Paysage, espaces publics
Programme « Paysage et développement durable 2 » 2010 - 2014
abril 2014
Lancé en 2005, le programme « Paysage et développement durable » (PDD) invite les chercheurs à se pencher sur les relations et interactions entre deux notions complexes du point de vue scientifique : le Paysage et le Développement Durable. Tout en intégrant les grandes orientations de la Convention européenne du paysage, entrée en vigueur en France le 1er juillet 2006, le programme PDD, piloté par le MEDDE, a fait l’objet de deux appels à proposition de recheche (APR), le premier initié en 2005 puis un second en 2010. C’est dans le cadre de ce dernier que des chercheurs se sont intéressés à ce qui fonde le paysage du point de vue des politiques publiques, mais aussi des habitants d’un territoire. Comment peut se fabriquer un paysage commun, générateur d’identité et de fonctionnement social urbain dans le cadre des politiques urbaines et en association avec les habitants ? Comment le potentiel naturel, historique et culturel d’un territoire peut s’hybrider de stratégies sociétales, mais aussi des besoins de chaque homme à composer son paysage vécu ? Comment recréer une unité de paysage associé à des territoires distincts et à une pluralité d’histoires, de symboliques et d’intérêts ? Comment peut-il constituer une composante à part entière d’un projet urbain, en tant que bien partagé et identitaire, et ce quel que soit le contexte culturel. Ce sont ces problématiques qu’ils abordent dans leur étude intitulée « l’enjeu du paysage commun ». Nous livrons ici plusieurs analyses tirées du rapport final de recherche présenté le 29 avril 2014.
Landscape et paysage, des notions associées à l’artialisation du monde
Associé à l’artialisation du monde (Alain Roger, 1997), le paysage conçu dans les projets urbains en France comme aux États-Unis est avant tout décrit par rapport à ses références culturelles, ses représentations picturales, esthétiques, voire symboliques. Aux États-Unis, landscape est fréquemment utilisé dans le vocabulaire des concepteurs urbains en lien à une représentation artistique du paysage ou de la rue. Issu du mot hollandais landschap, landscape désigne la région (land), mais aussi un état, une condition collective (scape). Il fut utilisé au XVIème siècle, par les peintres hollandais, maîtres de la représentation des paysages naturels et désigna une représentation artistique du monde. Il fut traduit en anglais comme peinture représentant un paysage naturel et plus tard comme une vue sur une scène naturelle réelle (la nature comme expression artistique). Issues du vocabulaire de la peinture, les politiques de landscape traduisent une volonté d’insertion d’une vue artistique la rue (streetscape), de l’espace (cityscape), des étendues terrestres (landscape, seascape, etc.).
De même, selon les théories culturalistes, la notion de paysage émerge en Europe à la Renaissance autour de l’idée de contemplation de la nature, notamment dans la représentation picturale ou littéraire (Berque A., 199482). Cette dimension esthétique est, comme aux États-Unis, prégnante dans la conception paysagère.
Si la profession de paysagiste ou de landscape designer s’envisage comme une pratique d’aménagement susceptible d’artialiser le monde (Alain Roger, 199783), elle est souvent limitée aux référents culturels ou esthétiques du « beau paysage », de la « belle ville » des professionnels. Bien au contraire, la reconquête urbaine actuelle par le paysage semble avant tout viser une transformation de l’image urbaine et non la relation des hommes aux lieux. Les discours ne suffisent pas à masquer les enjeux de marketing urbain que représente la pratique paysagère.
Landscape versus placemaking
Le terme placemaking recouvre une approche multifacette de la planification, de la conception et de la gestion des espaces publics. Il est à la fois processus et philosophie. Le concept est né dans les années 1960, lorsque des urbanistes tels que Jane Jacobs84 ou William H. Whyte85 militèrent pour une conception urbaine qui prennent en compte les besoins des habitants. Ils mirent l’accent sur l’importance de quartiers vivants et de conception d’espaces publics accueillants. Jane Jacobs a défendu l’idée que les rues appartiennent aux citoyens avec son concept aujourd’hui célèbre des « eyes on the street ». William H. Whyte milita quant à lui pour une compréhension fine des usages de l’espace, et des attentes quant à ses usages préalablement à la conception des espaces publics. Ses observations et entretiens ont révélés que que ce qui attirait le plus les gens dans les espaces publics, c’était …les autres gens.
