Nature industrielle, espace protégé urbain : le dépassement des oxymores

Samuel Depraz, 2013

le concept d’espace naturel protégé, généralement associé aux territoires peu habités voire sauvages, s’étend pourtant aujourd’hui jusqu’aux espaces urbanisés en prenant même la forme de « parcs nationaux urbains ». De même, le parc urbain, autrefois perçu comme un espace domestiqué et artificialisé, devient lui-même un support de naturalité et de sauvage dans la ville, ne serait-ce que par la tendance actuelle à développer une gestion différenciée des espaces verts en milieu urbain. Cette convergence entre deux objets opposés ouvre à une redéfinition de la nature en ville, désormais intégrée au patrimoine urbain et protégée avec lui. Cependant, si la réflexion sur l’intégration de la nature en ville est en fait ancienne, sa désignation sous le terme de nature sauvage, à protéger, est nouvelle et en renforce la valeur écologique. L’exemple des anciens terrains industriels du bassin de la Ruhr (Allemagne) illustre tout particulièrement ce nouveau paradigme, puisque la rénovation de la région se fonde sur des processus écologiques originaux de renaturation des friches, mais aussi de protection et de valorisation d’une « nature industrielle », c’est-à-dire d’une véritable biodiversité urbaine intégrée à un projet régional de Parc paysager de l’Emscher. L’article souhaite démontrer qu’il s’agit là d’une forme de protection innovante de la nature, centrée surtout sur les processus écologiques d’évolution de la biodiversité plutôt que sur un état initial idéalisé de nature sauvage ou un statut d’espace naturel protégé à proprement parler ; une protection ouverte, souple, qui non seulement tient compte du contexte urbain environnant, mais est en fait même intrinsèquement liée à lui.

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Le concept d’espace naturel protégé, généralement associé aux territoires perçus comme sauvages ou peu investis par la société, connaît actuellement une mutation sensible dans ses formes et ses espaces-supports, au point d’être désormais envisagé comme une composante possible de l’espace urbanisé : il est en effet question à l’échelle internationale d’« espaces protégés urbains », mais aussi d’une « nature urbaine » ou d’une « biodiversité industrielle », par exemple : autant d’oxymores récents, révélateurs d’un réel changement de paradigme dans les conceptions contemporaines de la protection de la nature.

Un glissement vers une protection intégrée de la nature

En s’appuyant sur les récentes analyses de Catherine et Raphaël Larrère (2009), on peut en effet considérer l’approche odumienne en écologie (Odum et Odum, 1953), dominante au milieu du vingtième siècle, comme une science qui se focalise sur l’homéostasie des écosystèmes et qui analyse avant tout la réaction de ces derniers face à toute perturbation extérieure. C’est une approche qui survalorise aussi l’idée d’optimum climacique établie par Frederic Clements au début du vingtième siècle, c’est-à-dire l’idée qu’il existe un état d’équilibre originel des écosystèmes fondé sur des associations végétales et animales adaptées aux conditions du milieu et capable de perdurer en l’absence de toute perturbation extérieure.

Par ces deux concepts au moins, l’écologie odumienne cultive implicitement l’idée de menace face à un état idéal anté-anthropique, ou tout au moins se focalise sur les facteurs de dégradation de la nature sauvage par l’action de la société : elle postule fondamentalement une nature en-dehors de l’homme.

On comprend dès lors pourquoi la protection de la nature s’est longtemps faite par l’exclusion des activités humaines. Elle s’est fondée sur une approche des plus radicales, c’est-à-dire une protection nécessaire et intrinsèque des espèces emblématiques et, avec elles, de leurs espaces remarquables – avec, en particulier, une préservation stricte des éléments jugés les plus rares et les plus menacés. Le concept américain de Wilderness, évocateur d’une nature originelle, intacte et esthétique, en reste sans doute l’exemple le plus remarquable, témoignant des origines du continent avant la lutte pionnière pour son occupation (Larrère, 1997).

