Les Assises du climat - Assumons-nous collectivement nos responsabilités face au réchauffement climatique ?

Comment passer de sociétés à irresponsabilité illimitée à des sociétés assumant leurs responsabilités face au climat ? (session3)

Corinne Lepage, Dominique Potier, Sébastien Mabile, Gilles Berhault, Raymond Zaharia, Muriel Raulic, Pierre Calame, febrero 2021

Face au réchauffement mondial, comment passer à une obligation de résultat ? C’est tout l’enjeu de cette série de débats publics permettant de se familiariser avec l’idée d’obligation de résultat, d’explorer les différentes modalités possibles pour satisfaire à cette obligation et d’interpeller les pouvoirs publics sur la manière d’assumer leurs responsabilité à cet égard.

D’année en année nous constatons que nos engagements internationaux et nationaux ne sont pas respectés, sans aucune conséquence ni juridique, ni politique. Pourquoi ? Parce que la définition traditionnelle de la responsabilité telle qu’elle est inscrite dans nos systèmes juridiques ne dit rien sur les conséquences collectives de nos actes sur le long terme : la responsabilité limitée de chacun crée des sociétés à irresponsabilité illimitée avec :

  • une responsabilité étatique limitée à des obligations de moyens ;

  • une responsabilité des entreprises limitée au respect des normes et des lois ;

  • une responsabilité des acteurs financiers limitée à la promotion d’investissements verts.

Suffit-il d’inscrire le crime d’écocide dans la Constitution pour régler le problème ?

Para descargar: expose_gilles_berhault-session3.pdf (80 KiB), intervention_p_calame_ethique_et_droit_de_la_responsabilite.pdf (47 KiB)

Malgré l’absence regrettée de Mireille Delmas Marty, la session a été très riche, en croisant les regards et l’expérience de d’intervenants de haut niveau :

Introduction à la troisième session des Assises du climat par Pierre Calame : Obligation de résultats : quelle portée concrète ?

L’obligation de résultat, si elle n’est pas opposable, rejoint les éternelles déclarations d’objectifs et d’intentions toujours démenties par les faits.

Mais opposable à qui ? Quand le réchauffement climatique résulte d’une myriade d’acteurs et d’interactions à l’échelle mondiale ?

Et opposable sur quelle base ? En vertu de quel droit ? Avec quelle sanction dissuasive ?

Jusqu’à présent, peu de réponses convaincantes ont été apportées à ces questions. Si la responsabilité à l’égard des générations futures est invoquée depuis les travaux de Hans Jonas (le « principe responsabilité » a été publié en français, en 1990), si elle est une référence omniprésente des discours du genre « nous n’héritons pas de la terre nous ne faisons que l’emprunter à nos enfants » elle fait surtout l’objet de belles formules rhétoriques.

On notera aussi que les actions engagées en justice et dont nous allons parler en début de séance font en général le détour par les droits humains sans aborder franchement, frontalement, la question des responsabilités. Car, après avoir inventé au 19e siècle les sociétés anonymes à responsabilité limitée, pour faciliter le développement des entreprises en limitant les risques des entrepreneurs, nous avons dans les faits inventé au 20e siècle la « société à irresponsabilité illimitée ».

C’est pourquoi on ne pouvait pas dans ce cycle de débats, se contenter de discuter des solutions techniques et économiques, il fallait aussi aborder frontalement les réponses qu’il faut apporter à cette irresponsabilité illimitée.

Nous le ferons en explorant dans une première partie d’état des lieux, avec la responsabilité des Etats, les citoyens et les entreprises, puis en évoquant dans une seconde partie les réponses possibles aux échelles de la France, de l’Europe et du monde, au double plan de l’éthique et du droit.

La difficile mise en œuvre de l’obligation de résultat dans le cadre juridique actuel

Le point de départ de notre réflexion était de se demander quelle devrait être l’effectivité d’une obligation de résultat d’acteurs publics et privés. À qui une telle obligation est-elle opposable et en vertu de quel droit ?