Aux Etats, Unis, le terme de placemaking commence à être utilisé dans les années 1970 par des architectes et urbanistes pour décrire les processus de création de places, parcs, rues, fronts de mer ou quais. Les espaces publics mais aussi les paysages sont souvent associés à cette notion de placemaking . L’idée est que l’agencement des composantes de l’espace peut conduire à lui donner une identité (a community), à créer de l’attachement (a sense of place). Ce qui représente un déplacement par rapport aux idées de Jane Jacobs pour qui les phénomènes sociaux contribuent à construire les espaces de proximité.
Le vocabulaire se rapportant au paysage et au placemaking (au sens de conception, création et appropriation des lieux) constitue même le cadre de pensée des architectes et urbanistes qui considèrent la conception des espaces comme essentielle au développement de l’identité locale (community identity) et de l’habitabilité des lieux. Le paysage est ainsi conçu de façon à être en accord avec le quartier et l’identité locale tels qu’on les imagine. Le registre professionnel du paysage – planification, conception, écologie – vient en appui à la définition traditionnelle du mot comme « scène ou décor » (scenery) et « perception esthétique ». Le paysage est un site (setting) composé de volumes (mass) et d’espaces. Il construit la partie visible et externe de ce qui est imaginé comme un « lieu » (
Cependant, comme on l’a vu, la notion de placemaking peut revêtir une signification plus large englobant le « paysage social », le « paysage mémoriel » ou le « paysage quotidien », elle évoque également une expérience du lieu bien plus variée et complexe que celle de paysage spatial. Pour Jane Jacobs, le quartier constitue un paysage de relations sociales tacites à travers l’espace du quotidien, dont il constitue la matrice. L’urbaniste Clarence Perry fondait son idéal du paysage territorial sur les institutions sociales qui lui conféreraient un sens: l’école, la salle municipale et les services publics locaux. Avec Kevin Lynch le quartier est révélé comme un univers de caractéristiques visuelles constitué de pratiques, de signes et de frontières. En effet, chaque individu interprète son lieu de vie. Pour Kevin Lynch86, le placemaking repose entièrement sur les usages. Il est un paysage de sens commun et partagé construit par l’histoire du lieu (évolution de son paysage et de ses bâtiments, événements qui s’y sont déroulés). L’historien de l’architecture Spiro Kostoff parle même du « paysage temporel » qui marque les espaces publics de la ville87.
Trouver et comprendre ce paysage intérieur et intime des lieux demande de mettre à jour les souvenirs et les significations cachés, d’interpréter les signes de la vie sociale et locale. Cette approche constitue une « phénoménologie du paysage » qui s’étend au-delà des descriptions visuelles et de la transformation physique des espaces jusque dans l’interprétation des sensations, des souvenirs et des pratiques sociales idiomatiques de ce qui est perçu comme un lieu. Le géographe Yi-Fu Tuan met l’accent sur la manière dont les gens ressentent et pensent l’espace, dont ils s’attachent à leur logement et à leur quartier, et combien la perception du temps affectent ces sentiments. La dimension temporelle du paysage et du placemaking est de ce fait cruciale pour comprendre l’évolution et les changements dans le paysage urbain. Le temps et l’espace deviennent des concepts fondamentaux88.
Le paysage est considéré par les urbanistes-paysagistes comme la réponse à l’incapacité de l’architecture et de l’aménagement urbain à gérer la complexité de l’urbain. Le concept de place, entendu comme un lieu urbain idéal à l’instar du village, est employé massivement dans le vocabulaire de l’urban planning; il constitue aussi une réaction à la négation du local dans nos sociétés globalisées89. Dans cet imaginaire, la mosaïque de lieux-quartiers (places/neighborhood) constituerait l’armature de la ville comme expérience urbaine. Les termes de placemaking et de paysage de proximité (neighborhood landscape) sont eux indifféremment utilisés comme des synonymes de communauté locale (community). Les habitants, qui détiennent la connaissance vécue des lieux s’érigent souvent contre ces acceptations professionnelles.