Cependant, les théories plus contemporaines de l’écologie scientifique ont imposé un nouveau paradigme qui se diffuse surtout depuis les années quatre-vingt-dix (Figure 1). La base nouvelle consiste à évaluer la qualité des écosystèmes non plus en fonction de leurs espèces emblématiques ou de leur rareté, mais en fonction de leur biodiversité globale et de leurs capacités d’évolution (Soule & Wilcox, 1980 ; Pickett & White, 1985). Les perturbations des milieux ne sont plus alors forcément synonymes de destruction, mais plutôt d’un changement d’équilibre des écosystèmes, que ce soit en mal ou en bien. Les activités humaines ne sont plus nécessairement un obstacle à la qualité des écosystèmes, mais peuvent y participer. La protection ne se fonde alors plus sur une dichotomie stricte nature/culture, mais sur une interaction permanente et un impératif de gestion des écosystèmes.

La traduction de cette évolution, d’un point de vue spatial, rompt avec la « segmentation spatiale » stricte entre espaces de nature et espaces de culture, pour reprendre les termes de L. Laslaz (2005). Les espaces naturels protégés s’ouvrent plus volontiers à la société en acceptant un certain nombre d’activités en leur sein, notamment agricoles et cynégétiques, voire en pilotant de manière interventionniste l’évolution des écosystèmes par une gestion et un suivi attentifs. De ce fait, on ne préserve plus la nature en soi, une nature intacte, belle et/ou à haute valeur écosystémique : on protège bien plutôt un processus. En d’autres termes, on cherche surtout à préserver les capacités d’évolution et d’adaptation d’un milieu, et non plus ses qualités intrinsèques de départ.

Cette approche peut être qualifiée de « compositionniste » (B. Latour, 2010), dans le sens où elle s’adapte au contexte de l’espace à protéger ; il s’agit aussi, en somme, d’une « écologie de la réconciliation » (Rosenzweig, cité par Larrère & Larrère, 2009, op. cit.). Elle s’avère alors tout à fait compatible avec des espaces plus artificialisés dans la mesure où ce n’est plus l’état initial de nature qui prime dans la démarche de conservation, mais bien les potentialités du milieu, porteuses d’une évolution progressive vers plus de biodiversité. La protection de la nature est donc intégrée à des espaces aux caractéristiques très diverses et, pourquoi pas, fortement anthropisés.

La conséquence : une relecture des parcs urbains par la nature

C’est ainsi que l’on peut sans aucun doute expliquer l’apparition, en Scandinavie ou aux Etats-Unis en particulier, de « parcs nationaux urbains ». Il s’agit de territoires d’aspect naturel – parcs, lacs, forêts périurbaines – mais dont le fonctionnement est fortement lié aux espaces urbains. Ils sont alors, par ce terme évocateur de « parc national », investis d’une dimension écologique nouvelle afin d’ouvrir la ville au naturel.

En Finlande, quatre « parcs nationaux urbains », à savoir Hämeenlinna (2001), Heinola (2002), Pori (2002) et Hanko (2008), ont été instaurés après une révision du Code de l’urbanisme en 2000, laquelle mentionne la possibilité d’établir, pour les communes se portant volontaires, des espaces protégés conjuguant des éléments de patrimoine historique, des sites de loisir de pleine nature et des parcs publics dans un même territoire de gestion durable (Depraz, 2008). Sont ainsi associées des fonctions écologiques, économiques et patrimoniales sous un même en-tête de nature protégée. L’idée est vraiment d’établir un lien physique voire, comme cela est souhaité, un lien fonctionnel entre l’espace urbain et la nature.

Il en va de même aux États-Unis, dans le cas du Golden Gate National Parks (San Francisco). Ce réseau de parcs urbains et périurbains parfois discontinu est conçu comme un pont vers la nature, afin d’inverser la logique et « d’amener la nature vers les hommes », et non pas les hommes vers la nature, selon le slogan du parc. Dans cet esprit, le parc urbain, autrefois perçu comme un espace domestiqué et artificialisé, devient alors support de naturalité. Renommé « espace protégé », et haussé au rang de parc national depuis peu, sa gestion est confiée au National Park Service américain, en association avec une fondation locale qui assure directement la maintenance des 32 000 ha composant ce réseau. Il ouvre finalement à une vision écologiste de la nature en ville et permet de mettre en évidence l’existence d’une biodiversité urbaine, avec pourquoi pas des modes de gestion plus campagnards ou sauvages, dans l’esprit du « tiers paysage » de Gilles Clément en France, par exemple (Clément, 2003).

