible de poser avec pertinence les questions de la mise au point de contenus (relevant spécifiquement d’une responsabilité didactique) et du montage d’actions éducatives (relevant d’un « génie pédagogique »). Pour terminer, six questions doivent être évoquées dans cet esprit, car elles méritent réflexions, essais évalués, investigations empiriques et élaborations théoriques autant pour l’éducation scolaire et universitaire au développement durable que pour l’éducation populaire au développement durable.

  1. La question des types curriculaires pertinents pour l’EDD.

  2. La question de la construction et de la structuration d’îlots interdisciplinaires de rationalité, ou plus généralement d’îlots multi-référentiels de rationalité et de technicité, impliquant des rationalités scientifique, juridique, politique, économique…, et confrontant des savoirs « hybrides » pour l’action et dans l’action (savoirs prospectifs, proactifs et mobilisateurs), ainsi que des savoirs controversés et des opinions « raisonnées » (sujettes à critiques de leurs valorisations et dévalorisations).

  3. La question de la « mise en état » des disciplines scolaires à prendre en charge des « problèmes de développement durable ». Le développement de leurs possibilités spécifiques incite à reprendre leur « point de vue sur le monde et le savoir » et leur outillage conceptuel et instrumental, souvent obscurcis ou détournés par leur « scolarisation ».

  4. La question de l’identité relationnelle de l’EDD par différence avec les éducations à la citoyenneté, aux risques, à la santé…, et par contraste avec les matières et disciplines.

  5. La question des principes de progressivité pour un curriculum d’EDD de l’école obligatoire, mais aussi pour des curriculums plus restreints d’éducation populaire.

  6. La question de l’évaluabilité dans un curriculum d’EDD étroitement dépendante de la précédente. Comment rendre compte des effets pour réguler et rectifier le curriculum, intervenir et aider les participants dans l’action collective pour le développement durable et pour leur propre formation ?

De ce tour d’horizon, peut-on conclure autrement qu’en attirant à nouveau l’attention des lecteurs pour prendre au sérieux les enjeux éducatifs complexes et nouveaux de l’éducation au développement durable ? Ce faisant, ils participeront aussi au mouvement d’ensemble de tous ceux qui sont mobilisés par les enjeux du développement durable.

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