Dans tous les cas, les termes de paysage, d’espace public, de placemaking, de place, sont presque exclusivement utilisés par les professionnels de la ville et les associations locales. Les habitants utilisent des termes plus communs et relatifs à des éléments précis de l’espace public : la rue, le trottoir, les marches, le parc, le croisement, l’artère commerçante…. Pour le grand public, le terme de paysage évoque la nature, les espaces verts et les jardins. Il est parfois associé à l’environnement, mais peut être aussi réduit à une définition traditionnelle de scène pastorale (scenery) ou de site rural. Le paysage est considéré comme quelque chose de bénéfique tant pour l’esprit que pour le corps, un antidote à la ville néfaste aux personnes et à l’environnement.
Le paysage et l’espace public sont faits d’histoires, de symboles et d’intérêts ; ils constituent un système culturel qui englobe l’espace physique, les institutions, les traditions et la perception sensorielle, ainsi que les enjeux de pouvoirs locaux. Ce système se construit à partir des tensions entre tous ces éléments et subit l’impact de facteurs extérieurs en particulier les politiques publiques. Charles Waldheim90 explique que le paysage est particulièrement adapté à la métropole moderne en ce qu’il est « le seul capable de réagir au changement, à la transformation, à l’adaptation et à la succession engendrées par le temps ».
Espace paysager, nouvel idéal d’espace public ?
Dans les projets urbains récents, la notion de paysage urbain est souvent assimilée aux « espaces paysagers » censés faire paysage. Il s’agit des espaces publics de nature (jardins, parcs ou autres waterfront, green open spaces,…) ou des formes d’urbanisation laissant une grande place à la nature. Mais en quoi ces opérations de nature en ville participent-elles à l’émergence d’un paysage urbain ?
L’évolution de la conception de jardin a longtemps été idéalisée dans ses représentations (symbole du paradis sur terre, pastorale,…) avant d’être utilisée, voire instrumentalisée pour mettre en scène le pouvoir ou des idéologies d’aménagement, parfois en contre-pied de celles des architectes urbanistes. De fait, depuis la fin des trente glorieuses, via son inscription progressive dans les politiques publiques (ex. : loi paysage de 1993), l’action paysagère gagne du terrain sur l’aménagement urbain et questionne les rapports ville/nature sans pour autant remettre en cause les conceptions professionnelles urbaines et paysagères.
Au contraire, tant aux États-Unis qu’en France, on assiste plutôt à une dilution la notion de paysage avec celle d’espace public/collectif dans le vocabulaire des aménageurs. Aux Etats-Unis, les termes d’espaces urbains (urban spaces) et parcs (parks) sont même indifféremment utilisés pour désigner les lieux publics, et non seulement les espaces verts. Pour autant, la capacité de ces espaces de nature à faire espace public et générer du paysage est loin d’être acquise.
Si le terme parc, du latin parricus / enclos, a pris des sens multiples, notamment celui d’espace vert avec un enclos accessible, il ne fait pas pour autant espace public. De même, Park, emprunté du vieil anglais, qui désignait une réserve naturelle fermée, un espace de chasse, est même défini à présent comme un espace attaché à des usages : parking, camp militaire (military park), espace commercial (commercial park), etc. On est loin des sens attribués aux espaces publics.
En effet, selon la définition du dictionnaire Émile Littré, les rues et places sont, dans leur étymologique, un vide bordé d’habitations et de bâtiments. Les espaces publics apparaissent dès lors comme un vide interprétable et accessible à tous, seulement quand ils sont qualifiés par des édifices et activités des hommes (Emeline Bailly, 200991). Ainsi, en France, ces rues et places assemblent, lient les lieux, les hommes et leurs activités. Elles mettent en scène une appartenance à une entité sociétale, publique. Elles symbolisent un espace sociétal partagé. Aux Etats-Unis, elles sont aussi désignées par un lieu vide entouré de maisons. Elles sont d’abord dans leurs matérialités distinctes puisque les trottoirs sont associés aux habitations. Elles sont surtout spécifiques par l’attention à l’usage partagé lié à une communauté exclusive, dont le common exprime la spécificité. Ce lieu vide n’est pas public, mais partagé par une communauté.