Ceci étant, cet état d’esprit est-il si nouveau ? Le lien établi entre la nature et la ville, certes désormais estampillée de la marque « espace naturel protégé », n’est finalement pas si nouveau. On se place ici dans la droite ligne de travaux européens et américains des 18e et 19e siècles (Pacquot, 2004). On pense notamment aux fameux « systèmes de parcs » de Frederick Law Olmsted, voire aux réalisations de Pierre-Charles L’enfant à Washington, mais aussi aux exemples européens de théorisation de la nature en ville, qu’ils soient appliqués dans le cas de Jean-Charles Adolphe Alphand à Paris (Alphand, 1984), de John Nash à Londres, ou bien idéalistes, comme dans l’oeuvre d’Ebenezer Howard (1902) ou les essais de Jean-Claude Nicolas Forestier (Leclerc, 2000). Tout se passe comme si l’on retrouvait, sous des habits nouveaux, un discours fortement enraciné dans l’héritage anthropocentrique européen, lequel réclamait déjà à la fin du 19e siècle un lien renoué entre l’homme et la nature. Rejetant cet héritage hygiéniste et esthétique sur la nature en ville, la période de l’écologie radicale du milieu du 20e siècle aurait en fait momentanément créé une rupture entre deux pôles dont on retrouve aujourd’hui le nécessaire lien dialogique.

La Ruhr allemande, une expérience de renaturation

Mais peut-être le statut d’« espace naturel protégé » ainsi revendiqué est-il porteur d’une dimension supplémentaire, résolument nouvelle et plus profonde. Ce sont précisément les implications de ce changement de vocabulaire que l’on voudrait analyser ici plus en détail. L’exemple des anciens terrains industriels du bassin houiller de la Ruhr (Allemagne), regroupés au sein de l’Emscher Landschaftspark (parc paysager de l’Emscher), illustre en effet à un degré encore plus avancé la manière dont l’écologie allemande reconsidère elle aussi la place de la nature protégée en milieu urbain.

Deux sites appellent tout particulièrement l’attention au sein de la vaste conurbation de la Ruhr, ce vaste ensemble de villes agglomérées étendu sur près de soixante kilomètres entre Duisbourg à l’Ouest et Dortmund à l’Est et qui rassemble entre 5 et 6 millions d’habitants aujourd’hui.

Les terrains houillers du site du Zeche Zollverein, à Essen, tout d’abord, ont été exploités de manière très intensive depuis 1847 et ont connu une artificialisation particulièrement poussée : sur quelques kilomètres carrés se sont trouvés concentrés 12 puits de mine,

produisant jusqu’à 3,6 millions de tonnes de charbon par an avec un pic en 1932, lorsque ce site devint le premier site extractif au monde en volume. On y trouve alors 304 fours à coke, produisant plus de 8000 tonnes de coke par jour. Le tout emploie jusqu’à 5300 employés au maximum. Difficile, dans ces conditions, d’envisager le moindre lien avec l’idée même d’une nature protégée, tant il s’agit de l’antithèse par excellence de toute naturalité.

Après la fermeture du site entre 1986 et 1993, les bâtiments industriels ont d’abord fait l’objet de mesures de dépollution et de nettoyage jusqu’en 1999, avant d’être proposés au classement à l’UNESCO au titre des biens du patrimoine mondial – statut qu’ils ont obtenu en 2001, étant particulièrement représentatifs de l’histoire et de l’architecture industrielle de l’Europe. Les bâtiments du site sont en effet parfois représentatifs de l’Art nouveau, parfois beaucoup plus modernistes et fonctionnels, telles les structures d’acier de Fritz Schupp et de Martin Kremmer sur le site XII du Zeche Zollverein.

Cependant, depuis ce classement, la planification régionale envisage le périmètre du Zeche Zollverein également d’une nouvelle manière : les friches industrielles sont, depuis leur fermeture, partiellement gagnées par la végétation, et témoignent dès lors de processus écologiques originaux. Elles exaltent même certains critères de l’imaginaire occidental sur la force de la nature, le déclin des civilisations et la renaissance de la vie. Cette « renaturation » des friches (Renaturierung), partiellement spontanée, mais aussi partiellement encouragée compte tenu de son impact très positif sur les paysages industriels de la Ruhr, produit alors une nouvelle naturalité qui se définit à la réunion de la nature et de la culture. Plutôt qu’un état initial de richesse écologique ou un sanctuaire de nature vierge, c’est alors un processus écologique qui est valorisé, ainsi qu’une « nature industrielle » (Industrienatur), commensale des activités humaines et preuve de la force des cycles naturels face aux sociétés humaines.