Le cadre juridique actuel dans lequel se pose cette question est marqué par trois caractéristiques :

Ni la réalité des interdépendances mondiales, ni l’empreinte carbone totale des sociétés, ni les effets combinés de myriades d’acteurs sur le climat ne peuvent être correctement appréhendés dans ce cadre. En définitive, l’addition des responsabilités limitées de chaque acteur aboutit à des sociétés à irresponsabilité illimitée.

Nous avons donc exploré les réponses possibles à ces impasses : réponses à différents horizons temporels, depuis les avancées récentes jusqu’aux perspectives à long terme ; et à différentes échelles, de l’échelle nationale à l’échelle mondiale.

L’obligation de résultats qu’un État s’est lui-même fixé lui est opposable

Corine Lepage, qui a conduit la plainte de la commune de Grande Synthe contre l’État, pour « inaction climatique » a montré les trois percées récentes qui ont permis en novembre 2020 au Conseil d’État de sanctionner l’État français pour manquement au respect des objectifs qu’il s’était lui-même fixé pour la période 2017 – 2019 et en lui donnant un délai de trois mois pour expliquer comment il entendait, pour les années qui viennent, respecter les objectifs qu’il s’est fixé.

Première percée, l’utilisation innovante de principes anciens. Comme l’illustre l’histoire de la législation sociale à la fin du 19e siècle, les progrès juridiques viennent souvent d’une interprétation nouvelle donnée à des principes préexistants. A l’heure actuelle, c’est la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et ses diverses conventions d’application qui constituent la seule référence internationale utilisable. Dans son principe général, elle énonce que les droits des uns n’ont de limite que les droits des autres et les diverses conventions d’application ont progressivement élargi le champ des droits, depuis les droits politiques jusqu’aux droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux. Ici, c’est le droit à la vie et le droit des enfants qui ont été opposés à l’action de l’État français. Ce recours à de tels droits pour réclamer des sanctions à l’égard d’acteurs publics et privés supposés ne pas assumer leur responsabilité face au réchauffement climatique est le point commun des 1600 procès du même type recensés aujourd’hui dans le monde.

Deuxième percée, la reconnaissance d’une obligation de résultat de la part de l’État. Les engagements volontaires pris dans le cadre de l’Accord de Paris de décembre 2015 ne sont pas opposables aux États. Par contre, le gouvernement français a transformé ces engagements en une loi de programmation : le Conseil d’État en a déduit que les objectifs fixés étaient effectivement contraignants.

Troisième percée, la mise en œuvre de l’obligation de résultats doit se traduire par une réduction des émissions de gaz à effet de serre année après année. Cette troisième percée est essentielle car, jusqu’à présent, les objectifs de réduction des émissions étaient fixés à un horizon suffisamment lointain, dix ans ou vingt ans, pour que le constat du non-respect de l’obligation de résultat soit trop tardif pour y remédier et pour mettre en cause la responsabilité de ceux qui ont pris ces engagements.

Obligation de résultat à valeur juridique, et rythme de réduction des émissions défini année après année : ce procès est emblématique de la nouvelle démarche de rationnement des émissions et de réduction du plafond année après année à un rythme fixé à l’avance.

La loi sur le devoir de vigilance adoptée en France en 2017 lève un coin du voile

Commentée par Dominique Potier cette loi préfigure, dit-il : « une nouvelle ère de la mondialisation, marquée par l’idée chère à Mireille Delmas Marty de souveraineté solidaire ».

Pour la réflexion sur les obligations de résultat, cette loi est « passe muraille » et « passe frontière ».

« Passe frontières » car elle pose la question non plus des émissions sur le sol national mais du rôle des filières mondiales de production pour l’empreinte carbone totale de la société ; les entreprises donneuses d’ordres sont tenues de prendre en compte des impacts de la filière à l’extérieur du territoire national.