Ces espaces vides entre les maisons ou édifices sont susceptibles d’être investis de sens individuel ou collectif alors que routes, autoroutes ou carrefours traduisent une vocation utilitaire, facilitant les flux. On retrouve la même distinction dans le vocabulaire anglo-saxon (street et road). Des lieux apparaissent ainsi dans leur définition même ne pas être en mesure d’être interprétés, étant réduit à leur fonction utilitaire.
Cette notion de vide a été rapprochée à celle d’Henri Maldiney (2003) 92 qui associe l’oeuvre d’art au vide (Emeline Bailly, 2009). Pour lui, le vide n’est pas une négation du monde, mais au contraire une « condition qui rend possible la perception sensible du monde ». Du rien émerge le tout, la possibilité d’« être le monde ». Ce vide constitutif des lieux permettrait une perception sensible, une interprétation de ce qui nous est commun, notre condition d’être sur terre. C’est de ce vide que les hommes inventent l’espace. C’est de ce vide que l’identité, l’atmosphère, la qualité des espaces urbains se créent et que ces derniers trouvent leur essence publique.
Dès lors, ces espaces de nature ne peuvent créer de l’espace public, du paysage et plus encore du commun que s’il y a reconnaissance de cette possibilité d’interprétation permanente des lieux. Cela implique la création de vide, susceptible d’être regardé, éprouvé, projeté et en aucun cas l’édification de seuls espaces naturels décoratifs.
Ainsi, nous distinguons les espaces de nature (qu’ils soient publics, collectifs ou d’agréments), des espaces publics (qui permettent d’appartenir à une sphère sociétale) et des paysages urbains (qui permettent une distanciation du quotidien, une possibilité d’éprouver le monde), même si ces notions apparaissent interdépendantes et mobilisent des dimensions idéelles et subjectives.
Les espaces paysagers peuvent-ils renouveler l’urbanité « perdue » des espaces urbains ?
L’intérêt actuel pour « le paysage » se manifeste aussi à travers l’idée que ces espaces de nature pourraient générer d’autres sociabilités urbaines. Or, souvent surdimensionnés (grands parcs, esplanades minérales ponctuellement végétalisées, trames vertes…) ou limités à des espaces verts d’agréments, ils apparaissent avoir du mal à être appropriés par les usagers.
Si les projets urbains durables récents prônent une nature libre et spontanée, elle reste souvent en partie maîtrisée par la puissance publique au nom de la biodiversité. Le savant mélange d’essences plantées et vivaces, l’alliance de laisser-faire et d’entretien jardinier, la limitation des usages au nom de la protection de la faune et de la flore ou encore l’idée de composition d’une vue à l’interface de la nature et de l’urbain, en sont des illustrations. Le paysagisme actuel traduit bien une vision politique d’une conception de « liberté maîtrisée », où les hommes comme les espaces urbains seraient susceptibles d’évoluer dans ce nouveau décor censé attrayant tout en restant sous le contrôle de la puissance publique.
A côté de l’ambition paysagère, l’idéal de l’espace public en référence à la ville, au village avec ses plazas, placettes, boulevards, continue à structurer les trames urbaines. Denis Delbaere (2011) parle d’« un catalogue de formes urbaines connues par tous censé incarner la ville », dont l’agora serait l’archétype. Ces formes sont communément partagées et n’ont pas besoin d’être argumentées dans les projets tant elles appartiennent à un imaginaire commun. Denis Delbaere rappelle, par exemple, que la convention de Bruxelles de 1980 pour une ville européenne recommandait de réaliser « ce qui fut toujours la ville, à savoir des rues, des avenues, des îlots, des jardins… soit des quartiers »93. L’espace public tendrait à se découpler de la ville, qui elle-même avait été une condition constitutive de l’apparition de l’espace public avec ses caractéristiques d’urbanité. Or, si l’espace public tend à se découpler de la ville dans le contexte de la métropolisation, ne peut-il pas se refonder sur sa relation au paysage, à une représentation sensible du monde ? Le paysage urbain serait dès lors porteur d’un potentiel renouveau de l’espace public.