D’une manière encore plus aboutie sans doute, le site du Landschaftspark Duisburg-Nord (parc paysager de Duisbourg Nord) s’est également établi sur une friche industrielle de 200 ha, autour d’un haut fourneau de la compagnie Thyssen fermé en 1985 et de ses nombreuses infrastructures : gazomètre, bunkers, halles et triages de voies ferrées notamment. Là aussi, la récupération de la friche s’est tournée vers la préservation de l’héritage culturel, avec des visites commentées de l’ancienne usine et une muséographie. Cependant, par ailleurs, le réaménagement du site a souhaité laisser une large part à la végétalisation des anciennes structures de béton ou de métal. La végétation, parfois plantée, parfois laissée à son libre cours, a ainsi reconquis les murs et les treillages métalliques des lieux. Les plans d’eau et les canaux, destinés initialement au transport ou au lavage des matériaux, se transforment en sites dévolus aux plantes aquatiques et à la faune des zones humides. L’esthétique des lieux joue ainsi sur l’association parfois heureuse des sombres structures industrielles avec les couleurs changeantes des éléments végétaux (figure 2).

Or il s’agit là très précisément de la nouvelle conception des espaces naturels protégés définie en Allemagne depuis 1990 et la réunification. A cette époque, les acteurs de la protection de la nature, réunis autour de l’écologue M. Succow, ont fait établir un vaste programme de création d’espaces protégés en Allemagne, le Nationalparkprogramm, avec la création en quelques années d’un réseau de 14 grands espaces protégés sur près de 5% du territoire est-allemand (Depraz, 2007). Dans ce programme a été définie une stratégie de gestion des territoires de nature protégée, avec l’idée de « parcs-objectifs », dont le but ultime était un retour à un état « aussi proche que possible du naturel » (Naturnaher Zustand) – mais sans exclure complètement les activités humaines.

Les parcs naturels allemands ne protègent donc pas tellement une belle nature, statique et coupée de la société, mais bien une portion de territoire dans laquelle l’état initial de nature importe bien moins que l’état ultime à atteindre. Chaque parc national, par exemple, n’exclut aucunement les activités humaines mais cherche à les limiter, en accord avec les objectifs de la protection, sur un quart de sa surface environ, et travaille sur la restauration écologique d’autres sites. La société participe alors pleinement à l’accomplissement de cet objectif de renaturation en apportant la nature dans la culture, puis en contribuant à sa bonne gestion : des projets concertés avec les riverains sont ainsi envisagés dans une stratégie gagnant/gagnant de visites naturalistes des sites protégés, de mise en valeur touristique durable avec labels environnementaux et marque déposée pour le marketing régional, etc. La protection consiste donc bien moins en une mise à l’écart d’un territoire de nature qu’en l’accompagnement d’une évolution vers plus de durabilité, ce qui signifie aussi une réelle mise en valeur sociale de cette évolution.

La « nature sauvage », une ressource pour l’aménagement urbain

Le parallèle entre les modalités de transformation des friches industrielles de la Ruhr et la politique actuelle des espaces naturels protégés en Allemagne n’est en fait aucunement fortuit. Il s’agit en fait très précisément de l’aboutissement de cette nouvelle réflexion sur la place de la nature en ville, un paradigme effectivement assumé par les acteurs régionaux de l’aménagement de la Ruhr.

Le Regionalverband Ruhr (RVR)1, agence en charge de l’aménagement régional du bassin de la Ruhr a cherché, plusieurs voies de valorisation du territoire de la Ruhr depuis le déclin de l’industrie minière. Déjà, dès le plan d’aménagement régional de 1966 avaient été définies sept grandes coupures vertes entre chaque site minier et chaque pôle de développement économique de la Ruhr, afin de préserver la lisibilité des villes de la région en luttant contre l’étalement urbain. Les coupures vertes, sensiblement respectées jusqu’à nos jours par les règlements d’urbanisme locaux, ont ainsi évité tout continuum bâti et ont permis à la Ruhr de garder un aspect aéré et verdi qui peut surprendre, lorsqu’on se réfère à la réputation industrielle et à la concentration urbaine qu’évoque la Ruhr.