« Passe muraille » parce qu’elle soulève un coin du voile juridique : la vigilance de l’entreprise ne doit pas s’exercer seulement à l’égard des acteurs dépendant juridiquement d’elle mais à l’égard de tous les acteurs qui sont reliés à elle par des relations d’allégeance, relations qui donnent à l’entreprise donneuse d’ordres le pouvoir donc la responsabilité d’orienter leur comportement et d’évaluer leur impact. Même si, dans l’état actuel de la loi, on ne s’intéresse qu’au premier niveau de sous-traitance, c’est un premier pas en direction d’une traçabilité carbone des filières.

La loi sur le devoir de vigilance fait progressivement école à l’échelle européenne

C’est une belle illustration de la manière dont des innovations dans un pays membre, ici en l’occurrence la France, peut faire tâche d’huile pour influencer la législation européenne, dont on a vu (à la seconde session) que c’est la bonne échelle pour aborder les obligations de résultat. En effet, six pays européens sont déjà en train d’adopter des lois fondées sur les mêmes principes, sept autres ont entrepris un débat citoyen sur ce sujet et une directive européenne est en gestation, qui devrait aboutir dans l’année à venir. Des extensions à l’échelle européenne donneraient des moyens nouveaux d’aborder la traçabilité carbone des filières et l’empreinte carbone totale européenne.

Peut-on aujourd’hui faire condamner une grande entreprise pour inaction climatique ?

Sébastien Mabile a raconté la genèse et les enjeux du procès actuellement intenté à la société Total. Il est mené par une coalition d’organisations de la société civile et de collectivités territoriales, villes et régions, qui s’estiment exposées au changement climatique.

La démarche est ambitieuse dans la mesure où l’accord de Paris n’est opposable (et encore, comme on l’a vu !) qu’aux États mais non aux acteurs non étatiques. L’argumentaire utilisé consiste donc d’abord à rappeler que les émissions de la société Total sont à elles seules supérieures à l’émission territoriale de la France et qu’un réchauffement supérieur à 1,5° en moyenne, aurait, selon le GIEC, un impact grave sur la santé, donc une atteinte aux droits humains.

En vertu de ces constats, il est demandé à Total, comme à l’État français dans le cas de la plainte de Grande Synthe, d’adopter une obligation de résultat consistant, là encore, en une diminution dont Total devra rendre compte année après année.

Il est difficile de préjuger à l’heure actuelle des résultats de ce procès mais, quand on songe que jusqu’à présent, selon Total, la stratégie climat affichée par l’entreprise ne lui est pas opposable, on voit l’ampleur de la rupture possible : elle combine au nom du devoir de vigilance les trois aspects décrits précédemment :

De nouvelles coalitions d’acteurs pour faire évoluer le droit

Le facteur commun des trois exemples qui ont été exposés, l’action contre l’État, la loi sur le devoir de vigilance et l’action contre Total ont une caractéristique commune, celle de reposer sur des alliances multi-acteurs d’une nature nouvelle : organisations de la société civile ; collectivités territoriales ; scientifiques ; juges ; responsables politiques.

De la responsabilité de quelques-uns à la coresponsabilité

Responsabilité des États, responsabilité des grandes entreprises multinationales : les actions restent menées en vertu de la concurrence des droits, souveraineté et liberté d’entreprendre d’un côté, préservation du droit à la vie, des droits des enfants…, de l’autre, mais dans une problématique qui trouve vite ses limites, celle d’une lutte des bons contre les méchants, celle des puissants qui ont des responsabilités face aux autres qui ne font que subir. C’est ce risque de dérapage qu’a souligné Gilles Berhault. Il estime, face aux risques de fragmentation de la société par le recours au droit, où les parties se tournent toutes vers le juge plutôt que se tourner vers la recherche d’alliances. Il affirme qu’il faut d’une part développer une approche plus inclusive de la responsabilité et de la coresponsabilité tout en faisant de l’éducation un espace d’apprentissage de la participation, d’autre part en développant des scénarios d’action collective mobilisant ensemble différents types d’acteurs, par exemple pour citer une action entreprise aujourd’hui par Stop Exclusion énergétique : « sortir 1,5 millions de personnes de la précarité énergétique ».