Il y aurait dans les projets urbains actuels une forme de réinvestissement de la notion de l’urbanité, l’une héritée (l’espace public) réduite à son aspect spatial et l’autre émergente (le paysage urbain) ouvrant sur une civilité et une citoyenneté plus individualisée. D’ailleurs, Denis Delbaere estime que ces espaces naturels symbolisent une nouvelle forme de sociabilité diffuse, promouvant l’entre soi, une individualisation des pratiques sociales qui conduit à une plus grande hétérogénéité des perceptions et modes d’investissement spatial. Elle se distingue des espaces publics liés à une sociabilité sociétale, à une sphère politique. De même, Éric Charmes et Jean Michel Leger94 (2009) soulignent les phénomènes actuels de décommunautarisation des espaces d’une part et de regroupements sociaux sous forme de « clubbisation » d’autre part. Ceux-ci conduisent à de nouvelles identités plus rassurantes, communautaires, de « petits nous », qui créent du commun et font société sur un autre registre. On passerait d’une conception de citadins rattachés à une ville à celle de citoyens liés à une société. Marc Augé95 (1992) parle dans le même sens d’une surmodernité remettant en cause l’idée de destin partagé au profit d’une addition de parcours individuels. Dans cette perspective, on peut considérer que l’urbanité rattachée aux espaces publics pourrait s’établir sous d’autres formes que publiques, autrement dit à travers une disjonction des sphères publique, sociétale et vies individuelles et collectives.
Entre remise en cause d’un modèle sociétal et la promotion d’un nouveau rapport des hommes à leur environnement, paysages et espaces paysagers sont potentiellement porteurs d’une nouvelle représentation de l’urbanité des villes qui demande elle aussi à être reconsidérée. Dès lors, la composition des paysages par les multiples lecteurs, récepteurs, concepteurs, pourraient-elles renouveler l’habitabilité des lieux, voire réconcilier l’espace aménagé avec ceux perçus, vécus, imaginés ? Comment l’ambition paysagère des politiques publiques peut-elle contribuer à recomposer une sphère publique, des nouvelles formes d’urbanité ? Est-ce parce qu’elle serait susceptible de ménager une forme de sociabilité diffuse ? Est-ce une simple projection métaphorique pour réincarner un horizon dans une période d’incertitude ? Est-ce au contraire parce qu’elle incarne une dimension idéelle, qui rend possibles d’autres relations au monde, plus sensibles et métaphysiques ?
Pour comprendre en quoi le paysage peut renouveler l’urbanité des villes, il est nécessaire d’explorer le sens qu’il peut recouvrir pour ses habitants/usagers et en quoi il peut générer du commun, au-delà des sociabilités diffuses ou « clubbisation ». En effet, les recherches sur les représentations sociales du paysage (Yves Luginbühl, 2001) et nos propres hypothèses de recherche laissent supposer que le paysage peut être support de sens individuel et collectif dans la mesure où il offre une occasion d’interprétation, de « partage du sensible » de son environnement et d’engagement sociétal. Jean-Marc Besse (2000) considère d’ailleurs que le paysage représente une possibilité d’éprouver le monde étant autant une projection (représentation du monde) qu’une projectation (imaginaire de ce qu’il pourrait être). Penser le paysage porteur d’urbanité revient à affirmer la nécessité de réconcilier l’extériorité des lieux, la présence de vide interprétable et qualifiable par la vie des hommes, avec les visions et expériences subjectives et partagées d’un environnement. L’enjeu ne serait-il pas dès lors de reconsidérer les approches paysagistes de mise en « beau » paysage, au profit de démarches de co-conception, d’appropriation, de poétisation des lieux et des paysages ?
Paysage commun et lieux d’urbanité
Parallèlement, des espaces se réinventent localement, devenant support de sens, d’identité, d’engagement commun pour des individus et groupes humains. François Ascher parle même de la globalisation qui réveille le local. En effet, des formes d’intensification des activités et usages se déploient à travers des pratiques festives, culturelles, commerciales, des promenades (tels les quais de Seine avec Paris-Plage…). De nouveaux lieux sont investis dans la proximité, temporairement ou de manière pérenne, sur des espaces en friche, délaissés, naturels ou même virtuels qui peuvent faire l’objet d’une occupation spontanée ou partagée (squat, usages artistiques ou associatifs, etc.). Ceux-ci apparaissent support de sens, d’identité commune pour un ensemble d’individus. Des espaces privés résidentiels font l’objet d’usages partagés (jardins, jeux, etc.). Il s’agit d’espaces intermédiaires entre le bâtiment et la rue, voire en coeur d’îlot (parterres, allées, jardins, ruelles et passages, et parfois mêmes aires d’agrément ou de jeux).