Cependant, l’impulsion majeure en matière de rénovation industrielle a été donnée en 1989 lorsque fut organisée une exposition architecturale internationale permanente (Internationale Bauaustellung ou IBA), portée par 20 communes de la Ruhr, deux départements et la région Rhénanie du Nord-Westphalie, associés à l’agence régionale de la Ruhr (Dettmar & Rohler, 2010 ; Moraillon, 2008). Pendant dix ans, architectes et urbanistes se sont penchés sur la région pour définir, après une large concertation, un projet de renouvellement qui a finalement pris la forme, en 1999, d’un réseau de parcs et de sites protégés : le parc paysager régional de l’Emscher, étendu sur près de 450 km² en milieu urbain et périurbain, tout au long de la rivière du même nom.

Ce parc a été conçu comme le projet d’une génération, à financer sur une trentaine d’années pour être pleinement opérationnel : il s’agit du temps nécessaire pour mener à bien la dépollution et de réaménagement les sites les plus affectés par l’héritage industriel, selon un budget supportable par les collectivités ; mais il s’agit aussi du temps nécessaire pour faire évoluer les mentalités en rompant avec l’image d’une région en crise industrielle et sociale pour instaurer celle d’un espace verdi, durable et porteur d’avenir.

La mise en oeuvre du projet est assurée parfois par maîtrise foncière communale, mais surtout par classement en « zone inconstructible » dans les documents d’urbanisme locaux, l’essentiel du foncier étant aux mains des sociétés industrielles de la Ruhr. L’investissement est directement porté depuis 2004 par l’agence régionale pour un budget annuel de 10 millions d’euros, avec un financement de l’Union européenne pour 50% du total, via le FEDER, ainsi que du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie pour 30% de plus, le reste étant porté par les communes. Une société foncière de développement ainsi qu’une société d’aménagement ont également été créées pour le suivi opérationnel du projet. L’entretien est financé à égalité par les communes et le Land, pour un montant de 2,5 millions d’euros supplémentaires.

Le parc de l’Emscher n’est pas conçu seulement comme un espace vert périurbain. Il constitue une « infrastructure régionale » et un modèle de durabilité pour l’avenir, selon la RVR. Le projet de l’IBA s’articule autour de plusieurs axes, tous liés les uns aux autres. Tout d’abord, il s’agit de recréer une vallée de l’Emscher saine et de qualité paysagère par l’assainissement des eaux de la rivière, actuellement encore très polluées par les eaux usées des villes et des industries, afin que l’on puisse habiter au bord de l’eau, pêcher, se baigner ou naviguer sur la rivière. Ensuite, il s’agit de créer de nouveaux espaces verts publics pour la détente, avec entre autres une intervention de paysagistes et d’artistes : des oeuvres de Land Art, des sculptures et des formes de jardins innovantes ont ainsi été conçues en douze sites emblématiques de la Ruhr. Ces oeuvres, visibles de loin et avant-gardistes, visent évidemment à renverser l’image des sites et en faire des lieux d’innovation esthétique. Troisième axe : le parc est aussi le support de nouvelles activités récréatives, comme le Zeche Zollverein ou le parc de Duisbourg Nord le prouvent : au milieu même des structures d’acier de la cokerie du Zeche Zollverein a été ouverte une piscine en plein air ; en hiver, une patinoire est aménagée dans les anciens bassins de lavage. Le bunker du haut-fourneau de Duisbourg est, quant à lui, utilisé pour l’escalade et la plongée sous-marine. Enfin, des expositions de design et des activités culturelles sont proposées dans les plus grandes halles des deux sites. Là encore, le patrimoine est revisité pour permettre de nouveaux usages capables de ne pas effacer les traces de l’industrie, mais au contraire de les intégrer à de nouvelles pratiques plus dynamiques.