La cohérence des politiques publiques sur la sellette

La seconde session, consacrée à l’action à l’échelle européenne, avait déjà mis en évidence le problème de la cohérence entre de multiples politiques publiques construites au fil des décennies soit pour répondre à un problème de l’époque, soit pour résoudre un problème sectoriel ou satisfaire un segment de la population mais qui sont contradictoires les unes avec les autres. Ces contradictions se retrouvent à tous les niveaux, du niveau national avec des ministères dont chacun incarne à la fois un domaine d’action publique et des groupes d’intérêts, au niveau européen et au niveau mondial avec la juxtaposition des différentes agences.

Raymond Zaharia et Muriel Raulic ont travaillé avec Mireille Delmas Marty pour préparer des propositions citoyennes dans le cadre de la Convention Citoyenne pour le Climat - CCC. Une des propositions phare était précisément de modifier le préambule de la constitution pour y introduire une obligation de mise en cohérence des politiques publiques. C’était une autre manière d’aborder la question de l’obligation de résultat. Muriel Raulic a également fait référence au désir de certains de ses collègues de la CCC d’introduire une obligation de résultats sous forme de quotas individuels.

L’un et l’autre ont fait référence aux stratégies assez obscures menées par des experts imposés par les organisateurs de la CCC pour disqualifier ces deux idées. Il sera important de tirer la leçon de cette histoire dans la perspective d’une mise en débat des mêmes questions au sein de la conférence sur le futur de l’Europe.

Vers une éthique et un droit planétaires

Si le recours innovant de la part des juges à l’idée de concurrence entre droits et à la préservation des droits humains fondamentaux pour mettre en cause la responsabilité des acteurs les plus puissants et exiger d’eux un changement de comportement et l’adoption d’obligations de résultat mesurables constitue une percée remarquable, si la loi sur le devoir de vigilance a permis de lever un coin du double voile juridique et national, il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’expédients et que demeure le défi principal : face à des interdépendances mondiales, face à la dégradation de biens publics mondiaux, face à une communauté de destin de fait à l’échelle de toute l’humanité, il demeure impératif d’aller vers une éthique planétaire enracinée dans les traditions des différentes civilisations et vers des principes juridiques communs au niveau mondial, eux aussi enracinés dans les différentes traditions juridiques et sur la base desquelles chaque système juridique national puisse les concrétiser.

Deux initiatives complémentaires ont été rapidement présentées au cours de la session : la Charte des droits de l’humanité (en pratique droits et devoirs) portée par Corinne Lepage et la Déclaration universelle des responsabilités humaines portée par Pierre Calame. Dans les deux cas, il s’agit de donner à la notion de responsabilité de tous les acteurs la même ampleur, la même portée juridique que celle qui a été donnée à l’affirmation de leurs droits.

Dans un contexte, illustré tout aussi bien par la société Total que par les GAFA, d’entreprises dont les moyens d’actions et l’impact mondial sont bien supérieurs à ceux de la plupart des États, il n’est plus tenable qu’ils relèvent de droits nationaux. Nous avons besoin qu’une véritable communauté mondiale s’institue et ne se réduise plus comme aujourd’hui à une communauté inter-étatique, que les biens communs mondiaux fassent l’objet d’une gestion elle-même mondiale confiée à une agence effectivement capable d’interpeller les acteurs sur leurs obligations de résultat et que soit inventée à l’échelle mondiale une démarche délibérative citoyenne qui reflète les points de vue des différents types d’acteurs.

L’étape européenne d’une éthique et d’un droit supranationaux

Les premières étapes pourraient en être menées à l’échelle nationale et surtout à l’échelle européenne, avec l’adoption d’une Convention européenne des responsabilités humaines et l’extension en conséquence des compétences de la Cour Européenne des Droits de l’Homme de Strasbourg. En débattre devrait être un des enjeux de la prochaine conférence sur le futur de l’Europe.

Referencias

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