Des espaces urbains se recomposent ainsi non seulement sur de nouveaux lieux, mais aussi selon de nouvelles formes (micro-construction, bricolage, mobilier et signaux primant sur l’aménagement physique des lieux), de nouveaux statuts (privés à vocation collective), usages (espaces partagés, autogérés, émergents, etc.), engagements communs et représentations symboliques. Ils représentent potentiellement une nouvelle catégorie d’espaces, que nous proposons de nommer « lieux d’urbanité ». Autrement dit, il s’agit de lieux collectifs qui s’inventent dans la proximité sous l’impulsion de groupes d’individus engagés pour le déploiement de l’intérêt commun, parallèlement aux politiques urbaines. Ils favorisent un retour aux lieux en dehors des représentations publiques, mais aussi la promotion de formes de vie collective liées à une communauté.
De même, des esthétiques paysagères, notamment par des engagements collectifs ou personnels à l’égard de l’environnement, émergent. Elles résultent d’un ensemble de représentations subjectives et imaginaires, de petites transformations spatiales liées à des fleurissements, éclairages, mobiliers urbains, mise en scène de la façade de sa demeure… Ces sensibilités ordinaires se traduisent aussi par des formes d’investissements spontanés de lieux de nature, tels les délaissés ou terrains vagues. Comme le rappelle Nathalie Blanc (2012), les représentations des bénéfices du végétal sont surévaluées par les habitants par rapport à ce qu’en traduisent les connaissances scientifiques. Les artistes eux-mêmes transforment des espaces libres pour offrir d’autres expériences urbaines (usines, friches, etc.). Des collectifs pluridisciplinaires de paysagistes, architectes, artistes, inventent même des conceptions participatives d’espaces paysagers, tels Rebar à San Francisco, Coloco en France, pour tenter d’introduire une dimension poétique à la fabrication urbaine. Souvent réduites aux espaces paysagers, elles restent à inventer à une échelle urbaine et paysagère.
Ces engagements amènent à reconsidérer des formes de paysage urbain métissé de nature. Pour Nathalie Blanc (2012), cette demande paysagère permet d’articuler l’écologie et l’esthétique, favorisant l’émergence de lieux, pratiques et représentations renouvelées des objets de nature (art écologique, association environnementale, politique de nature en ville). Elle participe, selon elle, d’un enrichissement de l’espace public et de l’espace politique.
Aussi, plutôt que de condamner la disparition des sites naturels et paysages remarquables ou des espaces publics devenus non-lieux (M. Augé), privatifs (S. Low), lisses (O. Mongin), nous faisons l’hypothèse que la citadinité, civilité ou citoyenneté, peut s’exprimer sous d’autres acceptations des espaces publics et du paysage, qui restent à inventer. Si dans la ville héritée, on parlait d’urbanité et non d’urbanisme, la cité devant créer la civilité, la polis, la politesse, l’urbs, l’urbanité, il s’agit aujourd’hui de considérer d’autres formes de vie publique ou collective, de révéler ce qui fait paysage pour les riverains d’un espace urbain, d’offrir une possibilité de ressentir et de mise à distance de la vie quotidienne. C’est d’ailleurs ce que le discours tente d’énoncer, il nous semble, quand il positionne le paysage et les espaces de nature pour refonder cette urbanité que les espaces publics et naturels ne semblent plus en mesure d’offrir. De fait, le paysage des politiques publiques locales introduit une mise en relation du matériel et du symbolique, du réel et de l’idéel.
Notre hypothèse est que le paysage ne peut être limité à un référent culturel ou esthétique que seuls les artistes ou paysagistes seraient susceptibles de mettre en scène. Il est aussi produit par les hommes qui y vivent, par un ensemble de transformations spatiales et imaginaires liées aux représentations et investissements des hommes dans leur environnement à un moment donné.