Enfin, et c’est le plus significatif pour notre propos, le parc est également un vecteur de naturalité et de biodiversité en milieu urbain. Les concepteurs du projet présentent les friches industrielles comme des « hotspots de biodiversité ». Ainsi, le discours sur l’écologie des terrains houillers n’est pas orienté vers un quelconque constat des déprédations environnementales causées par l’activité humaine, ni par la déploration de la disparition de la nature originelle des sites. Bien au contraire, le projet cherche à valoriser les milieux originaux ainsi produits, ainsi que les brassages ethnobotaniques rares qui ont été permis par l’héritage minier. Sachant que près de 50% des matériaux extraits des derniers puits de mine en bordure d’Emscher étaient des stériles, le brassage des sols a donc été considérable et a favorisé la croissance de plantes néophytes exogènes au domaine bioclimatique habituel de la Ruhr. Les biologistes des universités voisines, à l’origine de ce discours, s’inscrivent d’ailleurs en faux contre les discours militants qui s’alarment des « espèces invasives » ou des « plantes étrangères ». Les sites reconvertis de la Ruhr sont, au contraire, conçus comme de formidables laboratoires pour étudier les recompositions et l’évolution de la biodiversité dans un contexte original. Ils constituent une opportunité pour développer une écologie ouverte et évolutive.

Le parc paysager de l’Emscher propose donc une « route de la nature industrielle » en dix-neuf étapes et plusieurs maisons d’information sur la nature. En chacune d’elles, des panneaux d’information et des visites guidées permettent la découverte des espèces pionnières en milieu artificialisé, et la prise de conscience de l’intensité des transformations apportées aux écosystèmes par l’industrie. Sont définies, de la même manière, des « forêts industrielles » (Industriewälder), nées au pied des terrils et sur les surfaces tassées des carreaux de mine. Composées d’espèces habituellement peu ou pas valorisées par la société – bouleaux, robiniers, aulnes, sureaux noirs – ces forêts spontanées et péri-culturelles sont désormais appréciées et mises en valeur dans leur dimension écologique et paysagère. Il y a donc bien la volonté de dépasser les oppositions nature/culture constitutives d’une large partie de l’héritage anthropocentrique occidental par la redéfinition même de la nature et du rapport de la société à celle-ci.

Peut-on vraiment parler d’un espace naturel protégé urbain ?

A l’évidence, les sites industriels ainsi reconvertis restent loin, esthétiquement parlant, d’une nature intacte et sauvage souvent valorisée par les grands parcs nationaux et autres espaces naturels protégés. Il subsiste d’ailleurs une grande réticence de la part de la RVR à considérer le parc comme un « espace naturel protégé » en tant que tel : en effet, l’idée d’un classement en tant qu’espace protégé, au sens écologique du terme, reste mal acceptée par les communes riveraines, qui perçoivent un tel statut comme une « mise sous cloche ». Le parc paysager de l’Emscher doit incarner une voie de développement, et non une contrainte : l’implantation nouvelle d’industries ou de secteurs d’habitation – lesquelles doivent être désormais compatibles avec les exigences du développement durable – doit rester possible en certains endroits du parc, car le développement économique demeure une priorité pour la région de la Ruhr après plusieurs décennies de crise. Les communes étant les principales porteuses de la gestion du parc, leur voix s’avère déterminante et interdit une telle évolution vers un statut de parc ou de réserve naturelle (entretiens, 2010). Il est d’ailleurs question d’un « parc productif », afin de rappeler sa valeur économique.

En outre, le paysage qui renaît après l’industrie reste localement encore très loin d’un paysage culturel traditionnel : il existe des barrières psychologiques fortes à l’idée de considérer ces sites comme de la nature.

C’est ainsi que la protection de la nature au sein de ces sites passe plutôt par des mesures réglementaires qui ne sont pas liées à l’écologie : outre les classements en « zones naturelles » dans les documents d’urbanisme, ce sont les classements en « monument historique », en zone de protection des captages en eau potable et les lois nationales sur la protection des forêts ou du paysage qui garantissent l’intégrité des sites. Ponctuellement, on relève quelques réserves naturelles et des zones Natura 2000 à proximité des cours d’eau, pour la protection de la ripisylve ou d’îlots boisés, mais cela reste minime.

En outre, on peut également s’interroger sur la portée du discours sur la biodiversité urbaine et la « nature industrielle », qui ne reste qu’une dimension parmi d’autres du projet de parc, et semble ainsi surtout venir à l’appui d’un marketing territorial nécessaire pour la Ruhr (Moraillon, op. cit.). Peut-être même ce discours n’advient-il ici que faute de mieux, dans un contexte particulièrement favorable et qui est marqué par une très faible pression anthropique à l’encontre du milieu, puisque la région reste marquée par une démographie chancelante et une activité économique encore fragile. Ne serait-ce même qu’une durabilité par défaut ? (entretiens, 2010).

Pourtant, il ne faudrait pas non plus négliger l’attention nouvelle portée à l’écologie de ces sites et à leur évolution, désormais de facto protégée par un double regard, patrimonial et scientifique. Peut-être même a-t-on ici une illustration de la protection de la nature sauvage en ville qui serait plus vivace que dans d’autres sites, certes couverts par un statut de parc naturel en bonne et due forme, mais parfois sans efficacité réelle dans la pratique. Le processus ici identifié sans parc naturel ne vaut-il pas mieux qu’un parc naturel sans processus ailleurs ?

Il reste enfin à examiner le statut de la nature protégée au sein de ces périmètres. Est-ce vraiment un espace « naturel » protégé ? Est-ce de la « nature » ? A la vérité, le fait que l’on protège ici des milieux anthropogéniques par excellence n’est absolument pas rare, tant il est vrai que de nombreux espaces naturels protégés sont en fait la résultante de milieux totalement transformés par l’action humaine : forêts plantées, prairies ouvertes après défrichement, etc. Seule la présence ici d’éléments résolument culturels, comme des bâtiments et des éléments industriels en béton et en acier, résiste encore à cette nouvelle conceptualisation, tant il est vrai que cela rappelle avec trop de force le « grand partage » occidental entre nature et culture (Descola, 2005) ; l’approche « naturaliste » reste dominante (Lezy & Chouquer, 2006) ; mais en somme, il s’agit bien d’un aboutissement logique de la réflexion en cours sur la protection de la biodiversité, et qui finit par être intellectuellement dissociée de critères esthétiques ou de la présence relictuelle de quelques espèces emblématiques d’un milieu donné.

Conclusion : vers une biodiversité discrète

Le réseau de parcs et de sites ouverts de l’Emscher, dans la Ruhr allemande, constituerait ainsi à moyen terme « le plus vaste parc urbain au monde », selon les communiqués de presse locaux (Müller, 2010). Sans être donc complètement dupe de cet aspect de marketing territorial, il n’en serait pas moins faux de négliger l’évolution paradigmatique importante que recouvre l’expérience allemande de l’Emscher Landschaftpark, maintenant engagée depuis plus de vingt ans : celle d’un manifeste en faveur d’un mode de protection résolument intégré de la nature, qui rend à cette dernière, tant visuellement que symboliquement, une place durable en milieu urbain et qui la redéfinit : loin de toute nature emblématique ou spectaculaire, porte-étendard de l’écologie militante, c’est une « nature ordinaire » (Lizet, 1991 ; Mougenot, 2003) et une biodiversité discrète, proche des sociétés urbaines, qui regagnent fondamentalement en légitimité et permettraient, peut-être, de donner une réelle légitimité à l’idée d’espace protégé urbain.

Sources

A PROPOS DE L’AUTEUR

  • Samuel DEPRAZ est Maître de Conférences à l’Université de Lyon (Jean Moulin- Lyon 3)Laboratoire EVS (Environnement, Ville, Société) / EVS Research Unit, Lyon

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  • PACQUOT Thierry, « Ville et nature, un rendez-vous manqué ? », in Diogène vol. 2004/3, n° 207, p. 83-94.

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  • PICKETT, Stewart T.A., WHITE, Peter S., The Ecology of Natural Disturbance and Patch Dynamics. Academic Press, New York, 1985, 472 p.

To go further

  • Entretien avec M. GROTHE (Regionalverband Ruhr), responsable du projet Emscher Landschaftpark, octobre 2010.

  • Entretien avec le Pr. GRABSKI-KIERON (Université de Münster), sur l’historique de l’Internationale Bauaustellung, octobre 2010.

  • Site de la région métropolitaine de la Ruhr : www.metropoleruhr.de/entdecken-erleben/emscher-landschaftspark.html, consultation novembre 2010.

  • MÜLLER Rainer, “Patchwork-Park im Ruhrgebiet. Problemzone Emscher”, in Frankfurter Allgemeine Zeitung, édition du 8 novembre 2010.