Il y a donc un enjeu de paysage commun qui serait autant façonné par des actes urbains publics que qualifié par des initiatives vernaculaires (jardins partagés, fleurissements, décor des façades, etc.) ou idéalisé par l’imaginaire et le rapport subjectif aux lieux. C’est, il nous semble, seulement dans cette complexité de composition que les lieux et leurs paysages pourraient réconcilier l’extériorité des lieux à leurs visions et expériences.
Pour aborder cette complexité de l’espace urbain, limiter les tensions, et permettre l’évolution des métropoles, il est dès lors essentiel de s’attacher à définir ce que signifient les termes de paysage et d’espace public/commun dans les quartiers populaires en périphérie urbaine et d’en analyser leur perception. Les quartiers populaires sont considérés comme n’ayant aucun paysage ou espaces publics identifiables en tant que tels, et de ce fait comme des quartiers sans qualité, souvent délaissés, pollués et sales. Pourtant, une lecture approfondie des espaces périphériques montre que ces espaces, apparemment chaotiques ou anarchiques au premier abord, sont en fait très structurés96. Le paysage des quartiers populaires reflète simplement des logiques et des dynamiques différentes qui constituent une opportunité pour un urbanisme plus fluide. Loin d’être des lieux à l’identité univoque et stable, ils révèlent des différences internes et sont des lieux en tension. Les caractéristiques physiques des espaces publics dans les quartiers périphériques peuvent représenter le chômage, l’insécurité, l’exclusion sociale, le manque de services sociaux, la dégradation urbaine, et dans les conditions les plus extrêmes, la violence. Le paysage urbain y symbolise la précarité et la marginalisation. La perception des limites du quartier et l’introversion sont de nature différentes peut-être parce qu’elles symbolisent l’exclusion physique et sociale. Pourtant les habitants aspirent naturellement à l’intégration plutôt qu’à la fragmentation, à la qualité des espaces et à la sécurité plutôt qu’à une satisfaction basique de leurs besoins. En ce sens, l’identité et la personnalité d’un lieu ne peut être compris et construit qu’en relation avec d’autres lieux97.
Le Centre pour la Culture, l’Histoire et l’Environnement de l’Université du Wisconsin à Madison a conduit une expérience dans les quartiers périphériques de Little Village et West Englewood à Chicago, à l’initiative de l’historien de l’environnement William Cronon (Nature’s Metropolis: Chicago and the Great West, 1992). Des workshops installés au coeur de ces quartiers délaissés ont permis de renouveler les approches sur l’engagement communautaire envers le paysage urbain. Ils ont permis de révéler les éléments du quotidien qui fondent l’identité locale, objets, lieux, images du passé. L’héritage paysager fait de structures abandonnées et de traces d’anciens bâtiments sont autant de clés pour comprendre le passé. Le déclin et la dégradation urbaine montrent à la fois la perméabilité des quartiers et la pauvreté, et situent les quartiers dans leur contexte temporel. La perception des paysages est élargie aux espaces vacants, aux canaux abandonnés et aux espaces non entretenus. La topographie des lieux redevient visible. D’autres éléments non visuels renseignent sur les histoires et les jeux de pouvoirs à l’oeuvre dans la production de ces différents espaces sensoriels. Ces perceptions multiples aident à appréhender la ville, l’organisation spatiale de son économie, de son écologie de sa culture.
Des concepteurs engagés, européens et américains, ont utilisé « l’urbanisme tactique » (ou « l’urbanisme guerilla ») 98 comme stratégie pour transcender les pratiques et perceptions admises de l’urbanisme, et pour tester les fondements du changement social selon une approche progressive. Michel de Certeau place les projets interventionnistes dans « l’urbanisme tactique », et démontre que les projets à petite échelle menés dans des lieux inhabituels s’opposent aux opérations conventionnelles d’aménagement. Les projets tactiques tirent parti des « cadeaux du hasard » que sont les espaces publics, les dents creuses et autres espaces interstitiels ; ils déploient la rapidité, la flexibilité et la mobilité décrites par l’auteur de L’invention du quotidien (1980). L’espace, le temps, les lieux et la nature – soit le cadre matériel de la vie quotidienne – sont révélés et mis en scène par les usages et pratiques sociales, qui les combinent les uns avec les autres et non pas séparément99. Ce « particularisme militant » des communautés locales démontre leur engagement envers le développement durable associé à un objectif de justice sociale, et constitue leur réponse à la mondialisation.